CHAPITRE 11

 
 
 

En voyant Villegagnon s’enfermer avec l’un des jeunes truchements qu’il avait acceptés à bord, dom Gonzagues prévit des complications.

Le pauvre homme, un peu plus tôt, à l’époque où, par exemple, il arpentait le monastère avec sœur Catherine, eût été transporté de gasconde énergie à l’idée de devoir se justifier. Mais ces semaines de navigation l’avaient rendu méconnaissable. Il était amaigri par la dysenterie, rosi par un soleil qu’il supportait mal et toutes les fatigues de sa vaillante carrière se liguaient pour un dernier assaut. Il regardait fixement son bol, comme ses compagnons — les repas, en cette interminable fin de voyage, étaient plus redoutés que la faim qu’ils devaient apaiser. Le cuisinier raclait pour constituer les pitances des fonds de saumures poisseuses. Tous les animaux de bouche avaient été abattus. Restaient les mulets mais ils étaient eux-mêmes si maigres qu’on ne pouvait guère en attendre de profit. Le plus préoccupant était l’eau douce. Dom Gonzagues, qui préférait d’ordinaire des breuvages plus corsés, n’avait jamais pensé faire un jour des rêves si violents, où il se battait à mort pour conquérir une fontaine.

Personne n’accordait de crédit aux prédictions de Thevet et rien ne laissait encore espérer que la terre fût proche. Les plus jeunes et ceux que les fièvres avaient épargnés supportaient assez bien ces interminables privations. Mais dom Gonzagues sentait qu’il partirait l’un des premiers. Aussi, pour lui, l’inquiétude relative aux truchements était-elle plutôt une heureuse diversion qui détournait ses pensées du spectacle de sa propre agonie. Quoiqu’il n’eût rien à en attendre d’agréable, il sentit un frisson de bonheur au moment où Villegagnon le fit appeler à l’arrière.

Quand il arriva dans l’appartement où le chevalier conférait avec Colombe depuis deux heures, dom Gonzagues fut surpris par le calme et le naturel de la scène. L’amiral se tenait debout près des vitres et regardait le sillage agité d’écume, en contrebas de l’étrave. Le jeune truchement était assis sur un tabouret près du cabinet d’ébène. Un reste d’étiquette, dont il ne se déferait décidément qu’avec la mort, fit juger à dom Gonzagues que le jeune ladre se tenait mal : en effet, Colombe avait posé un coude sur l’abattant ouvert du secrétaire et soutenait sa tête de côté avec la main.

— Est-ce bien toi qui as fait venir ces deux mousses ? demanda Villegagnon sans regarder dom Gonzagues.

— C’est moi.

— En ce cas, parlons-en. Retourne sur le pont, Colin, et attends que l’on t’y rappelle.

— Mon frère ?…

— Plus tard.

Colombe montra sa contrariété et sortit.

Villegagnon saisit le tabouret qu’elle avait laissé vacant et en désigna un autre à dom Gonzagues. Ils s’assirent sous la grande tenture orientale à motifs de grenades dont la soie chatoyait dans la pénombre orangée.

— Je comprends que tu as encore cédé à une femme…, chuchota Villegagnon avec un malicieux sourire dans sa barbe noire.

Dom Gonzagues, plus sec que jamais, hocha la tête.

— Je parierais, insista l’amiral, que tu as fait des vers pour elle.

Était-ce la faim ou la honte, dom Gonzagues sentait la tête lui tourner. Il confirma encore du menton.

— En français ou en latin ?

— En français, avoua-t-il, la bouche aussi sèche que s’il eut mâché du parchemin.

— Tu as raison, s’écria Villegagnon qui avait tourné le dos à la tapisserie et s’appuyait maintenant contre elle. Je commence à me convaincre que ce bandit de Du Bellay est dans le vrai. On peut faire des chefs-d’œuvre en français.

Il soupira.

Dom Gonzagues, moins affaibli, l’aurait sommé de quitter ces préliminaires odieux et d’en venir au fait. Il dut subir encore de longues considérations sur le sonnet, invention italienne mais lieu de rencontre, peut-être, du latin et des langues romanes.

— Allons au fait, coupa finalement dom Gonzagues qui haletait de fatigue, je suis coupable : ils sont trop vieux pour faire des truchements, d’accord. Je ne les ai pas vus avant et c’est mon grand tort.

— Comment cette dame t’a-t-elle dit qu’elle s’appelait ?

— Qui cela ? Ah !… Marguerite.

— Marguerite comment…?

Dom Gonzagues baissa les yeux.

— Je ne lui ai pas demandé. C’est la tante des deux jouvenceaux.

— Leur cousine, prononça Villegagnon d’une voix forte et en se levant. Elle se faisait appeler leur tante mais en vérité, c’est leur cousine.

Il déambula dans l’appartement, jugea qu’il était temps de tout révéler et se planta devant le vieux soldat.

— Elle est la fille d’une défunte sœur aînée de leur père et de leur oncle. Compte tenu de la différence d’âge, ils l’appellent tante. Elle t’a dit qu’elle avait leur garde : c’est faux. Puisque tu ne sais pas le nom de cette Marguerite, je vais te l’apprendre, moi : elle s’appelle Mme de Griffes, car elle a épousé un certain conseiller de Griffes, voisin du domaine de ces enfants.

