Appuyé contre le dossier de son fauteuil, Villegagnon regardait s’affairer les trois hommes sur leurs échelles. Au rez-de-chaussée du fort, derrière la grande entrée voûtée, une haute salle au plafond orné de poutres de palmier servait désormais de lieu de réunion et, pendant les pluies, de chapelle pour célébrer les offices. C’est là, sur un des murs qui ne comportaient pas de fenêtre, qu’avait été dressé l’immense panneau de bois. Les menuisiers avaient travaillé plusieurs jours pour scier en long des grumes de sycomores et assembler les planches. Ensuite, il avait fallu étaler sur cette surface monumentale un mélange de poudre d’os et de colle animale, puis le polir à l’aide de petites pierres ponces que l’on trouvait en abondance sur le sol. Et maintenant, l’amiral avait la satisfaction de venir voir appliquer les couleurs.
Les trois peintres étaient des ouvriers de construction, faute d’artistes véritables. Mais ils savaient à peu près dessiner et on leur demandait seulement un travail de copiste. Sur un petit chevalet, trônait la petite toile du Titien représentant la Madone, qu’il s’agissait de reproduire en grand sur le gigantesque support. Les disciples tropicaux du maître vénitien louchaient continûment vers l’original et en reportaient les formes au charbon de bois sur une grande ébauche. La Vierge prenait laborieusement ses nouvelles dimensions. Chacun s’occupant d’une partie du futur retable, les proportions s’accordaient mal. Le visage de la Madone était trop petit, sa poitrine énorme et l’Enfant Jésus disparaissait dans cette houle de mamelles. Il fallut recommencer trois fois. Enfin tout fut à peu près en harmonie et sur le fond rouge garance se détacha la monumentale silhouette de la Mère de Dieu, grâce à laquelle Villegagnon entendait frapper les esprits. Si l’arrivée des protestants avait eu un mérite, c’était bien de faire comprendre à l’amiral ce qu’il avait désormais à accomplir. Il n’aurait pas eu besoin d’en venir au fouet avec les Indiens, ni même d’imposer ses rudesses aux colons, s’il s’était placé plus tôt sous la protection d’images redoutables et adorables, comme celle qui s’ébauchait devant lui.
Dès la fin de la saison des pluies, il ferait creuser les fondations d’une église attenante au fort. En attendant, il continuait seul à conduire les offices religieux, chaque matin, et bientôt il le ferait sous la protection de l’immense Madone qui tiendrait l’assistance en respect de son doux regard divin.
Hélas, en attendant l’achèvement du tableau d’abord et ensuite de l’église, il fallait conserver les méthodes fortes. Depuis la reprise des relations avec Martin et ses truchements, des barques reprenaient le commerce avec les villages proches de la côte. La vigilance, de nouveau, s’imposait quant aux déplorables penchants des hommes. L’amiral avait fait dresser un pilori où il exposait sous la pluie ceux qui avaient été surpris en état d’ivresse. Car le cahouin revenait, avec les marchandises. Ceux qui étaient en charge de ces livraisons étaient de nouveau tentés de se réjouir avec des Indiennes. Mais il était difficile de les prendre sur le fait ; ces chiens, qui étaient en groupe, se couvraient les uns les autres quand il s’agissait de mentir. C’est pourquoi, au moindre soupçon, Villegagnon faisait désormais pratiquer la question. Il était très fier de la petite salle couverte de crochets, d’anneaux et de pinces que lui avaient aménagée les forgerons. Il avait de plus en plus souvent le réconfort, quand il travaillait dans le gouvernorat, d’entendre par la fenêtre les cris déchirants qui sortaient de cette cave. Il en souriait d’aise : c’était pour lui comme les chansons de marche de la Vérité. Il ne pouvait rester indifférent au bruyant effort qu’un homme, aidé par ses semblables, faisait pour s’amender. On découvrit, par cette méthode, de nombreux coupables qui, sinon, seraient restés dans la tragique solitude de leur péché. Un camaïeu de châtiments variés leur était appliqué, allant de la simple bastonnade jusqu’à la noyade en passant par la flagellation publique et bien d’autres corrections. Seule la pendaison restait pour le moment exclue : le temps était encore trop humide pour que les cordes coulissent convenablement.
