CHAPITRE XIII

 

Danny prêta l’oreille au bourdonnement rythmé au bout de la ligne, écho étouffé de la sonnerie qui résonnait à la résidence des Sellers, sur l’autre rive de l’Hudson, loin de cette vie palpitante que Danny était en train de vivre, ou tout au moins essayait de découvrir. Une voix répondit enfin :

— Allô ?

C’était celle de Parkinson.

— Allô ! dit Danny en écho, d’un ton qu’il s’efforçait de rendre grave et rogue, ici l’inspecteur Quirk du commissariat du sixième district, New York…

— Pardon, monsieur ?… Vous avez dit, monsieur ?… La police ?…

Danny nota avec satisfaction l’excellente réaction de Parkinson. Il lui confirma que l’appel venait d’un commissariat de la métropole et demanda si c’était bien là le domicile de Miss Sally Sellers. Ayant reçu une réponse affirmative et effarée, Danny déclara :

— J’ai un message à lui transmettre de la part d’une bonne femme qui prétend s’appeler la comtesse de Ludlow.

Danny, qui n’avait jamais porté la comtesse dans son cœur, souriait joyeusement, tandis que Parkinson passait la communication et que la sonnerie se déclenchait dans la chambre de Sally. Celle-ci, d’une voix ensommeillée, finit par répondre :

— Allô ?

Danny déclina de nouveau ses nom et qualités : l’inspecteur Quirk du sixième district… Sally fit : « Oh ! » et ajouta précipitamment :

— Qu’est-ce qu’il y a, inspecteur ? J’ai attrapé une contravention ?

— Pas que je sache, m’dame, répondit Danny, corsant son élocution d’un lourd accent irlandais. Mais j’ai là une bonne femme, elle prétend que vous êtes son amie intime – la comtesse de Ludlow qu’elle s’appelle.

Danny et Sally savaient pertinemment que Parkinson était à l’écoute, au tableau de l’office, près de la salle à manger des domestiques. Tandis que Sally simulait, non sans talent, une profonde horreur et une parfaite stupéfaction, Danny, par la voix de l’inspecteur Quirk, poursuivait :

— Motif : conduite d’un véhicule automobile en état d’ivresse, résistance aux représentants de l’ordre, et subséquemment, tapage nocturne sur la voie publique.

— Pas possible ! s’exclama Sally. Ce n’est pas la comtesse, j’en suis sûre ! La comtesse est une dame très bien ! Vous avez sûrement affaire à une aventurière.

— J’suis pas compétent, déclara Danny, bourru. Elle m’a indiqué vot’nom, paraît que vous êtes sa meilleure amie. Elle veut que vous veniez payer sa caution, lui trouver un avocat et empêcher les journalistes de parler de l’affaire. Alors, qu’est-ce que je lui dis, m’dame ?

— Dites-lui de venir me parler au téléphone, improvisa Sally avec astuce.

— L’est pas en état, répliqua Danny, vivement. L’est dans sa cellule, en train de danser un truc qu’elle appelle la véritable « Hula-hula ».

Sally et Danny perçurent, tous les deux, l’exclamation étouffée de Parkinson et Sally camoufla dans une quinte de toux une explosion de rire nerveux, à l’évocation de la comtesse, au visage chevalin, à l’ossature lourde, exécutant la danse langoureuse et ondulante des tropiques.

Il y eut un déclic indiquant que Parkinson avait raccroché, pressé, sans nul doute, de répandre parmi les autres membres de la domesticité l’ahurissante nouvelle.

Sally laissa fuser un éclat de rire et déclara :

— Je ne devrais pas rire, Daniel Barrett. Je suis très fâchée. Vous n’avez pas honte de débiner la comtesse, au bénéfice de Parkinson ?

— Il n’a qu’à pas écouter les communications ! rétorqua Danny, et tous deux rirent de plus belle.

— Tu viens déjeuner avec moi aujourd’hui ? demanda Danny.

— Je ne devrais pas.

— C’est les choses qu’on ne devrait pas faire qui sont les plus marrantes, déclara Danny.

— T’es bien placé pour le savoir… Tu me présenteras un tueur ?

— Oui, si on en trouve un au bar du Colony.

— Il n’est pas question d’aller au Colony, ni chez Pierre, ni chez Robert, ni au Plaza, ni à aucun endroit habituel, protesta Sally. Si je viens déjeuner avec toi, après le scandale que tu as fait au thé, c’est uniquement pour pouvoir visiter des endroits amusants et rencontrer des gens pas ordinaires. Je meurs d’envie de connaître les tueurs.

