CHAPITRE VIII

 

Danny se réveilla dans sa chambre, au troisième étage sur cour de la pension de famille dirigée par Mme Harry Cusak, et sise dans Orchard Street. Il alluma l’ampoule nue qui pendait au plafond, rejeta le drap et se mit à inspecter les cloques rouges et irritées qui déparaient la blancheur de ses mollets et de ses cuisses. Il avait hérité la peau tendre de sa mère.

Il attrapa un insecte plat et noir, et le cloua sur le papier délavé du mur, à la tête de son lit. Cette opération fut renouvelée plusieurs fois.

« Faut que je m’achète de l’insecticide », se dit-il.

Un peu plus tard, dans la matinée, Mme Cusak s’exclama :

— Des punaises ! Dans ma maison ! De ma vie je n’ai eu une punaise chez moi ! C’est vous qui les avez amenées, monsieur Barrett.

Danny sourit sous l’avalanche verbale, indignée et essoufflée, de sa logeuse. Il se promettait d’ailleurs d’utiliser le personnage dans l’une de ses œuvres – peut-être pas dans la première pièce, mais dans la prochaine, ou alors dans un sketch.

Mme Cusak avait la lourde charpente d’un cheval de trait et ses épaules auraient fait l’orgueil d’un homme de bonne taille, ses os étaient gros, ses mains et ses pieds puissants, mais ses glandes mammaires ne semblaient être parvenues qu’au tout premier stade de leur développement.

— Avouez que c’est vrai ! insista Mme Cusak. Nous autres, on est pauvres, mais honnêtes. On n’a pas un cent de dettes, et on paie ce que l’on doit.

Là-dessus, elle invita cordialement Danny à prendre tous les matins son petit déjeuner en compagnie de Harry.

La première fois que Danny s’installa devant un petit déjeuner étonnamment somptueux – pamplemousse, œufs au jambon, brioches sortant du four et café – Mmc Cusak s’écria inopinément :

— C’est bien la dernière fois que j’invite un pensionnaire à ma table ! C’est fini, le coup de l’hospitalité ! On se donne du mal et ça vous coûte les yeux de la tête ! Je voudrais bien que les gens n’acceptent plus mes invitations, à partir de dorénavant !… Encore un œuf au jambon, monsieur Barrett ? J’en ai plein sur le fourneau. J’aime bien qu’on fasse honneur à ma cuisine !

« Je ne prends déjà pas cher pour mes chambres, poursuivit-elle, compte tenu du travail qu’elles me donnent, et si je me mets à inviter du monde aux repas, je perds tout le bénéfice. (Mme Cusak éclata de rire, puis, tout aussi soudainement, fronça les sourcils.) Je suis trop bonne, voilà ! Si j’avais des mille et des cents, je ne demanderais pas mieux que d’être la providence de l’artiste…

— Je serais ravi de vous payer mon petit déjeuner, intervint Danny, quelque peu abasourdi, mais aussi prodigieusement intéressé par les déclarations de sa logeuse.

Celles-ci semblaient jaillir spontanément, précédant la formation même de la pensée, mais n’en exprimaient pas moins le conflit dont sont victimes tous ceux qui, spontanément ou diplomatiquement, ont fait étalage de leur générosité au détriment de l’équilibre budgétaire.

— Il ne manquerait plus que ça ! s’indigna Mme Cusak. Cette idée !… Ce matin, vous êtes mon invité !

— Oui, mais ça me ferait tant plaisir de prendre ici tous mes petits déjeuners ! Vous faites si bien la cuisine, madame Cusak, expliqua Danny. Et vraiment, je voudrais payer ma part. Est-ce qu’un dollar par repas serait correct ?

— Un dollar ! s’exclama Mmc Cusak, qui ouvrit toute grande sa bouche, révélant un solide clavier dentaire, aux touches carrées et légèrement jaunies.

Ses yeux gris se rétrécirent et elle se mit à rire, exhibant une langue large et plate.

— Vous n’y pensez pas ! C’est beaucoup trop ! Mais, admettons que vous insistiez et que vous vouliez me payer cinquante cents le petit déjeuner, je serais très heureuse de vous le préparer tous les jours. Maintenant, si vous acceptez de dîner avec Harry et moi, ce soir, monsieur Barrett, vous nous feriez grand plaisir. Vous êtes si intelligent, et moi j’aime m’instruire. Il y aura de l’agneau et des pommes rissolées. C’est au-dessus de nos moyens évidemment, mais nous adorons la selle d’agneau.

Danny esquiva l’invitation.

 

*

 

Chaque matin, en compagnie de Harry Cusak, Danny se rendait au restaurant Sam Tom’s.

— Alors, ça va comme vous voulez, mon frère ? Chuchota Harry, une semaine plus tard, après s’être assuré, d’un regard circulaire, qu’aucun étranger ne les écoutait.

— Ça pourrait aller mieux, répondit Danny d’un ton découragé. Louie et les autres, ils me font toujours l’effet de revenir d’un endroit marrant ou d’y aller… et quand ils sont là, ils discutent entre eux à voix basse…

— Ils ont peut-être des affaires à régler, suggéra Harry dans un rauque murmure.

