Allongée sur son lit, Aude, recouverte d’une courtepointe de drap, reçut en gémissant la bousculade des visiteurs alarmés. Son oncle et du Pont venaient en premier mais Villegagnon et Just s’étaient précipités à leur suite. On entendait bourdonner alentour de la cabane un attroupement indigné où se mêlaient les sectateurs des deux partis.
Aude geignait et ce préalable de souffrance bien visible était le tribut à payer aux erreurs de vocabulaire de cette stupide Solange. La camériste, qui accompagnait les visiteurs, tout en s’efforçant de reconstituer sa pudeur derrière ses lambeaux de robe, allongeait le nez.
Il était manifeste qu’elle s’était mal exprimée. Les cannibales n’avaient point, au sens propre, mangé Mlle Aude. Dans les regards étonnés et presque déçus, celle-ci lisait qu’on l’avait crue bouillie et dépecée quand elle était encore vive et capable de s’expliquer. Richer lui demanda gravement de raconter toute l’affaire.
— C’est trop affreux ! sanglota-t-elle, réinjectant un peu de pathétique dans un tableau que les spectateurs auraient pu trouver rassurant, en comparaison de leurs craintes.
— Allons, mon petit, il le faut pour assurer l’ordre, souffla du Pont, en accueillant la main tremblante d’Aude dans le refuge de ses grosses pattes refermées en conque.
— Voilà, commença-t-elle, en faisant violence à sa sensibilité. C’était il y a moins d’une heure. Comme chaque après-midi, avec Solange, nous sommes allées faire quelques pas vers les arrières du fort, le long des rochers.
Un mouchoir, nerveusement pressé sur ses joues, venait contredire l’évidence : quoiqu’elle gardât les yeux secs, Aude tenait à faire accroire que cette confession se faisait dans les larmes.
— J’aimais cet endroit, rêva-t-elle — et, dans l’emploi de l’imparfait, il fallait comprendre qu’elle n’y pourrait jamais retourner —, la mer y est si belle.
— Et c’est bon pour le teint, intervint Solange.
Tous les regards, y compris celui d’Aude, lui intimèrent de ne point troubler l’enquête par ses niaiseries.
— Aujourd’hui, reprit Aude, nous n’avons d’abord rencontré personne. Je crois que tous les hommes de l’île étaient regroupés dans l’attente des résultats de votre colloque, n’est-ce pas, cher oncle ?
Richer acquiesça et Villegagnon, qui dominait tout le monde d’une tête, eut un toussotement de gêne. Car il était, lui, à l’origine de cette assemblée et craignait qu’elle n’eût été indirectement la cause de l’attentat.
— Tout était paisible, continua Aude, et nous avons profité de ce calme pour pousser un peu plus loin, vers la pointe de l’île que nous goûtons tant, parce qu’on y voit tout l’orbe de la baie et la forêt au loin. C’est alors qu’elles nous ont attaquées.
— Qui donc ?
— Mais les Indiennes, précisa-t-elle.
— Nos esclaves ? fit Villegagnon de qui cette troupe captive relevait.
— Oui, ceux qui aident à construire le fort. Ou plutôt leurs femmes, car, pour les maris, il semble qu’ils se soient tenus à l’écart.
— Et qu’ont-elles fait ? insista Richer.
Aude crut opportun de déclencher un sanglot qu’elle cacha de ses deux mains. Ce navrement affirmé, personne ne s’aviserait de rire de sa description.
— Eh bien, commença-t-elle avec répugnance, elles se sont dépouillées de leur tunique en un instant. Elles étaient couvertes d’horribles peintures rouges et noires qui les rendaient semblables à des démons.
— C’est le cas ! s’indigna Villegagnon.
— Elles se sont mises à battre des mains et à danser autour de nous. Il fallait entendre les cris qu’elles poussaient, en particulier deux, plus vieilles, qui ressemblaient tout à fait à des sorcières.
On percevait dans la pièce les hoquets de larmes poussés par Solange.
— Le cercle s’est resserré. Nous étions muettes de terreur. Vous ne pouvez pas imaginer comme elles étaient affreuses à voir et encore davantage à sentir. L’odeur de l’enfer ne doit pas être fort différente.