À ces pensées de discipline, l’amiral revint à lui. Les peintres achevaient laborieusement des aplats roses sur les chairs saintes de la toile. Il les encouragea à sa manière nouvelle, c’est-à-dire en leur promettant de leur faire arracher les yeux s’ils ne copiaient pas Titien proprement. Puis il sortit. La saison des pluies était bien installée désormais. Elle avait pris ses habitudes : les matinées étaient belles et fraîches, des troupes de nuages s’assemblaient comme des badauds vers midi. Avant que la nuit tombe, ils avaient tout envahi, la chaleur devenait étouffante puis l’orage crevait. Villegagnon était fier de ses nouvelles bottes en cuir de tatou, confectionnées par un vieux cordonnier de l’île. Elles lui permettaient de traverser les flaques sans se mouiller les pieds. L’essentiel en la matière n’était pas le confort mais la dignité. Il voulait ne pas se hâter. La majesté faisait désormais partie de son système de gouvernement, avec la cruauté et la foi.
Depuis le fort, l’amiral gagna l’arrière du gouvernorat où s’ouvraient des chambres. Il entra dans la première, où Just était étendu. Deux personnages à la mine sombre débattaient au pied de sa paillasse.
— Eh bien, messieurs, comment se porte notre malade ? lança l’amiral.
Avec leurs costumes maculés de boue et leurs mains calleuses, les deux hommes avaient plutôt l’air de terrassiers. Et de fait, ils avaient été employés à ces rudes tâches jusqu’à ce que la fuite de l’apothicaire vînt laisser la colonie sans lumière médicale. L’un fit alors valoir qu’il avait été commis chez un pharmacien. L’autre, dont le frère était cocher d’un médecin, se recommanda lui-même de cette prestigieuse référence pour dire qu’il savait guérir. Aucun des deux ne pouvait être accusé d’imposture puisqu’en fréquentant les hommes de l’art, ils s’étaient saisis de leur plus grand secret : arborer des mines d’importance et employer de puissantes locutions latines qui tenaient le mal en respect et le patient plus encore.
— Nous avons renouvelé l’application de terre de vitriol sur la plaie, dit l’un des supposés docteurs. On n’en tire plus de sang.
— Et le vulnéraire opère bien : nous avons imbibé le pansement de teinture d’aloès. Faute d’aristoloche.
— Eh oui, gémit l’autre, et il répéta d’un air navré… faute d’aristoloche.
— À part cela, dit Villegagnon qui respectait la science mais n’y voyait qu’un étroit domaine coincé entre l’art militaire et la religion, comment se sent-il ?
— Il a mal à la tête, précisa un des consultants.
— Nous discutons d’un cucuphe, prononça l’autre sentencieusement.
— Corps-saint-jacques ! s’écria Villegagnon, en est-il à ce point ?
Les deux présumés docteurs prirent un air pincé et dédaigneux.
— Un cucuphe…! répéta l’amiral épouvanté.
Puis, se rendant compte qu’il n’était effrayé que par un mot, il prit un ton humble pour demander :
— Mais au fait, qu’est-ce au juste, je vous prie, qu’un cucuphe ?
— Un cucuphe, fit avec hauteur le premier médecin, est un bonnet à double fond rempli de poudre céphalique. On l’applique sur la tête du patient quand il souffre de migraines.
— Et cette poudre, en quoi consiste-t-elle ?
— En une décoction d’herbes.
— Nous le recommandons, renchérit l’autre, exclusivement au benjoin, au cinnamome et aux iris.