Danny retrouva Sally à la sortie, côté Manhattan, du passage souterrain de Holland, et monta dans son roadster rouge, grand sport et de grande allure, à la capote pour l’instant rabattue… Tandis que Danny s’installait sur les coussins de cuir rouge, qui pouvaient symboliser le giron de l’opulence, il remarqua combien radieusement fraîche était Sally et à quel point étaient plaisants à voir ses cheveux noirs et ses yeux bruns. Et le parfum qu’elle dégageait et dont une part provenait, bien sûr, d’un flacon acheté en magasin, était aussi, en partie, l’émanation de sa peau douce et jeune et de sa chevelure saine. Il sourit et dit :

— Je suis content de te voir, Sally…

Puis il poussa un soupir et ajouta d’un seul trait :

— J’ai à moitié décidé de laisser tomber mes études sur la psychologie du tueur et de retourner à Fair Meadows pour écrire des nouvelles et peut-être un roman.

— Daniel ! s’écria Sally, tout en freinant devant un feu rouge, et en lançant à Danny un regard lourd de reproches. Tu ne vas pas laisser tomber ! Sans ça, je saurais que tu n’es pas capable d’aller jusqu’au bout d’une idée !

— Il n’est pas question de me dégonfler, protesta Danny. J’ai toujours l’intention d’être un auteur dramatique, mais je songeais malgré tout à renoncer à ma chambre sordide, infestée de punaises, et à la fréquentation d’une bande de gangsters qui ne m’apportent aucun renseignement intéressant.

— Comment sont-ils ? demanda Sally. Je meurs d’envie de les connaître. Je n’ai jamais vu un gangster de ma vie.

— Mais ils n’ont rien de passionnant, je te dis. Les boîtes où ils tiennent leurs assises ne sont pas intéressantes. Ils ne disent jamais rien d’intéressant, ou alors, quand ils se mettent en train, c’est le téléphone qui sonne, ou un message qui arrive, et les voilà partis ! À moins que ce soit un type qui vienne nous interrompre, ou, quand je suis avec George Haggerty, c’est lui qui ramasse une cuite et devient sentimental et pompeux… D’ailleurs, dans sa bande, il y a trop de bagarres ! Quant à Louie Luto, il veut faire croire qu’il est un monsieur distingué. Total, c’est un raseur. Évidemment, si tu pouvais les décider à aller passer un bout de temps dans un coin tranquille, où personne ne viendrait nous embêter, je pourrais en tirer quelque chose. Je les ai invités à venir à Fair Meadows pour quelques jours…

— Ce n’est pas vrai ! s’exclama Sally.

— Mais si, affirma Danny. Pourquoi pas ? Il y a cette grande maison qui ne sert à rien… J’ai pensé que si je parvenais à les amener là-bas, si je coupais le téléphone, restais tout le temps avec eux et éliminais les emmerdeurs, j’arriverais peut-être à leur extorquer quelque chose. Et du même coup, ça me permettrait de vivre d’une façon convenable, dans une maison propre, et de manger correctement.

— Et ils n’ont pas voulu venir ? demanda Sally. J’aurais cru qu’ils seraient emballés à l’idée de passer un week-end tranquille, à la campagne.

— J’ai d’abord demandé à Louie Luto, expliqua Danny, mais paraît qu’il est trop occupé. Alors, ce matin, j’ai demandé à George Haggerty. Il m’a beaucoup remercié, et m’a dit qu’il aurait été enchanté de passer quelques jours paisibles avec moi, en préparant une pièce en collaboration, mais que ses affaires devaient passer avant les plaisirs.

— Pas de veine ! s’exclama Sally. Je me rends compte que ce n’est pas facile. Évidemment, t’as mieux à faire que de passer le restant de tes jours à attendre que ces truands se décident à parler.

— Qu’ils se décident à me donner les renseignements qui m’intéressent, sans qu’on soit tout le temps dérangés, précisa Danny. Et maintenant, allons manger un morceau chez Brevoort.

— Non, répliqua Sally. Moi, je veux aller au quartier général de M. Luto. Je meurs d’envie de le voir. Et, ensuite, je voudrais faire la connaissance de M. Haggerty. C’est pas tous les jours qu’une fille dans mon genre a la chance de rencontrer de vrais gangsters, qui ont des morts sur la conscience.

Elle frissonna voluptueusement, en proie à cette étrange fascination qui induit les bonnes et pieuses vieilles dames à visiter les condamnés à mort dans leurs cellules, à prier avec eux, et pleurer sur ces âmes nobles et incomprises qui sont à la veille d’être arrachées à leur enveloppe charnelle par quelque dose fatale de force électrique ou gazeuse, ou par une longueur de chanvre tressé, conformément aux lois en vigueur.

 

*

 

Louie Luto était installé à sa place habituelle au restaurant Sam Tom’s, lorsque Danny y entra, précédé de Sally. Louie leva les yeux, aperçut Sally et murmura : « Du balai ! » aux trois lieutenants qui partageaient sa table.