— Mais que voulaient-elles ? s’enquit Richer.
— C’est ce que nous ne comprenions pas. Nous ne savions même pas si elles avaient un plan, un chef ou si elles étaient seulement prises d’une folie de primitifs.
— Quand même, intervint Solange, il y avait l’autre…
— J’allais en parler, coupa Aude avec humeur.
— Quelle autre ? demanda Richer.
La jeune fille marqua un silence pour ménager son effet et elle lança un bref regard quelque part dans l’assistance, qui toucha son but.
— Il faut en effet vous donner ce détail horrible, combien que je répugne à l’évoquer. Parmi ces monstres droit sortis de la géhenne en était une, la plus jeune, qui appartenait à notre race civilisée.
— Quoi ! Une Blanche, s’écria Villegagnon, et d’où peut-elle venir ?
— Oh ! amiral, vous la connaissez bien.
Un murmure indigné parcourut en vague la petite pièce et les regards se tournèrent vers Villegagnon.
— Elle était couverte des mêmes peintures que les autres mais quand même on pouvait bien la reconnaître. Elle a ces yeux blancs comme des raves qui lui donnent l’air idiot, quoiqu’elle soit bien loin de l’être, hélas.
Villegagnon, incrédule, se tourna vers Just et vit qu’il était livide.
— Avec cela, précisa Aude aigrement, une gorge bien faite et avec laquelle on s’étonne qu’elle ait pu si longtemps se faire passer pour un garçon.
— Qui est-ce ? dit Richer qui n’avait guère remarqué Colombe.
Aude regardait Just.
— Un de mes pages et que j’aimais, dit fièrement Villegagnon.
Il ne souhaitait pas qu’un autre que lui réponde de ce qui était sa responsabilité. Il s’expliquerait avec Just en temps opportun et sans témoins.
— Travesti ? dit Richer avec dégoût.
— Il faut croire, répondit Villegagnon. Je l’ignorais.
Beaucoup, sur l’île, le savaient et la révélation du sexe de Colombe était pour eux moins étonnante que sa participation à l’attentat.
— Et que faisait cette fille avec les Indiennes ? demanda du Pont.
— Elle les commandait. C’était merveille d’ailleurs de l’entendre parler leur langue. La pauvre fille est devenue tout à fait une sauvagesse.
— Et que leur a-t-elle ordonné de faire ? dit Richer.
— Oh ! mon oncle, ne m’en faites pas trop dire. Ce fut déjà pénible de subir ces danses de damnés où elles m’exposaient leurs intimités de façon bestiale ; je ne souhaite pas me souiller davantage en en faisant la description.
On peut toujours faire fond, en la matière, sur l’imagination. Le conteur habile laisse l’auditeur compléter de telles scènes, en fonction de son âge et de ses désirs. Une brise obscène caressa un instant cette assistance d’hommes frustrés et les tint muets, sur le rebord du plaisir et de l’indignation.
— Et ensuite ? fit Richer en avalant péniblement sa salive.
— Ensuite est venu le complet outrage. La Blanche a donné un ordre et les autres se sont jetées sur nous, ont arraché nos vêtements et se sont précipitées sur nos membres avec leurs dents.
— Elles voulaient vous dévorer crues ?
C’était le point qu’Aude redoutait. Car, à un moment, il fallait bien atténuer le drame et laisser voir quelque chose de la farce. Solange et elle n’avaient sur les bras que des traces de dentures peu profondes et dont certaines avaient déjà disparu. Toute la mise en scène des sauvagesses visait à leur faire concevoir la plus grande peur, à la simple évocation qu’elles étaient des cannibales. Mais force était d’admettre qu’elles n’avaient eu aucune intention de leur faire du mal. De toutes, la seule morsure sérieuse était celle du ridicule.
Avec ses suçons le long de ses bras nus et sur les épaules, Aude inspirait plus de pitié que d’horreur. Le sinistre résumé qu’avait fait d’abord Solange en portant l’alarme était là pour accentuer l’impression générale de soulagement et aussi, hélas, faire naître quelques sourires.
— N’avez-vous pas appelé au secours ? s’indigna du Pont. Personne n’a pu vous venir en aide ?