— Vous l’avez dit. Et quand ils parlent à haute et intelligible voix, ils ne sortent que des trucs sans intérêt. Si seulement je pouvais les emmener en week-end dans un coin tranquille…

— Ils sont pas causants, c’est un fait… approuva Harry avec gravité. Mais le coup de pas causer, ça peut avoir du bon…

— Je me suis jamais tant fait suer de ma vie, déclara Danny.

— Pauv’vieux, fit Harry, dans un gloussement joyeux, mais à peine audible. Ça ne vous dirait rien de venir au cimetière de Wood-Lawn, demain, avec moi, histoire de vous changer les idées ? C’est un joli coin, très calme… J’ai quelques vieux potes à voir là-bas…

— Vous êtes bien gentil, Harry, mais j’aime mieux rester dans les parages des fois que j’arrive à glaner quelques tuyaux…

— Minute, minute, mon bon frère, chuchota Harry qui s’arrêta pile et empoigna Danny par le bras, levant ses yeux bleu pâle sur les yeux bleu sombre du jeune homme. Ce que vous avez dit là, à l’instant… le coup de les emmener en week-end, dans un coin peinard… C’est ça l’idée ! Vous invitez ces gars-là à une partie de pêche, hein… Mais voilà, ils pêchent pas, pour autant que je sache… N’empêche que l’idée mérite d’être travaillée… Oui, oui…

Faut les embarquer dans un coin où ils ne seront plus harcelés par toutes ces… obligations. Un gentil petit trou, bien tranquille… à la campagne, peut-être bien. Si vous y arrivez…

— Parole ! s’exclama Danny, en se frappant le front.

— Ma suggestion vous intéresse ? demanda Harry, rayonnant d’orgueil.

— Et comment ! cria Danny en serrant dans sa main droite la main molle et moite de Harry. Dire que je n’y ai pas pensé plus tôt !

Une demi-heure plus tard, Danny confiait à Louie Luto :

— Écoutez, Louie, je n’avance pas, moi. Vous ne me racontez rien de bien palpitant, et quand vous commencez à parler, on est toujours dérangés, ou alors vous êtes appelé ailleurs…

— C’est pas ma faute, répliqua Louie. J’y peux rien, moi, si le travail exige ma présence ou si des gens viennent me relancer. Mais là, j’ai quelques minutes à vous consacrer… Je vais finir de vous expliquer comment certaines personnes, dont on m’a parlé, organisent un règlement de comptes et l’usage qu’elles font du béton… Vous m’excuserez une seconde, on m’appelle au téléphone.

— Qu’il attende, pour une fois, protesta Danny en retenant Louie par le bras. Ça ne sera pas long. Écoutez… Ma famille a une grande maison, à Fair Meadows, dans le New Jersey. Elle est libre, pour le moment. C’est isolé. Personne ne vous verra. Personne ne fera attention à votre présence. Mes parents sont actuellement en Californie… Écoutez… Pourquoi vous ne viendriez pas avec les autres copains passer quelques jours là-bas ?… Y a des courts de tennis, et une piscine et plein de lits et plein de provisions et des billards et même des machines à sous… Et dans la cave, tout ce qu’il faut pour boire…

Louie écoutait en silence, ses yeux noirs fixés sur le visage anxieux, ardent de Danny. Mais le plaidoyer fini, il hocha la tête :

— Ça doit être agréable, Danny, dit-il. Vous êtes gentil d’avoir pensé à moi et aux copains, mais le moment est mal choisi. Nous avons beaucoup de travail à liquider… Désolé !… Et maintenant, il faut m’excuser, ça peut être important, cet appel…

Cinq minutes plus tard, après avoir vu Louie Luto sortir du restaurant en trois enjambées, sauter dans une grande conduite intérieure et démarrer en trombe, Danny lança en l’air une pièce de monnaie et dit :

— Face pour Squidge. Pile pour Mamie.

La pièce tomba pile, ce sur quoi Danny téléphona quand même à Sally, mais elle était sortie. Il appela alors Mamie et elle était là. Elle lui répondit qu’elle arrivait à toute allure.

— J’ai besoin de me changer les idées, expliqua Danny à Harry. Si c’est vraiment des tueurs, les mecs qu’on voit ici, j’irais bien à l’école maternelle pour chercher un peu d’émotions fortes.

Harry eut un haut-le-corps au mot « tueur » et jeta autour de lui des regards éperdus.

— Qu’est-ce qui se passe, Harry ? demanda Danny.

— Ce mot que vous venez de prononcer, murmura Harry. C’était pas raisonnable.

— C’est ça qui m’ennuie avec vous ici, vous êtes tous foutrement raisonnables. Heureusement, on va me présenter un vrai dur – du moins je l’espère – Haggerty-la-Vadrouille.