Les trois lieutenants se levèrent et battirent en retraite vers la sortie. Ils répondirent au salut de Danny et prirent le temps de lorgner Sally dont la coiffure, la robe, les bas, les souliers, le port de tête, l’allure franche et aisée, mais nullement insolente, avaient cette qualité impondérable, qui incita Louie Luto à prononcer pour lui-même ce seul mot : « Urf ! », et Harry, derrière sa caisse, à tâter son menton en constatant qu’il ne s’était pas rasé la veille et à aplatir hâtivement sa tignasse carotte, en déplorant de n’avoir pas lavé depuis deux, ou était-ce trois jours ? – son col de celluloïd.

Une fois faites les présentations, qui avaient permis à Sally de s’étonner de l’élégance du gangster et de ses bonnes manières, – car il ne lui avait pas tendu la main, mais s’était incliné en disant : « Mes hommages, Miss Sellers », Danny sourit et déclara :

— Miss Sellers est une vieille amie à moi. Elle avait envie de visiter le quartier est et de rencontrer des types intéressants, alors, je l’ai amenée ici. J’ai pensé qu’on pourrait déjeuner ensemble, Louie, et que vous voudriez bien lui montrer quelques citoyens sortant un peu de l’ordinaire.

À cet instant, le téléphone sonna et Harry fit signe à Louie. Mais, pour la première fois, de mémoire de Danny, le maître-gangster hocha négativement la tête. Bien mieux, à Harry qui paraissait soucieux et hésitant, Louie déclara d’un ton ferme :

— Je ne suis pas là, Harry. Je ne suis là pour personne.

Comme Danny notait que les charmes de Sally avaient fait leur impression sur Luto, la porte s’ouvrit et le client-inspecteur de police fit son entrée. Harry, qui adressait à Sally un vague sourire admiratif, sursauta en entendant le bruit de la porte et s’éleva plus haut encore lorsqu’il eut reconnu le nouvel arrivant.

Le client-inspecteur salua Harry d’un signe de tête et remarqua :

— Ça chauffe dehors, hein ?

Puis il s’en alla pesamment vers l’une des tables.

Harry ouvrit la bouche, la referma, l’ouvrit encore et finit par répondre :

— Oh ! oui, m’dame, ça chauffe dur.

Il fit jouer le tiroir de la caisse après avoir tapé et manqué par deux fois les touches de son clavier, et s’assura de la présence du petit feuillet vert, recouvert d’une fine écriture, en sandwich entre des billets d’un dollar.

Cependant Louie Luto déclarait :

— Une dame ne peut décemment manger dans cette gargote. Si vous me le permettez, je vous emmènerai au Centre, dans un endroit convenable, où l’on mange bien, et où les gens ont le cou propre.

— Mais je ne veux pas aller dans le centre, monsieur Luto ! s’écria Sally avec un sourire désarmant, en ouvrant tout grands ses yeux bruns au bénéfice de son intéressant, bien que peu recomman-dable interlocuteur. Cela n’aura rien de passionnant. Danny m’a dit que vous étiez le grand caïd du quartier Est… et, bien sûr, j’ai lu des choses sur vous dans les journaux. C’est passionnant de vous connaître, et ça me plairait tant de déjeuner dans un endroit où j’aurais une chance de voir d’autres personnes intéressantes.

Harry était en train de tripoter les quatre coupures qui cachaient son rapport d’indicateur, quand le bruit de chaises repoussées lui fit lâcher la liasse et lever la tête. Louie Luto quittait sa table, ainsi que Sally et Danny. Louie, tout rougissant, heureux et modeste, déclarait :

— Il ne faut pas croire tout ce que vous lisez dans les journaux, Miss Sellers. Si vous y croyez, vous devez avoir de moi une bien piètre opinion… Je vais vous emmener dans un endroit tout à fait caractéristique, puisque vous le désirez…

Harry referma vivement le tiroir-caisse, en voyant le groupe s’avancer vers la porte. Mais Danny fit halte devant le distributeur de cigares et dit :

— Vous m’excuserez, Harry, j’ai oublié de vous présenter à Miss Sellers… Harry Cusak… Miss

Sellers… Harry est un type formidable, quand on le connaît bien. J’habite chez lui…

Sally sourit à Harry Cusak avec un enthousiasme affectueux et, aimablement, étreignit la main que Harry, dans sa confusion affolée, lui avait tendue.

— Enchanté de faire vot’connaissance, Miss Sellers ; les amis de mon ami Danny sont mes amis, balbutiait Harry.

Sally lui répondit de très satisfaisante façon. Cependant, Louie Luto, qui avait contourné le distributeur à cigares, ébranlait d’un coup de poing le tiroir-caisse qui s’ouvrit, dans un tintement de sonnette, tandis que tressautaient derrière leur voyant les zéros alignés.