— Eh bien, qu’attendez-vous ? Posez-lui un cucuphe s’il y peut trouver des bienfaits.
— C’est qu’il nous manque des ingrédients.
— Lesquels ?
— Le benjoin, répondit le premier homme de l’art.
— Le cinnamome, ajouta l’autre.
— Et les iris, termina de mauvaise grâce le premier en baissant le nez.
— Je vois, gronda Villegagnon.
Et il les mit à la porte.
Just était encore faible. Il gardait les yeux clos. L’amiral vint jusqu’à sa couche, sur le côté de laquelle il posa une fesse, manquant d’entraîner sous son poids tout le meuble et le malade avec. Just ouvrit les yeux.
— Manges-tu comme il faut ? bougonna l’amiral.
La vue de son protégé blessé le plongeait dans le chagrin et donc l’embarrassait.
— Tu as perdu beaucoup de sang, reprit-il.
— Tout va bien, amiral, je reprends des forces, voilà tout.
— À la bonne heure ! Des forces, crois-moi, il t’en faudra. Nous allons faire de grandes choses. Et d’abord, sois-en sûr, te venger.
Just secoua la tête.
— Quoi ! s’indigna l’amiral. Tu t’obstines à nier l’évidence. À qui feras-tu croire que tu t’es blessé tout seul, comme tu le prétends ? La dague trempée de sang que l’on a retrouvée près de toi n’était pas la tienne, que je sache.
Le blessé leva la main du côté droit et fit le geste d’effacer dans l’air une inutile inscription.
— Tu finiras bien par nous dire qui, au juste, t’a frappé. Cela ne m’importe que pour réserver à ce criminel le châtiment exemplaire que requiert une telle ignominie. Pour le reste, je sais bien à quoi m’en tenir. Le coupable, c’est du Pont et sa troupe d’hérétiques. Voilà tout ce qui compte.
Suivaient immanquablement des litanies remerciant Dieu d’avoir fait glisser la lame sur les côtes. Si Just avait la peau du flanc toute gonflée et noire du sang qui avait coulé au-dedans, c’était sans que les intérieurs fussent touchés. Villegagnon savait d’expérience, par la fréquentation des champs de bataille, qu’aucune blessure n’est bénigne. Il fallait attendre qu’elle fût refermée et le patient debout pour être rassuré. Mais tout de même, il y avait pire.
Si la visite se prolongeait, Just sombrait vite dans le sommeil. Alors, l’amiral sortait le médaillon que Martin lui avait fait tenir. Il regardait longuement le visage adoré de sa défunte mère. Il priait pour son âme. Parfois, quand le dormeur respirait régulièrement et qu’il était gagné par sa torpeur, il se voyait ramené à l’âge de Just, tandis qu’il avait, dans la même posture qu’aujourd’hui, veillé sa mère malade. Il lui semblait à ce moment que la courageuse femme s’en allait affronter Dieu et se hâtait vers son jugement. Il n’avait eu de cesse par la suite, pour l’imiter, que de se lancer dans des combats dont l’audace, jamais, ne lui avait paru comparable à cette agonie.
Quand Just, encouragé par le silence de l’amiral, se fut rendormi, le visiteur ressortit sans bruit. Il marcha lentement jusqu’au gouvernorat en pensant aux décisions à prendre. Le départ des protestants n’était qu’une première étape. Encore voulait-il s’en débarrasser complètement, soit qu’ils périssent sur la côte, soit qu’ils finissent par se rembarquer pour Genève. En tout cas, jamais Villegagnon n’avait été aussi confiant quant à l’avenir de la colonie. La reprise en main spirituelle était en cours, l’achèvement du fort mettrait à l’abri d’une attaque extérieure. Quant à l’alliance avec Martin, pour limitée qu’elle fût encore, elle permettrait d’en savoir plus sur les truchements, pour le jour où, débarrassé des protestants, c’est vers eux qu’il se retournerait. L’amiral avait donné à Vittorio des consignes précises sur ce point et l’espion, avec une louable précision, lui rapportait chaque fois d’inestimables détails sur les forces et les tactiques de Martin.