Son sourcil froncé indiquait assez qu’il décelait là l’indice d’une nouvelle négligence, peut-être d’un complot.
— Nous avons crié tant et plus, glapit Solange.
Mais Aude ne préférait pas trop évoquer le moment où, les quatre fers en l’air, elles avaient poussé, sous la mâchoire de leurs consommatrices, des cris de basse-cour qui semblaient authentifier leur caractère comestible.
— Tout n’a duré qu’un instant, dit-elle pour clore ce chapitre. À peine étions-nous à terre qu’elles s’enfuyaient, toujours sous la commande de cette Française retournée aux mœurs sauvages.
Just sentait Villegagnon bouillir à ses côtés.
— Et où sont-elles allées ? gronda-t-il, prêt à s’y rendre sur-le-champ pour administrer les châtiments appropriés.
— Tout était prévu, fit Aude en hochant la tête. Un tronc d’arbre, creux en son milieu, flottait le long des récifs. Elles s’y sont précipitées et ont pris la fuite vers la terre ferme en pagayant.
— Et personne ne les a vues, personne n’a donné l’alarme ! Personne ne leur a tiré dessus ! hurla Villegagnon. Que faisaient donc les sentinelles sur la redoute ?
— C’est qu’au même moment, dit une voix derrière, près de la porte, quelqu’un a lancé des pierres contre les chaloupes.
Le Thoret, en sa qualité de chef des gardes, était intervenu pour justifier ses hommes. L’amiral le foudroya du regard.
— Et alors ?
— Alors, mes soldats ont cru que quelqu’un essayait de voler les barques. Ils se sont précipités par là.
— Et qui avait lancé ces pierres ?
— On a vu des Indiens s’enfuir vers les gabions.
— Je comprends, fit Villegagnon. Une diversion pendant que les autres s’échappaient. Combien de fuyards ?
— Neuf Indiennes, dit Le Thoret, et… elle.
Même maintenant, alors qu’elle était hors de danger, il ne pouvait se résoudre tout à fait à dénoncer Colombe. Il y avait longtemps que le vieux soldat savait à quoi s’en tenir à son sujet mais il avait toujours cherché à la protéger. À deux reprises, il était intervenu auprès de ses hommes pour qu’ils taisent ce qu’ils avaient découvert à son propos. Elle ignorait tout des bienfaits de cet ange gardien silencieux.
Il était trop tard. Les coupables, à cette heure, étaient déjà loin. Dans la chambre, on entendait sangloter Solange. Villegagnon mesura un instant la situation, puis s’avançant vers le lit, dit d’une voix caverneuse et solennelle :
— Je vous présente mes excuses, mademoiselle. Que Dieu vous rétablisse et vous garde.
Tournant brutalement les talons, il sortit dans une double haie de visages grimaçants qu’il se prit à haïr tous, sans exception.
Une pluie fine, hors de saison, remplissait la plage d’une buée tiède qui ne mouillait pas le sable en profondeur. En sautant de la pirogue, Colombe et les Indiennes riaient encore de la frayeur qu’elles avaient causée aux deux huguenotes. Nue, enduite d’une mince pellicule de sueur, d’embruns et d’eau de pluie, Colombe était encore tout exaltée par l’action et le danger. Elle se sentait heureuse d’avoir acquis sa liberté non seulement dans le vaste espace du monde mais aussi sur le minuscule endroit où elle lui avait été si longtemps refusée. De plus, elle la partageait et voyait avec plaisir les Indiennes perdre leurs gestes de soumission, retrouver les antiques prudences de la forêt, toucher des troncs vivants, des feuilles, des racines, rentrer dans l’univers palpitant de la jungle.
Quintin les avait précédées la veille en accompagnant l’aiguade et en restant à terre. Il les attendait sur l’étroit promontoire que défendait la seule tribu préservée de la tyrannie de Le Freux jadis et désormais de Martin. C’est elle qui, à la demande de Pay-Lo, acceptait encore de fournir de l’eau pour les besoins de l’île.
