Ils étaient les plus benêts, il fallait qu’ils fussent les plus élégants. Les deux premiers mariés, habillés de frais par le tailleur, avaient été choisis à la hâte par Villegagnon. Il avait distingué lui-même ces lauréats, dont il connaissait les vertus sinon les qualités. Son choix s’était porté sur deux de ses laquais point trop voleurs, un Picard et un Provençal, nés sans beaucoup de cervelle et grossiers, mais travailleurs et d’humeur égale. Les jeunes filles élues compensèrent le léger dépit que leur fit éprouver ce parti par la fierté d’être les premières à recevoir le sacrement.
Au jour dit, la cérémonie se déroula sur l’esplanade habituelle. Afin que tout le monde pût s’imprégner de cet exemple, au point de désirer promptement l’imiter, Villegagnon avait fait dresser une petite scène en poutres de cocotiers, où se ferait la célébration. Nulle absence n’était tolérée pour l’occasion. Les esclaves indiens, hommes et femmes, étaient particulièrement appelés. L’amiral les fit installer au premier rang. Ainsi aucun obstacle ne leur déroberait le spectacle qui devait frapper leurs esprits. Les jeunes filles firent leur entrée au bras de deux protestants choisis parmi les plus vieux, qui auraient pu être leurs pères. Rien n’était changé à leur rigoureuse toilette noire mais, pour marquer peut-être le dépit qu’elles en conservaient, une audacieuse fantaisie s’était donné libre cours dans leur coiffure. C’est-à-dire qu’elles avaient enroulé leurs nattes sur les tempes et avaient recouru, non sans craindre quelque admonestation de dernière minute, à l’usage impudique de peignes en ivoire. Placées côte à côte avec leur promis, elles se colorèrent d’un fard naturel très seyant et comme les deux gredins, dont le seul vice avait été la boisson quand il s’en trouvait, pâlirent, garçons et filles offrirent au public attendri une teinte de joues presque semblable, inspirée du jambonneau.
Mais cette harmonie, haussée sur la scène, cachait des mouvements inquiets dans l’assistance et la coulisse. Un jeu de regards subtil unissait trois personnages pourtant séparés. Aude était pudiquement rangée en contrebas de la scène parmi les prochaines candidates à une enchère masculine. Elle gardait les yeux baissés, contrairement à ses oies de voisines qui s’enivraient des regards en vrille lancés sur elles par les colons affamés. Mais, de temps en temps, comme elle avait repéré Just au second rang, sur la gauche, elle pointait sur lui un éclair unique, à la fois douloureux, modeste et lascif. Just balançait entre l’attitude noble qui lui était naturelle, le regard vague, considérant dans l’espace ces Idées dont Villegagnon lui avait démontré l’existence, et, d’autre part, une observation dérobée, inquiète et avide de celle dont il avait désormais le souci. Et il se demandait par quelle bizarre faiblesse de son caractère, tout aussitôt qu’il obtenait la réponse des yeux qu’il recherchait, une force irrépressible l’en détournait et le ramenait au spectacle navrant des vierges bergères et de leurs porcelets.
Colombe, de l’autre côté, pouvait observer en même temps Just et la jeune protestante. Elle perçut tout : l’inquiétude qui habitait Just, l’intérêt qu’elle mettait à répondre, l’effort qu’ils faisaient l’un et l’autre pour ne rien laisser paraître. Elle s’amusa d’abord de ce manège. C’était la première fois qu’elle voyait Just sortir de la chaste réserve chevaleresque qu’il prêchait par l’exemple. Mais le comportement de la protestante lui déplut. Cette façon sournoise de faire comme si elle n’avait rien sollicité, de prendre un air innocent et vaguement irrité quand leurs regards se croisaient, lui fit sentir qu’il y avait là-dessous plus de mensonge que de passion. Elle perçut un danger dans cette duplicité et s’irrita de sentir que Just n’en avait pas le soupçon.
D’où il était placé, Just repéra le premier l’œil clair de Colombe posé sur lui. Et sa surprise fit qu’Aude chercha à son tour de ce côté et la regarda. Dès lors le jeu changea et chacun fit en sorte de marquer le plus de désagrément possible à se sentir observé.