À l’énoncé de ce nom, Harry Cusak s’effondra sur son tabouret de caissier, hochant la tête sous l’effet de l’indignation ou, peut-être, d’un subit accès de fièvre.

— Mais qu’est-ce qui vous prend, Harry ? demanda Danny d’un ton jovial, tandis que Harry agitait les mains d’un mouvement désemparé, roulait des yeux blancs et inclinait sa tête ovoïde, comme à l’affût d’un bruit.

Enfin, il aspira une longue bouffée d’air et leva les yeux au plafond. À ce moment précis, la porte s’ouvrit, et percevant le bruit du battant repoussé, Harry abandonna son tabouret et s’éleva dans les airs, sans le secours de ses jambes ni de ses bras, mais mu par quelque détente ou quelque convulsion interne, comme un hélicoptère décollant du terrain.

Cependant, comme il n’était pas pourvu d’ailes, son ascension fut, malgré les apparences, limitée à six ou huit centimètres et son train d’atterrissage retrouva presque immédiatement contact avec le siège.

— Faites-moi plaisir, mon bon frère, gémit-il, tandis que le garçon pilotait un client d’aspect inoffensif vers l’une des tables. Retournez chez vous et ne revenez plus !

— Pourquoi ? voulut savoir Danny.

— Rapport aux accidents…

— Allons, Harry, fit Danny souriant, vous avez les nerfs à fleur de peau ! Vous avez besoin d’un congé, d’une bonne cure de repos.

— Vous l’avez dit, mon frère… j’aurais bien besoin de me retremper un peu dans la nature, loin de tout ça… On partirait… Rien que nous deux : mais je ne peux pas me le permettre.

— Écoutez, Harry, dit Danny en posant la main sur le couvercle en verre de la boîte à cigares. Pourquoi n’iriez-vous pas vous installer à Jersey, dans la maison de mes parents ? Ils sont en voyage. Il y a de la place. Et pas un bruit – c’est paisible comme… un cimetière. Le tout clos de murs. J’ai déjà invité Louie, mais il ne veut pas venir.

— Ce n’est pas l’envie qui me manque, mon frère, répondit Harry Cusak, dont les yeux bleus et inquiets erraient sans cesse à travers la salle. Vous êtes régulier. Je vous aime bien. Mais c’est impossible. J’ai mon boulot… Merci quand même. Je suis vraiment sensible…

Harry pressa l’avant-bras de Danny avec un sourire aimable, mais quelque peu nerveux.

— Regardez vos mains, comme elles tremblent, Harry ! Il faut prendre des vacances.

— C’est mon boulot, expliqua Harry d’une voix sinistre. Ça m’épuise, et je suis obligé de garder la tête claire.

L’importance qu’attribuait Harry aux devoirs d’un caissier dans un petit café-restaurant fit sourire Danny. Il dit :

— Enfin, Harry, j’aurais été ravi… Maintenant, je file. Et si je rentre tard, ne vous inquiétez pas.

Danny s’en alla rapidement, de son long pas vif et juvénile et Harry confia doucement à sa caisse enregistreuse :

— C’est pas juste.

 

*

 

Une demi-heure plus tard, le client qui avait terminé son café, ses gâteaux et fumé deux cigarettes, s’arrêta devant la caisse pour payer son addition.

— Fait chaud, hein ? dit-il à Harry.

— Drôlement chaud, mon pote, répondit Harry en cueillant l’addition et le billet de cinq dollars sur le disque de caoutchouc noir qui recouvrait la boîte à cigares.

Le client alors entrouvrit ses doigts, découvrant au creux de sa main, pour le seul bénéfice de Harry, un insigne d’inspecteur de police de l’État de New York.

L’addition et le billet de cinq dollars s’échappèrent des doigts de Harry et tombèrent sur le sol. Harry toussa, souffla et dit :

— Excusez-moi, monsieur, ce que je peux être maladroit…

Le client-inspecteur sourit, tandis que Harry se baissait pour ramasser les articles tombés et demanda :

— Ça va, les affaires ?

— C’est morne, répondit Harry, tout congestionné encore par son exercice de flexion. Calme.

Il fit jouer avec compétence le clavier de la caisse-enregistreuse et observa furtivement le garçon qui achevait de débarrasser la table du client. Le garçon disparut enfin, emportant les reliefs à la cuisine, tout au fond de la salle.

— Deux et un trois, et un quatre et un cinq ! souffla Harry en comptant les billets verts.

Mais, au milieu des quatre coupures, il y avait un cinquième billet vert, de la taille d’un billet de banque, que seul le client pouvait distinguer.

Harry ferma les yeux, vacillant, tandis que le client fourrait négligemment les billets, le bout de papier et quelques pièces de menue monnaie dans la poche droite de son pantalon. Les émotions inhérentes au travail d’indic – d’informateur de la police – éprouvaient durement les nerfs de Harry.

— Donnez-m’en un ! dit encore le client-inspecteur en désignant les cigares. Et servez-vous aussi !

— Non, merci, fit Harry d’une voix rauque. Je ne fume pas, mon pote. Je dois garder la tête claire.