La bonne humeur qui procédait de ces déductions disposa d’autant moins l’amiral à faire bon accueil à Le Thoret lorsqu’il le trouva planté devant l’entrée du gouvernorat.
— Que me veux-tu ? grogna Villegagnon.
Il le savait bien. Le capitaine s’était mis dans un mauvais cas. L’amiral l’avait châtié et depuis l’énoncé de sa peine, Le Thoret tentait de le faire revenir sur sa décision.
— Je veux une entrevue, dit gravement le soldat.
Vétéran des guerres du Piémont, blessé à Cérisoles et à Caselle, Le Thoret avait le droit de pénétrer chez l’amiral quand il le voulait. S’il demandait une audience, c’était pour marquer à la fois le caractère personnel et exceptionnel de l’affaire.
Villegagnon entra et laissa la porte ouverte pour que l’autre puisse le suivre. Quand ils furent seul à seul dans la pièce d’audience, le taciturne capitaine, debout, la toque à la main, attendit qu’on l’interroge.
L’amiral ôta son pourpoint bleu azur et sa cape jaune, s’assit et enfin le questionna :
— Que me veux-tu encore, Le Thoret ? À ta mine, je vois que tu n’entends pas me parler des seules choses qui m’intéressent : la défense de l’île et l’anéantissement des réformés.
— Non, confirma Le Thoret. Ce n’est pas de cela que je veux te parler.
Il avait le rare privilège d’user, avec l’amiral, du tutoiement propre aux compagnons d’armes.
— Pour la dernière fois, amiral, je te demande de me faire justice.
Grand et maigre, Le Thoret avait un visage tout en longueur qu’un médaillon de barbe accroché à son menton semblait tirer démesurément vers le bas.
— Justice est faite, dit Villegagnon en se versant à boire.
— Ce n’est pas la véritable justice, amiral.
Il avait une voix de basse qui sortait étrangement de son cou étroit où une grosse pomme d’Adam semblait faire du trapèze.
— Tu sais, déclara-t-il gravement, que je n’ai pas offensé La Faucille.
C’était le nom du commandant de la forteresse. Il était en théorie placé sous les ordres de Le Thoret mais un certain flou régissait la hiérarchie, en ce qui concernait le rapport des deux hommes. Sommé par Le Thoret d’exécuter une tâche qu’il refusait, La Faucille avait riposté avec morgue. Le vieux capitaine avait traité l’autre de bellâtre et ils se seraient affrontés à l’épée si leurs hommes ne les avaient pas séparés. L’affaire était venue devant l’amiral. En elle-même, elle n’avait guère d’importance, mais elle révélait le fond délétère d’un climat de violence, de suspicion et de jalousie. En vertu d’un code des armées en campagne datant de Charles VIII, d’une exégèse douteuse de la Guerre des Gaules et de sa propre humeur du moment, Villegagnon avait jugé.
— Tu as été reconnu coupable, dit nettement l’amiral, tu subiras ta punition, qui d’ailleurs me paraît bien légère.
Ignorant la sourde menace que contenait cette réponse, Le Thoret fixa dans les yeux son chef et frère d’armes.
— Pour la dernière fois, demanda-t-il solennellement, acceptes-tu oui ou non de revenir sur ce déni de justice ?
Depuis quelques mois, Le Thoret était de plus en plus renfermé et sombre. Son obéissance semblait usée comme un tapis que trop de négligents ont foulé. Lui qui avait servi des rois, marché avec des troupes en campagne, affronté de redoutables adversaires, supportait mal d’assurer la chiourme d’une bande d’artisans désarmés. La lamentable expulsion des huguenots avait achevé de l’écœurer. Pourtant, il n’aurait encore rien dit si la mèche de l’injustice n’avait été allumée inconsidérément dans la poudrière de son désespoir.