Cependant un drame plus considérable se jouait aussi discrètement au voisinage de la scène. Villegagnon, conformément à son rang, tenait la première place dans l’assistance. La liturgie protestante ne connaissant que les deux sacrements figurant dans l’Évangile, le baptême et l’eucharistie, la cérémonie prit rapidement l’aspect d’une cène. La communion devait la conclure. L’amiral, par fierté, n’entendait pas céder sur le seul point de doctrine qu’il avait évoqué devant le pasteur : il tenait à boire le vin coupé d’eau. Richer n’ayant pas accédé à sa demande, la difficulté fut tournée adroitement. Villegagnon communia, flanqué de son sommelier. Au moment de saisir le calice, celui-ci opéra l’adjonction d’eau qui rendait le breuvage conforme à l’idée que se faisait l’amiral du sang divin. Ce point avait concentré toute la querelle, les heures précédentes. Le voyant résolu, le pasteur se crut hors de peine. C’est alors que survint un incident inattendu et pourtant prévisible. Villegagnon sortit une pièce de velours brodée de sa poche, l’étendit par terre et s’agenouilla. Le mouvement sembla particulièrement goûté des Indiens qui lancèrent des exclamations admiratives.
Mais le pasteur était livide.
— Allons, chuchota-t-il, relevez-vous.
Il tenait l’hostie en main et ne la délivrait pas au communiant.
— Jamais ! murmura l’amiral. Quand paraît mon Dieu, je m’incline devant Lui.
— Quel exemple donnez-vous aux Indiens ? fit le pasteur à voix toujours basse. C’est de la pure idolâtrie.
— J’adore le Dieu présent en personne.
— Vous adorez une hostie de pain.
— Comment ? s’écria Villegagnon en haussant brutalement le ton. Mais alors…
Richer, la main toujours crispée sur le petit disque blanc, regardait autour de lui comme un noyé. Dans ce paysage d’aube du monde, semé de jungles et de rochers, aucun repère humain ne pouvait rassurer l’œil. Ils étaient seuls. De leurs décisions, de leurs échecs, de leurs erreurs, dépendait le petit peuple blotti sur cette place, que des murmures commençaient dangereusement à parcourir. Tout à coup, parmi ces visages confondus, Richer reconnut celui de Du Pont. Le grand politique cligna des yeux, signe que l’intérêt commandait une retraite tactique.
Le pasteur fourra l’hostie dans la bouche avide et mal dentée de Villegagnon et se déplaça vers le suivant.
Dans le petit désordre qui suivit la cérémonie, chacun s’accorda à reconnaître qu’elle avait été réussie. Ces premiers mariages laissaient espérer des temps nouveaux, conformes aux anciens, en Europe, dont on avait la nostalgie : des maisonnées, des enfants légitimes, l’harmonieux concours de l’homme à la femme, la paix.
Dans la bousculade, Colombe chercha Just sans intention particulière, seulement pour être près de lui car, depuis son retour, elle se sentait seule, étrangère et éprouvait le sourd désir de retrouver à son côté l’ancienne sécurité. Elle le rencontra par hasard pendant qu’il parlait à Aude. Il était trop tard pour s’enfuir.
Just bredouillait. Sa souveraineté de manière était comme captive d’une timidité envahissante qui le rendait gauche. Et la jeune protestante, loin de concevoir de la pitié pour la victime de ce combat inégal, tenait l’arme de son visage, de ses yeux, de son parfum pointée contre la gorge de celui qui demandait grâce du regard. L’arrivée de Colombe accrut encore la gêne de son frère.
— Je vous présente…, bégaya Just, mon frère Colin. Colin, Mlle Aude Maupin, la nièce du pasteur Richer.
— Votre… frère ? hésita-t-elle en faisant porter le doute sur ce mot. Je suis enchantée.
Aude pointa sur Colombe la lancette de son regard, perça d’un coup le frêle tégument de son habit sale, fouilla sa gorge comme pour la mettre à nu et piqua son cœur jusqu’au premier sang.
— Il fait le truchement chez les sauvages, s’empressa Just, et par là on entendait qu’il voulait excuser la tenue indigne de Colombe, en ce jour de fête.