Mais s’ils se montraient amicaux avec les Français, ces Tupi restaient des Indiens habités de craintes magiques. Quand ils virent s’avancer les femmes captives, ils saisirent les massues, poussèrent des cris et montrèrent leur intention de les mettre à mort. Colombe craignit un nouveau drame. Elle s’interposa puis se jeta à la tête du chef.
— Ces femmes sont innocentes ! s’écria-t-elle.
— Ce sont des Tabajares, grondait l’Indien qui ne les quittait pas des yeux. Ce sont nos ennemis.
— Épargnez-les, dit Colombe. Regardez bien : ce ne sont plus des Tabajares mais de pauvres esclaves à demi mortes de travail.
Les malheureuses étaient blotties les unes contre les autres. Ce qu’elles redoutaient se produisait. On sentait qu’elles n’en concevaient pas de crainte. Peut-être même étaient-elles soulagées de retrouver l’ordre, fût-il impitoyable, qui était le leur.
— Les Tabajares, s’obstina le chef, nous ont tué plusieurs guerriers. Nous ne pouvons pas pardonner. Ce serait contraire à la règle et les esprits nous en voudraient.
— Ayez pitié, répéta Colombe.
Mais elle sentait bien que ce mot n’avait aucun sens dans les circonstances présentes. Déjà les guerriers approchaient pour se saisir des femmes.
— Un instant ! cria Colombe à qui cette dernière extrémité inspirait encore une idée. Elles ne sont pas à vous.
Le chef la regarda sans comprendre.
— Vous les avez vendues aux Blancs, expliqua-t-elle avec véhémence. Elles sont à nous. Si vous y touchez, c’est un vol.
Les Français s’attachaient à revêtir les Indiens d’une petite panoplie morale ; le respect de la propriété en était à la fois l’élément le plus clairement exposé et le plus éloigné de leurs conceptions. Les Tupi ne conservaient rien par-devers eux que leur voisin ne puisse partager sans leur en demander licence. Ils avaient l’instinct de faire de même avec les Blancs, ce qui provoquait leur indignation. Bien qu’ils n’eussent pas tout à fait saisi les ressorts de cette opinion, les Indiens avaient compris que l’acte appelé « vol » par les étrangers était ce qu’ils tenaient en plus grande horreur. Ils plaignaient secrètement ces malheureux que le dénuement, sans doute, poussait à donner tant de prix aux objets inanimés. Ils en voulaient pour preuve le fait qu’ils vinssent chercher jusqu’aux Amériques des choses aussi naturelles et abondantes que le bois.
À l’évocation d’un vol possible, le chef tupi montra un trouble sincère. Il réfléchit, regarda les prisonnières et se dit que le profit qu’il en tirerait serait maigre. Une saine pratique de l’anthropophagie commandait que seuls les hommes pussent être mangés. Que ferait-il donc de ces femmes ? Plus il détaillait ces malheureuses usées au travail, moins il entrevoyait de manière acceptable de les consommer.
— Je te les laisse, dit-il finalement à Colombe avec dégoût. Mais il ne faut pas qu’elles restent sur notre territoire.
Aussi la troupe des fuyards, munie d’une grande musette de peau pleine de gibier fumé et de farine, prit-elle séance tenante la direction de la forêt.
Le crachin d’été enduisait les feuilles d’un vernis neuf qui exaltait les couleurs. Des troupes de tamanoirs et de phacochères déambulaient dans l’espoir de rencontrer des souilles. Les Indiennes étaient radieuses. Leurs pieds n’étaient plus habitués aux sols divers et dangereux de la forêt : elles bondissaient d’un pas à l’autre avec une crainte délicieuse et l’apparence de danser. Quintin en tenait deux par la main, avec l’exaltante sûreté de celui qui connaît le chemin du paradis.
Ils dormirent deux fois en route, abrités par des rochers. La pluie cessa au deuxième jour. L’été reprit possession du ciel, comme un adulte qui se remet à une tâche après avoir fait mine un moment de la confier à ses enfants.
