CHAPITRE 7

 
 
 

Deux ans de folie, mais il n’était pas écrit qu’il renoncerait : Mgr Joachim Coimbra avait fait de la reconquête du Brésil une affaire personnelle. Il était le héraut de ce parti, hélas minoritaire, qui voulait que le Portugal ne restât pas aux Amériques dans le seul but d’en rapporter de l’or ou d’y extraire du sucre. Il y voyait le terrain d’une vaste expansion de la foi, d’une nouvelle croisade. Et si dom Joaquim avait une chance, un jour, de porter la tiare, ce serait en menant à bien ce projet qui avait le double avantage d’affaiblir les Français et de servir la chrétienté.

Mais en ces deux années, depuis que Cadorim l’avait mis au fait de l’expédition française, tant d’obstacles s’étaient dressés sur sa route que le prélat avait cru d’abord la partie perdue.

Courant à Lisbonne comme il l’avait dit au Vénitien, mais courant au rythme de son attelage trop lent, il était arrivé après l’abdication de Charles Quint. La première chose qu’il apprit en abordant le Tage fut la trêve signée entre la France et l’Espagne. Le souverain portugais, comme il le craignait, n’avait rien voulu décider aux Amériques qui pût troubler cette concorde européenne. La France, en paix et libérée de son ennemi principal, lui aurait fait payer fort cher.

Coimbra était retourné à Venise maupiteux. Ce fut heureusement pour voir que la paix ne durerait pas. Les affaires italiennes restaient ce qu’elles étaient : une poudrière, et le prélat, l’air bonasse, y jouait assidûment du silex.

On ne s’attend jamais au pire sans connaître tôt ou tard des satisfactions. Elles étaient venues dans cet été béni de 1556, quand parvinrent à l’évêque deux nouvelles. L’une était publique : c’était l’arrivée de François de Guise en Italie, à la tête de treize mille hommes. L’ambition de ce grand capitaine, brûlant du désir de se faire couronner roi de Naples et de mettre son frère sur le trône de Pierre, rompait la trêve européenne. La conséquence, à bref délai, serait la reprise de la guerre entre la France et l’Espagne. Un bon point, qui libérerait les Portugais de tout scrupule aux Amériques !

L’autre nouvelle, plus secrète, il la devait à Cadorim. Le Vénitien, bien contre son gré, avait été remis sur les routes. C’est vers la France, encore, qu’on l’avait fait partir. Il était à Paris, où il espionnait la cour. Coimbra s’était montré avec lui si généreux qu’il continuait de temps en temps à lui envoyer des dépêches. La dernière contenait un renseignement d’importance : le prochain départ de ministres calvinistes pour Rio, avec la bénédiction, si ce mot peut être utilisé pour des hérétiques, du roi de France.

Nanti de ces précieuses nouvelles, Coimbra s’était renfermé dans son carrosse. En brisant trois essieux, un timon et ses nerfs, il était arrivé à Lisbonne dispos malgré tout et sachant ce qu’il devait faire.

Préparant l’offensive avec le confesseur du roi et son entourage jésuite, l’évêque était revenu à la charge auprès du souverain. Il ne pouvait, cette fois, mieux tomber. En ce début de 1557, la rupture entre la France et l’Espagne était consommée. On se battait en Flandre. La voie était libre. De surcroît pour Joao III, qui était fort dévot, l’entrée de huguenots en son Brésil était, entre toutes, une chose insupportable. Que des Normands y péchassent, passait encore. Mais qu’on présentât aux cannibales une religion qui dénaturait la vérité ne se pouvait ni accepter ni justifier.

Le roi nomma un nouveau gouverneur pour le Brésil, à charge pour lui de partir au plus tôt pour Salvador de Bahia. Sa première mission serait de mettre un terme à l’absurde passivité des colons portugais qui ne pensaient qu’à leurs moulins à sucre. De pauvres jésuites luttaient dans les jungles pour répandre la foi : il était temps de leur porter secours car c’est en eux que résidait la vraie mission du Portugal. Quant à Rio, c’était fort simple : il fallait la conquérir et en extraire toutes les graines diaboliques qui s’y étaient récemment répandues. Les jours de Villegagnon et de ses damnés Français étaient comptés.

Dom Coimbra pouvait rentrer à Venise satisfait. Toutefois, avant de confier de nouveau ses vertèbres à la torture des mauvais chemins, il tenait à avoir un entretien avec le nouveau gouverneur du Brésil. L’homme de guerre, sitôt arrivé à Lisbonne de sa province, se rendit à l’invitation du prélat.

La rencontre eut lieu près de l’église San Francisco, dans un petit cloître paisible aux murs couverts d’azulejos jusqu’à hauteur d’homme. Mem de Sà, le gouverneur désigné, fit une entrée rien de moins que magistrale. C’était un petit homme bancal, si frêle que sa cuirasse, qu’il ne quittait pas, suppléait la faiblesse de son squelette et le gardait de se répandre mollement au sol comme une plante sans tuteur. Mais pour démentir cette débilité corporelle, il tenait dressée une tête énorme, gonflée d’yeux globuleux, de lippes et de tarin. Des cheveux noirs, drus et bouclés comme l’astrakan, desquels dépendaient plusieurs petits archipels aussi vigoureux, sourcils et moustaches, apportaient leur surcroît d’ardeur à cette face outrée d’appétit, de violence et de cruauté.