Elle fut mordue par cette lâcheté mais ne lui aurait pas répondu si Aude, en attaquant à son tour, n’avait pris l’initiative du duel.
— Chez les Indiens, répéta-t-elle avec une mauvaise compassion, le pauvre !
— Et pourquoi devrait-on m’en plaindre… mademoiselle ? se récria Colombe, les yeux dans ceux de la protestante.
— Mais parce que ce sont des sauvages !
Le ton chargé d’ironie disait « et auprès d’eux, on le devient ».
— Pour moi, fit Colombe en s’en voulant de ne pas trouver mieux, ce sont des êtres humains.
— Vous avez raison d’espérer qu’ils le deviennent, soupira Aude. Car heureusement, nous leur apportons la foi.
— Et eux nous apportent le poisson et la farine.
Un silence très bref accompagna un mortel échange de regards. Just ne trouvait rien à dire pour mettre un terme à l’affrontement.
— Belle comparaison ! reprit Aude qui entendait forcer son avantage. Vous assimilez la foi à une marchandise. C’est bien ainsi que la conçoivent les papistes qui font commerce de gestes et de prières. Hélas, voyez-vous, la foi n’est pas affaire de gestes mais de grâce.
— Ceux que vous appelez des sauvages n’en sont pas autant dépourvus que vous le croyez, prononça Colombe.
La soudaine souvenance de Paraguaçu, des cascades et de la maison de Pay-Lo lui fit, pour la première fois, ressentir qu’elle trouverait là plus de réconfort qu’auprès de Just.
Mais Aude n’entendait laisser aucun flou.
— C’est impossible, rétorqua-t-elle. Qui ignore le Christ ne peut avoir la grâce. Mon oncle le dit bien : ces naturels sont sans Dieu.
— Sans Dieu ! s’écria Colombe. Mais il me semble qu’ils en ont au contraire beaucoup plus que nous.
— Pouah ! fit Aude en marquant son dégoût. Des idoles. Non, « monsieur », rien de tout cela n’est le Dieu qui sauve. La véritable grâce ne s’imite pas.
Colombe plongea l’acier de ses yeux blêmes dans le visage à découvert de son imprudente adversaire.
— Ce n’est pas comme la vertu, dit-elle.
Surprise elle-même par cette attaque et voyant la protestante blêmir, Colombe reprit soudain conscience que Just était à ses côtés. Elle lui en voulait suffisamment de sa lâcheté pour ne pas lui donner l’occasion de l’aggraver, en prenant parti contre elle ou pis encore en jouant tout à fait l’arbitre embarrassé. Aussi tourna-t-elle brutalement les talons et disparut dans la petite foule.
Colombe avait emprunté au hasard le sentier qui bordait la mer, le long du fort. Depuis leur débarquement, c’était toujours pour elle le lieu de la solitude et de la méditation. Mais le rempart maintenant le dominait, en haut duquel on entendait marcher des sentinelles. Par places, la muraille était creusée de loges étroites, par où s’écoulaient les eaux. Un homme pouvait à la rigueur s’y tenir accroupi. C’est d’une de ces brèches qu’elle vit avec frayeur bondir Quintin.
— Je te trouve ! cria-t-il. Quand partons-nous ?
Elle l’avait un peu oublié.
— Ce matin, gémit-il, j’ai manqué de me faire enrôler de force sur le chantier. Tout à l’heure encore un de ces assassins m’a accroché par la manche comme j’allais chercher de l’eau, en me demandant méchamment si je croyais au purgatoire.
— Qu’avez-vous répondu ?
— J’ai failli lui dire que l’enfer c’est où ils sont et le paradis partout ailleurs, mais on ne plaisante pas avec ces choses. Quand partons-nous, Colombe ?
— Dès que possible, fit-elle.
Et vraiment, elle le pensait.
— J’ai bien observé le port, hier soir. Le soldat qui prend le troisième quart est un gros lourd de Mecklembourgeois. Je le connais bien : il ne peut pas s’empêcher de s’assoupir. Il suffit de monter dans une chaloupe…
— Elles sont attachées par une chaîne, objecta Colombe. Et vous savez qu’ils ont ordre de tirer s’ils voient quelqu’un s’enfuir.