L’amiral fit encore une volte dans la pièce, les mains derrière le dos.

— Son mari et elle, poursuivit-il, ont tout fait pour abattre le vieil oncle qui avait la charge de ces deux enfants. Ce ne fut pas difficile, car il ne s’y entendait guère en affaires. De Griffes a fait si bien qu’il l’a ruiné et qu’il en est mort. En faisant partir les enfants, de Griffes et ta chère Marguerite ont écarté les derniers prétendants à l’héritage du domaine de feu l’oncle. Me comprends-tu bien ?

Dom Gonzagues tremblait du menton et sa barbe effilée jouait du fleuret dans l’air.

— De Griffes, grâce à toi, résuma Villegagnon, va s’enrichir des terres qui devaient revenir à ces enfants. Les terres de Clamorgan.

— Clamorgan ! s’écria dom Gonzagues.

— Oui, confirma l’amiral, voilà le nom que cette dame a tout fait pour te cacher et qu’elle a recommandé aux enfants de ne pas prononcer. Mais le fait est là : François de Clamorgan est leur père.

— C’est impossible ! protesta dom Gonzagues en se levant mais un vertige d’inanition le contraignit à se rasseoir.

Dom Gonzagues se remémorait le visage de Clamorgan. Il tentait de le comparer aux apparences si différentes des deux truchements et conçut d’abord un doute.

— C’est ce garnement qui t’a raconté cette histoire ? demanda-t-il en fronçant le sourcil.

Mais l’amiral était catégorique.

— Je l’ai reconstituée d’après ce qu’il m’a dit et j’ai tout recoupé avec soin. Il ne ment pas.

— Eh bien, en ce cas, j’ai été joué ! s’écria avec colère dom Gonzagues. Il faut faire justice à ces enfants, les renvoyer en France, leur faire attribuer l’héritage qui leur revient…

— Doucement, coupa Villegagnon le dos tourné, tenant entre ses deux bras écartés le secrétaire d’ébène, en sorte de sentir contre toute sa personne la rude et délicate paroi qui vibrait de pouvoirs et de secrets.

Il affectionnait de se tenir ainsi pendant ses méditations.

— Tu sais ce qu’il est advenu de François de Clamorgan ?

— Bien sûr, confirma dom Gonzagues.

— Eh bien, pourquoi ne pas considérer que ce voyage est une chance pour ces enfants ? Le procédé qui a été utilisé contre eux est ignoble, c’est entendu. Mais s’ils retournent en France, que va-t-il leur arriver ? Leurs terres ne seront plus à eux. Il leur faudra des années pour se les voir restituer. Qui les accueillera pendant ce temps ? Qui les fera vivre ? Qui mènera la procédure contre ce roué de conseiller de Griffes, qui est assez riche pour acheter tous les parlements de France ? On pourrait certes espérer une intervention du roi. Mais pour les fils de Clamorgan, il n’en sera jamais question…

— C’est tout juste, opina dom Gonzagues, mais son indignation n’était pas retombée. Pour autant que feront-ils au Brésil ? Les pauvres pensent y retrouver leur père…

Le nez tordu par la gêne, dom Gonzagues ajouta :

— … et j’ai eu la faiblesse de ne pas démentir cet espoir.

— Tu as bien fait, coupa l’amiral. J’y ai réfléchi. Le mieux est de les laisser vivre pour le moment dans la sécurité de cette fable. Je vais les garder auprès de moi : ils savent le latin, l’italien, un peu d’espagnol. J’en ferai mes secrétaires et, sur la colonie, ce petit état-major me sera précieux. Ils oublieront leur père. Peu à peu, la nouvelle France leur offrira des destins propres et ils y feront leur vie. Quand ils seront riches, ils pourront toujours retourner à Rouen faire valoir leurs droits. On les leur accordera d’autant plus volontiers qu’ils seront en mesure de les acheter.

Ce programme était évidemment le meilleur et dom Gonzagues sentit naître, comme tout soldat, une émouvante reconnaissance pour ce chef qui se montrait bien digne de l’être.

— Fais rentrer le plus jeune et va délivrer son frère.

Dom Gonzagues, soulagé de cette faute, sentait moins la faim. À part quelques mouches brillantes devant ses yeux, il se mit debout sans encombre et sortit en proférant au-dedans de lui de terribles et tendres malédictions contre Marguerite.

Colombe rentra dans l’appartement et resta plantée près du tableau de la madone.

— Votre père vous a-t-il jamais menés à Venise chez ce peintre ? demanda Villegagnon.

Elle détailla avec attention ces fonds de rose soutenu et ces couleurs frottées, l’expression surprise des visages, comme si la toile eût ouvert brutalement une fenêtre sur leur intimité.

— C’est le premier Titien, je gage, dit Villegagnon, qui va entrer dans le Nouveau Monde.