L’évêque Coimbra accueillit son visiteur avec un double mouvement d’horreur et de contentement : on ne pouvait rêver plus bel ange exterminateur à envoyer aux huguenots.

— Ah ! s’écria-t-il, renonçant avec prudence à tendre son anneau vers la mâchoire d’un tel dogue, comme je suis heureux de vous voir, monsieur le gouverneur !

Un grognement tint lieu de réponse courtoise à Mem de Sà. Et comme un peu de salive, au même instant, lui avait coulé sur la lèvre, il l’ôta d’un revers de main. Coimbra était enchanté de faire un tel cadeau aux Français.

L’évêque fit asseoir son hôte dans un fauteuil de cuir et commença de l’entretenir du Brésil. Il lui retraça toute l’affaire de Rio : les premiers soupçons portugais quand des bruits venus de Paris avaient semblé indiquer une tentative de colonisation rivale ; les renseignements obtenus à Venise ; le départ des réformés. Dom Joaquim nota avec satisfaction qu’à ce mot, Mem de Sà perdait son immobilité et laissait apercevoir des mouvements de nez et d’oreilles qui voulaient dire traque et gibier. Puis avec patience, très simplement, comme on fait répéter quelques mots à un étranger, Coimbra tenta d’obtenir du gouverneur des indications sur ce qu’il allait faire. Mais l’homme de guerre ne semblait pas entendre les points d’interrogation que l’évêque plantait pourtant bien nettement devant et derrière ses phrases. Un certain malaise, une âcre fumée, envahissait la conversation et fit tousser le prélat. Enfin, quand il fit silence à son tour, gagné par un découragement teinté de panique, Mem de Sà ouvrit la bouche, découvrant de fortes dents, roses comme le corail, et dit :

— Il faut faire la guerre, à Rio.

Sa voix avait la gravité ligneuse d’une armoire ventriloque.

Ainsi donc, il parlait. Il parlait et il pensait. De plus, il pensait bien. L’évêque regagna sur-le-champ des couleurs. Justifié par cette réponse, qui montrait qu’il n’avait pas prêché en vain, il entreprit, suavement, avec humour, loquacité et joie sincère, de faire au gouverneur mille commentaires sur le Brésil, les jésuites, les cannibales, la perfidie française, l’aide des Vénitiens, l’insupportable état des routes, la douceur du vin de Douro, le roi, la cour, lui-même. Et parvenu à ce sujet cher entre tous, il soupira et, enfin, se tut.

Le bourdon du clocher sonna les deux coups d’un office, qui résonnèrent dans le silence du cloître.

— Il faut faire la guerre, à Rio, répéta Mem de Sà, dans la même octave que la cloche.

— Oui, fit dom Joaquim en baissant la tête.

Il est des forces auxquelles on doit savoir se soumettre.

Et pour montrer qu’il entendait digérer ces nourrissantes paroles jusqu’à leur dernier suc, il croisa les mains sur le ventre et se tut un long moment.

Mem de Sà attendait toujours patiemment. Par instants, ses lourdes paupières balayaient de leurs cils roides le globe dépoli de ses yeux. Coimbra se dit qu’il avait peu de temps pour aller à l’essentiel et, foin de préliminaires, il s’y dirigea.

— Monsieur le gouverneur, dit-il en détachant les mots. Vous ne disposez que de peu de forces, à Salvador de Bahia. À ce que je sais, le roi n’a pas donné l’ordre de vous adjoindre de nouvelles troupes. Puisque, comme vous le dites si justement et avec tant de clairvoyance, il faut une guerre à Rio…

— Oui, coupa Mem de Sà.

— … en effet, reprit Coimbra en sortant un mouchoir pour s’éponger le front, eh bien, permettez-moi de vous confier un arrangement, que je dois à notre agent vénitien.

Des hirondelles, avec leur queue fourchue, voletaient très haut dans le ciel pâle. Mem de Sà leva les yeux vers elles et renifla.

— Un arrangement important, précisa Coimbra un ton plus haut car il ne pouvait dissimuler son humeur. Puis-je vous le confier ?

Mais sachant le peu de cas que son interlocuteur faisait des questions, il n’attendit aucune réponse.

— Voici, continua-t-il en se penchant. Vous aurez un homme, chez les Français.

Il rendit compte avec les termes les plus simples possibles de l’existence de Vittorio.

— Le mot de passe pour le trouver, dit-il, est « Ribère ».

Rien ne bougea dans le visage du gouverneur.

— Ri-bère, répéta Coimbra qui suait maintenant à rigoles.

Aucune réaction ne vint. Il reprit son explication. Avisant le verre de porto qui lui avait été servi, Mem de Sà y porta sa main osseuse et en but avidement un grand trait.

— Ribère, termina Coimbra avec un semblant de sourire qui cachait mal son désespoir.

L’heure s’égrena à un autre clocher, plus lointain, aux notes aiguës. Mem de Sà tendit l’oreille et parut compter les coups. Au dernier il se leva, fit redescendre un peu sa cuirasse en se trémoussant et tira sur ses manches.

L’évêque l’accompagna avec empressement jusqu’à la petite porte par laquelle il était arrivé. À cet endroit, Mem de Sà marqua un temps, regarda le prélat et dit d’une voix soudain plus claire :

— Il faut faire la guerre, à Rio.

Puis il se raidit et ajouta comme un cri de guerre :

— Ribère !

Et aussitôt, il disparut par la poterne.