Quintin connaissait ces obstacles et n’avait rien à leur opposer. Ils se turent.
— Laissez-moi la journée, dit Colombe. Je vais voir ce que je peux faire.
Elle pensait aller parler à l’amiral. Mais dans le moment, elle voulait surtout rester seule. Elle dit à Quintin de se cacher et continua de marcher le long des récifs.
Arrivée à la pointe de l’île, elle tomba sur un groupe d’Indiens captifs qui lavaient leur linge dans la mer. L’eau douce était trop rare sur l’île pour qu’on leur permît de l’utiliser à cet usage. Hommes et femmes s’étaient mis nus pour plonger leur tunique dans l’eau. Ceux qui en avaient terminé attendaient qu’elle sèche au soleil, étalée sur un rocher. La petite fête que l’amiral avait autorisée près du port pour honorer les mariés avait relâché la surveillance. Les esclaves, pour une fois, étaient seuls. Colombe s’approcha d’eux et comme ils faisaient mine de s’éloigner craintivement, elle les rassura par des paroles prononcées dans leur langue.
Elle s’assit au voisinage d’un groupe de femmes et resta silencieuse. Un instant, elle se crut retournée au temps des promenades avec Paraguaçu et elle eut envie de se dénuder comme les autres. Mais elle se rappela qu’elle était sur l’île. De plus ces captifs étaient bien différents de ses anciennes compagnes. Rachetés par Le Freux à leurs ennemis, ils avaient travaillé sur le chantier du fort depuis les débuts. Leur air pitoyable et soumis montrait assez la crainte dans laquelle ils vivaient. On sentait en eux une tristesse que rien ne pouvait soulager. Ce n’est pas qu’ils fussent maltraités. Villegagnon n’avait pas montré jusque-là trop de cruauté envers eux. Mais en les arrachant à leurs tribus puis en les mettant sur cette île d’où toute vie naturelle avait peu à peu disparu, la captivité les avait privés de la forêt, de la chasse, des parures de plumes, bref, de ce qui faisait le cadre spirituel de leur vie. En quelque sorte, ils étaient déjà morts et acceptaient ce surcroît d’existence comme une inéluctable damnation. Colombe, pour dissiper la gêne que suscitait sa présence, sollicita leur avis sur la cérémonie du matin. Personne ne semblait vouloir lui répondre. Enfin une femme plus âgée et ridée dit en tupi :
— Pourquoi ne faites-vous pas plus de bruit quand vous dansez ?
Colombe lui fit répéter sa question et en posa d’autres, pour tenter d’en pénétrer le sens. Il lui apparut enfin que les Indiens, qui n’avaient appris de français que les ordres brefs qu’on leur lançait, étaient restés dans l’ignorance du véritable but de cette célébration. Les parures, la scène, les mouvements des uns et des autres avaient été interprétés par eux comme une fête et ils s’étonnaient seulement du rythme extrêmement lent sur lequel dansaient ces Blancs.
— Ce n’était pas une danse, expliqua Colombe. Mais un mariage.
Mais ce mot, en tupi, évoquait aux Indiens tout autre chose. Deux ou trois d’entre eux secouèrent la tête d’un air incrédule et vaguement réprobateur.
— Et pourquoi habillez-vous vos femmes de la sorte, si c’est pour leur faire des enfants ? demanda la vieille.
La tenue des mariées était sans conteste ce qui avait le plus étonné les Indiennes. Colombe comprit qu’à part elle, qui était vêtue en garçon, elles n’avaient jamais vu d’Européennes dans leurs atours. Aperçues de loin après leur débarquement, c’était la première fois que les protestantes s’offraient librement à leurs regards et d’aussi près.
— Elles sont habillées, dit Colombe, et… elles se déshabilleront après.
Cette explication embarrassée et passablement oiseuse la fit rougir puis elle éclata de rire et tous les Indiens, timidement d’abord, puis avec un évident plaisir, l’imitèrent.
Quand le silence fut revenu, ils restèrent tous un moment à regarder l’eau qui rosissait en léchant le flanc des récifs.
— Voilà donc ce qu’ils nous veulent ! s’exclama une femme et toutes les autres hochèrent gravement la tête.