— Non, répondit Villegagnon.
Les deux hommes se regardèrent un instant et dans leurs yeux dépouillés de grades, de titres, de préséance passa une fermeté qui n’était, ni d’un côté ni de l’autre, décidée à faiblir.
— Je ferai réunir la colonie dans deux jours pour assister à l’exécution de la sentence, conclut Villegagnon. Comme tu y as été condamné, tu feras amende honorable, chapeau au poing, un genou en terre et tu seras suspendu de ton commandement pour trois semaines.
— À ta guise, répondit Le Thoret en vissant son bonnet sur sa tête.
Le lendemain matin, après l’office, Villegagnon fut appelé en hâte pour examiner des traces suspectes et une caisse d’armes découverte sur une crique de récifs à l’extrémité occidentale de l’île. Profitant de cette diversion qu’il avait organisée lui-même, Le Thoret donna tranquillement l’ordre à ses soldats de détacher une barque dans le port. Il y monta et quatre arquebusiers, qui le suivaient depuis l’Italie, saisirent les rames. Ils s’enfuirent sans être inquiétés.
Sitôt parvenus sur la terre ferme, après leur expulsion, les huguenots s’étaient rassemblés sous le couvert des premiers arbres. Mais la pluie, quoiqu’elle eût connu une accalmie à la fin de l’après-midi, avait tout détrempé : les vêtements, le sol et les ramures des arbres. L’eau se concentrait sur les grosses feuilles vernies et tombait en fines cascades comme de petits entonnoirs. La première nuit avait été affreuse, interminable. Les malheureux réfugiés grelottaient de froid et de fièvre, recroquevillés, les genoux dans les bras, pour tenir un semblant de chaleur au-dedans d’eux. Du Pont, en raison de son infirmité, était resté debout jusqu’au milieu de la nuit et il avait fini par tomber de fatigue, étendu de tout son long dans le sable imbibé d’eau.
Aude avait fait confidence à son oncle de l’échec de sa tentative. Bien qu’il n’eût rien voulu savoir des méthodes que comptait employer sa nièce, Richer avait approuvé sans réserve ses initiatives. Elle montrait dans cette affaire un courage qu’il reprochait à du Pont de ne pas avoir eu. Il ne pouvait s’empêcher de regarder avec humeur le vieux gentilhomme. S’il avait suivi ses conseils et s’était montré plus offensif, le projet de supprimer Villegagnon eût été mené à bien depuis longtemps et sa pauvre nièce n’aurait pas été dans l’obligation de se sacrifier, pour sauver l’honneur.
Quand Aude avoua, par surcroît, à son oncle avoir poignardé Clamorgan, il ne l’en plaignit que davantage. Il lui avait confié une dague pour se défendre et ne doutait pas qu’elle n’en avait fait usage qu’en dernière extrémité, pour préserver sa pudeur. Le résultat importait cependant plus que les circonstances. Le fait était que cet attentat allait déchaîner encore davantage Villegagnon. Non seulement ils étaient dans le dénuement et adossés à une jungle hostile, mais encore pouvaient-ils craindre d’être poursuivis, comme les Hébreux, par un Pharaon qu’un bras de mer n’arrêterait certainement pas.
Au matin, par bonheur, ils ne virent aucun mouvement hostile dans l’île, qu’ils apercevaient au loin. Ce fut l’occasion de nouvelles prières. Jamais Richer ne s’était félicité de connaître par cœur une telle quantité de psaumes. Il en avait soutenu ses compagnons toute la nuit, et à l’aube, en avait encore de reste. La clémence de Dieu, qui ne s’était guère manifestée jusque-là, les gratifia toute la matinée d’un chaud soleil qui sécha les vêtements. Mais, comme à l’ordinaire, les nuages s’accumulaient dans le ciel et le jour ne finirait pas qu’ils n’aient crevé. Il fallait donc se hâter de trouver un abri ou de le construire.