Harry ne songea pas à jeter autour de lui des regards éperdus, à prêter l’oreille ou à trembler, mais resta là, pétrifié, sa main toujours abandonnée dans celle de Sally. Sous ses yeux, Louie Luto vidait le tiroir-caisse de tout l’argent qu’il contenait, à l’exception de quelque menue monnaie. Sally considéra la main molle qui gisait dans la sienne, la souleva, puis la reposa sur le comptoir, où elle demeura inerte, jusqu’à ce que Danny, Louie et Sally eussent quitté le restaurant.

— Qu’est-ce qu’il avait donc, monsieur Cusak ? demanda Sally dans la rue. Il m’a paru tout drôle…

— C’est un tordu, expliqua Louie. Faut pas faire attention.

— Harry est un peu bizarre, mais régulier, crut devoir ajouter Danny ; on s’en rend compte quand on le connaît bien.

Une conduite intérieure noire stoppa le long du trottoir et Sally s’écria :

— Est-ce qu’elle est blindée ? Je voudrais tant monter dans une voiture blindée !

— Vous voilà satisfaite, fit Louie Luto, non sans orgueil, tandis que le chauffeur en uniforme et casquette marron ouvrait la portière.

À l’intérieur du Sam Tom’s, le client-policier s’était approché du distributeur à cigares, derrière lequel Harry présentait une excellente imitation du caissier transformé en statue.

Avec un geste vers les cigares destiné à donner le change, l’inspecteur murmura :

— Il a embarqué le rapport ?

Harry lentement ouvrit les yeux et, lentement, opina du chef :

— J’ai idée que vous feriez bien de prendre quelques jours de congé, Harry, dit le client-inspecteur. Ou encore je peux vous boucler dans une cellule…

Harry frissonna et parut se réveiller.

— C’est la première fois qu’il fait ça, dit-il d’une voix enrouée. C’est pas juste. Quand je pense que, ce coup-ci, je tenais le bon bout… Eh oui. La marchandise…

— Parfait, chuchota le policier. Venez avec moi, vous me raconterez tout ça en route. Pour le reste, il vous suffira de vous planquer deux ou trois jours – le temps qu’on ramasse tout ce beau monde.

Harry frissonna encore et murmura :

— Mais je ne peux pas partir tout de suite. J’ai personne pour me remplacer. Je ne m’affole pas. Faut pas vous affoler non plus, mon pote.

Là-dessus, Harry se laissa tomber sur son tabouret et ajouta :

— Je me sens faible.

Le policier passa à l’action avec une présence d’esprit méritoire. Il décrocha l’antique chapeau de paille de Harry qui pendait à un crochet, l’enfonça sur le crâne de Harry et expliqua au garçon qui avait observé la scène avec curiosité et s’approchait pour demander de quoi il retournait :

— Harry a eu une syncope. Je le ramène chez lui.

— Ça va très bien, souffla Harry. Je suis très calme. Sincèrement.

Le client-inspecteur saisit Harry par le bras, mais les genoux de Harry se dérobèrent.

— C’est drôle, cette faiblesse qui me prend, chuchota Harry. Voilà que je ne puis plus marcher, maintenant…

— J’ai envie d’appeler un docteur, proposa le garçon, s’emparant de l’autre bras pour soutenir le malade.

— J’en veux pas, de docteur, protesta Harry d’une voix grêle. Je vais bien. C’est juste cette faiblesse.

Dans le taxi où il avait été hissé par le policier et le garçon, l’inspecteur conseilla :

— Un peu de cran, Harry ! Vous n’avez rien à craindre. Tout ce que vous avez à faire, c’est de vous cacher pendant un petit bout de temps. Vous ne connaissez pas un coin ?

Harry tenta de se redresser, pour jeter un coup d’œil par la vitre arrière, mais les forces lui manquèrent.

— Est-ce qu’on nous suit ? demanda-t-il en un murmure.

— Mais non, voyons ! fit le policier. Écoutez. Voulez-vous que je vous conduise au dépôt ? À moins que vous ne connaissiez quelqu’un à la campagne qui puisse vous accueillir pour quelques jours…

— À la campagne ? Répéta Harry. Mon ami Danny Barrett m’a invité chez lui, à Jersey, le jour où je voudrais… Je suis incapable de penser à une autre solution, pour le moment. Dites au chauffeur : « Fair Meadows, New Jersey. »

— Et votre femme ? demanda l’inspecteur. Ils vont peut-être lui chercher des histoires ?

Quelque chose qui ressemblait presque à un sourire apparut sur le visage de Harry et son crâne ovoïde branla doucement.

— Mon pote, dit-il, ça leur fera les pieds.