Colombe lui demanda ce qu’elle voulait dire. En hésitant beaucoup, elle finit par expliquer que depuis quelques jours les hommes de l’île les harcelaient de nouveau. Au temps de Le Freux, elles étaient contraintes de leur céder, puis avait suivi une longue période où le calme était revenu. Elle ignorait que c’était à cause des ordres de l’amiral. Maintenant que les mariages étaient possibles et même encouragés, elles recommençaient d’être prises à part et forcées.
Colombe éprouva une grande honte à entendre le récit de ces brutalités et sa pensée roula vers Just, qui s’en rendait, sans s’en apercevoir, le complice.
— Ainsi, dit une femme, ce qu’ils veulent c’est nous mettre aussi ces robes noires comme aux autres.
Colombe eut envie de rire de ce raccourci mais la vérité qu’il recouvrait était si poignante et si grave qu’elle s’en retint. Bannies de l’humanité vivante, ces Indiennes concevaient encore des degrés supérieurs dans l’abaissement. Captives, elles restaient libres au moins d’elles-mêmes et pour esclaves qu’elles fussent de tous, elles pouvaient encore craindre de ne l’être que d’un seul, qui accomplirait sa volonté sur leur personne.
— N’avez-vous jamais songé à fuir ? demanda Colombe à voix basse.
Un frémissement parcourut les Indiens qui se regardèrent les uns les autres avec effroi. Loin, du côté du port, on entendait les éclats de voix des fêtards. Un coup d’œil leur suffit à voir qu’il n’y avait toujours pas de garde pour les surveiller. Se détachant du groupe, un homme de grande taille, le ventre couturé de cicatrices, s’approcha de Colombe et lui parla à voix basse.
— Tu connais notre langue et ton œil dit que tu n’es pas mauvaise en esprit, commença-t-il.
Un frisson de joie parcourut le dos de Colombe, comme en répand dans le corps la liberté lorsqu’on décide d’un coup de l’accueillir.
— Tu vois le tronc, là-bas, reprit l’homme en désignant du menton une longue grume de palmier abandonnée en travers des derniers récifs. Nous l’avons creusé chaque nuit en silence. La pirogue est prête.
— Combien d’hommes peut-elle contenir ? chuchota Colombe.
— Dix, mais ce sont les femmes que nous voulons sauver.
— Bien ! s’écria Colombe. Quand partent-elles ?
L’esclave montra tout à coup une gêne inattendue. Il regarda ses pieds et dit lugubrement :
— Pas encore.
— Pourquoi ? s’indigna Colombe. Tout est prêt. Il ne faut pas attendre.
— Sur la terre ferme, avoua finalement le captif, elles sont encore plus mortes qu’ici.
— Que veux-tu dire ? Vous connaissez la forêt. Vous pouvez vous cacher, vous enfuir.
— Pour aller où ? Depuis des lunes et des lunes que nous sommes prisonniers, comment retrouverons-nous les nôtres ? Tous ceux de la côte sont nos ennemis. Nous n’avons pas d’armes.
Colombe pensa aux anabaptistes qui n’avaient pas eu ces craintes et avaient apparemment survécu, sans en connaître autant de la jungle. Mais c’était faire peu de cas de la pensée indienne. Sans le secours des esprits et des présages, sans maracas ni caribe pour interpréter leurs oracles, les Indiens voyaient la forêt comme un lieu de malédiction et de forces hostiles contre lequel ils étaient démunis.
Colombe se leva, marcha un peu vers le fort, regarda au loin l’arbre creux, la côte bleutée si près, de l’autre côté du bras de mer. Elle se souvint des paroles de la protestante. La haine qu’elle ne pouvait éprouver pour son frère, mêlé à cette ignominie, éclata contre elle. Soudain, elle revint vers les Tupi en souriant.
La lumière de l’après-midi l’éclairait bien en face, un léger éblouissement lui mettait une perle de larme sur les cils. Elle se sentait plus Œil-Soleil que jamais et c’est en convoquant tout le mystérieux pouvoir de son regard qu’elle leur lança :
— M’aiderez-vous, si je vous aide ?
Ils n’eurent pas besoin de répondre car on pouvait déjà voir qu’ils l’aimaient.