Pendant toute l’ascension, Colombe se sentit parfaitement heureuse. Non qu’elle fût fière de son dérisoire attentat. Elle avait simplement prévu de faire un peu peur à Aude et s’était laissée entraîner à son inspiration sur le moment en jouant la comédie cannibale. Mais elle était surtout heureuse d’avoir tombé le masque et affirmé doublement sa liberté : en dévoilant son identité véritable et en montrant que, pour être femme, on n’était pas contrainte de s’enfermer dans ces autres prisons que sont la modestie, la fausse pudeur et les robes à volants. En cet instant, courant parmi les bouquets d’euphorbes et de frangipaniers, son corps aguerri et caressé de peintures rituelles, jeune et tendu comme les feuilles turgescentes de caoutchouc, elle se sentait au carrefour de toutes les forces et de toutes les douceurs, de toutes les fermetés et d’autant de tendresses. Aucun lieu du monde, aucune époque n’aurait pu lui donner cette liberté, cette puissance. Tandis que le bleu pâli d’eau de la baie s’ébauchait au-dessus des arbres, elle sentait son âme prendre la même teinte pastel et sans ombre du bonheur.
Colombe connaissait bien maintenant les chemins de la côte. Elle en prit un plus long mais plus sûr, qui grimpait en lacet au milieu de rochers noirs piqués de yuccas en fleur. Vers les hauteurs, ils atteignirent un bois de pins colonnaires, bien reconnaissable sur son promontoire. Il leur suffit alors de suivre une large vallée couverte d’hibiscus et de cormiers pour parvenir en vue de la maison de Pay-Lo.
Le vieillard était assis sur une manière de trône fait de racines torses liées par du raphia. Deux Indiennes très jeunes peignaient doucement ses longs cheveux et sa barbe. À l’odeur de fleurs et de coquillages qu’il répandait, on comprenait qu’il venait de prendre un bain. Il se servait pour cela d’une immense jarre de terre pleine d’eau tiédie au feu dans laquelle il aimait rester assis plusieurs heures.
Colombe lui raconta toute l’histoire de leur fuite. Quand elle en vint aux femmes tabajares, il réfléchit.
— Je connais leur tribu, elle s’est déplacée et il n’y a guère de chances de l’atteindre sans tomber sur des bandes d’Ouatacas qui sont têtus comme des mules et ne se priveront à aucun prix de les mettre en pièces.
Les femmes s’étaient répandues dans le vaste espace d’arbres et de huttes qui faisait le domaine de Pay-Lo. Les Indiens les avaient accueillies avec bonté, leur donnaient à manger et à boire.
— Mais si elles veulent, dit Pay-Lo, elles peuvent rester ici. Ma famille et tous ceux qui vivent avec nous ne leur feront aucun mal.
Colombe, qui s’était assise à ses pieds, la tête sur ses genoux, resta silencieuse un moment tandis qu’il caressait doucement ses boucles blondes.
— J’ai eu des nouvelles de ton amie, reprit Pay-Lo.
— Paraguaçu ? Elle est vivante ?
— Oui, sa tribu est revenue par ici. Ils ont perdu beaucoup de monde pendant l’épidémie.
Colombe eut, pour la première fois, la pensée qu’elle avait peut-être apporté sans le savoir aux Indiens la maladie et la mort.
— Je peux aller la voir ? s’enquit-elle.
— Elle a dit qu’elle préférait te rendre visite. Je vais lui faire savoir que tu es ici.
Colombe reposa sa tête. Deux toucans, perchés sur un coffre sculpté venu d’Europe et qui avait maintenant pris racine au milieu des fougères et des bougainvillées, fixaient la scène avec gravité.
La disparition du danger, l’épuisement du long chemin, l’excitation qui avait précédé le départ, tout retombait peu à peu dans la calme tiédeur de cette forêt. L’esprit apaisé de Colombe revint vers l’île. Au dégoût qui l’en avait si puissamment détournée, faisait place une brume de nostalgie d’où émergeait la figure aimée de Just. En préparant sa fuite de l’île, elle n’avait pas mesuré à quel point elle brûlait tous ses vaisseaux, s’interdisait de revenir et donc de le revoir jamais. L’ivresse de la délivrance l’abandonna d’un coup à l’idée que, pour se retrouver libre et tout entière, elle s’était amputée d’une moitié d’elle-même. Et elle se découvrait à présent enchaînée au désir de lui être réunie.