Par un surcroît de bonheur, en ce jour décidément faste, ils virent sortir des hommes de la forêt, conduits par un jeune Blanc. Bien qu’ayant eu peu d’occasions de se rendre en terre ferme, les huguenots connaissaient l’existence des truchements de la côte. Ils n’avaient retenu qu’une seule chose de leur sinistre réputation : ils étaient les ennemis de Villegagnon. Une chance subsistait donc de les convaincre qu’ils n’étaient pas les leurs.
De fait, le jeune ladre qui se présenta sous le nom de Martin les accueillit aimablement, quoique avec des mines altières tout à fait déplacées. Ils connaissaient assez les usages de cette misérable contrée pour savoir que l’outrecuidance était une maladie commune à ceux qui en avaient fait leur séjour et ne s’en offusquèrent pas.
— Monsieur, commença du Pont en s’adressant à Martin sur le même ton d’importance, vous avez devant vous de pauvres innocents qu’une main injuste a frappés. Vous n’êtes pas l’ami du coupable, nous le savons. Peut-être accepterez-vous d’être le nôtre.
Martin aimait recevoir les hommages d’un gentilhomme, fût-il transformé en beignet pour s’être roulé toute la nuit dans du sable humide.
— Sachez, monsieur, répondit-il avec superbe, que nul ne vous offensera tant que vous serez sur mes terres. Vous pouvez compter sur ma protection.
Un murmure de soulagement parcourut la troupe transie des expulsés.
— C’est à notre tour de vous dire, surenchérit du Pont exalté par cet accueil, que nos forces, sitôt reconstituées, s’ajouteront loyalement aux vôtres pour combattre cet usurpateur, ce tyran, ce monstre.
Mais Martin n’entendait pas aller jusque-là. L’arrangement qu’il avait feint de conclure avec Villegagnon excluait toute action hostile, tant que les Portugais ne seraient pas dans la baie. Pour l’heure, il importait que Vittorio puisse continuer à passer d’un bord à l’autre, apportant ses précieux renseignements. À vrai dire, Martin n’avait que faire de ces huguenots et il aurait pu tout aussi bien les rejeter à la mer. Toutefois, le sens inné qu’il avait de son intérêt lui commandait de les épargner. D’abord, il comptait tirer un profit de cette protection, car on n’avait jamais vu de tels gens ne pas avoir conservé quelques espèces sonnantes, même au pire de l’adversité. Ensuite, il fallait préserver l’avenir. Si jamais le plan des Portugais venait à échouer, hypothèse peu probable, il importait de ne pas se démunir totalement devant Villegagnon. Et ces alliés dépenaillés, avec leurs puissants appuis en Europe, pouvaient dans ce cas ultime se révéler précieux.
— Allons, mes amis, fit Martin en regardant le groupe encore grelottant des réfugiés, il serait bien cruel celui qui vous demanderait aujourd’hui de combattre. Contentez-vous de survivre et de refaire vos forces. Suivez-moi, nous allons vous accommoder.
En prévision de leur arrivée prochaine, dont il avait été informé par Vittorio, Martin avait fait évacuer la veille le village indien situé à l’orée de la forêt. Il y conduisit les protestants et leur montra les cases de palmes. Quoiqu’elles fussent encore plus rudimentaires que celles qu’ils avaient habitées sur l’île, elles leur parurent d’un luxe et d’un confort sans pareil.
Ils y mirent leurs effets à sécher et se jetèrent sur le repas que les Indiens leur avaient préparé.
Quand l’orage éclata, en fin d’après-midi, ils étaient au sec et heureux. Il ne leur paraissait plus impossible d’attendre là paisiblement le retour de Chartier avec les renforts de Genève. Alors, sonnerait pour Villegagnon l’heure du jugement.