Colombe regarda la madone, ses yeux baissés, sa chair tendue, son air de douceur et de secrète connaissance propre à tenir en respect la rudesse ignorante des hommes. Elle se dit qu’elles étaient au moins deux femmes dans cette traversée et cette compagnie lui fit éprouver un vif plaisir.

En cet instant, trois coups frappés à la porte annoncèrent le retour de dom Gonzagues. Elle s’écarta de côté, si bien que Just entra à la suite sans la voir.

Le temps qui s’était écoulé depuis son emprisonnement avait été assez bref. Mais ces quelques jours avaient suffi, en leur ôtant la familiarité qu’ils avaient depuis si longtemps l’un de l’autre, pour qu’ils se sentissent changés en se retrouvant.

Just, amaigri, semblait grandi d’autant et la carence de ses chairs soulignait la force et l’ampleur de sa charpente. Il se tenait les jambes un peu écartées, comme un alité qui reprend la marche et cette faiblesse campait sa stature avec une paradoxale assurance. Sa barbe, aux joues, n’était plus décolorée par le sel et sculptait son visage amaigri.

— Ah ! s’écria Villegagnon, mais celui-là est tout à fait un homme. Ton frère m’a assuré que tu n’avais que quinze ans. Je t’en aurais donné deux de plus.

En disant « ton frère », Villegagnon avait pointé Colombe du menton. Just se retourna, la vit et courut vers elle.

Tant qu’ils s’étaient vus comme des enfants, ils se jetaient dans les bras l’un de l’autre sans épargner baisers ni caresses. Fût-ce à cause de l’indiscrète exploration de Quintin ou simplement parce que après avoir été séparés ils se regardaient autrement, ils mirent en tout cas une retenue nouvelle dans leur embrassade. Elle n’était pas moins chargée d’émotion, au contraire, mais à la joie de la délivrance s’ajoutait cette fois le trouble nouveau de se sentir différents. Villegagnon prit cela pour la réserve virile bien naturelle entre deux garçons et il échangea avec dom Gonzagues un coup d’œil attendri.

— Mes enfants, déclara l’amiral dès qu’ils furent séparés, nous avons bien connu votre père. Il était à Cerisolles avec nous.

— Nous y étions aussi, bondit joyeusement Colombe. En tout cas, c’est ce qu’il nous a dit. Combien de fois nous a-t-il raconté cette bataille. Il paraît qu’il nous avait couchés dans le foin, à quelques lieues de là, et que des paysans nous gardaient.

On n’évoque pas une victoire, l’eût-on vécue dans le foin, sans émouvoir les soldats qui y ont combattu. Les yeux baissés, la moustache vibrante, dom Gonzagues éprouvait le seul confort que procure la soif : celui de ne pas pouvoir pleurer. Mais Just, en entendant ce récit, baissa les yeux et montra une gêne mélée de colère que Colombe ne s’expliquait pas.

— Père va-t-il nous attendre, là où nous allons arriver ? demanda-t-il avec la plus grande dureté dans la voix.

— Non…, bredouilla Villegagnon qui ne s’attendait pas à être serré de si près. Vous devrez sans doute patienter avant de le trouver.

— Les Français sont-ils si nombreux là-bas ? insista Just.

— Pas encore mais… les Amériques sont immenses. Votre père, pour son devoir, peut être appelé aussi loin du point où nous allons accoster que Constantinople l’est de Madrid.

Colombe comprit, en voyant Just écouter ces réponses avec un visage hostile et fermé, que sa colère ne tenait pas à ce qu’elle avait dit tout à l’heure ni à rien de ce qui concernait leur père. Just marquait seulement à Villegagnon une défiance persistante que n’avait pas dissipée sa libération.

— Suis-je libre ? demanda-t-il insolemment au chevalier.

— Mieux que cela : je vous prends tous deux à mon service. Vous serez mes secrétaires et mes aides de camp.

— J’y mets une condition, objecta Just.

Tout en manifestant sa surprise, Villegagnon ne parut pas autrement outragé par ce ton de fermeté, tant il était revenu vers les deux enfants dans des dispositions d’indulgence.

— Je ne veux pas être traité autrement que celui avec lequel je me suis battu, expliqua Just, ni obtenir sur lui une victoire déloyale. Il se nomme Martin et il est encore aux fers.

Ces points d’honneur étaient familiers au chevalier et il les comprenait. Mieux, même, il se réjouissait de découvrir là une ressemblance entre le père et le fils, que leur apparence ne montrait pas.

— Eh bien soit, je libérerai ce maraud et s’il te cherche encore querelle, tu te défendras comme tu l’entends.

Pendant tous ces débats, l’heure avait tourné. Le sillage du vaisseau se colorait de mauve et d’indigo tandis que s’allumait dans le ciel d’orient une étoile immobile. En cette heure ultime du jour, les vents marquaient souvent une pause, les voiles s’affaissaient et le navire, baigné de silence, semblait se recueillir pour une invisible vêpre. Or, tout au contraire, ce fut le moment où parvint dans le carré, assourdi par les tapisseries, un grand tumulte venu de l’avant.

Villegagnon se précipita au-dehors et les autres à sa suite. Tout l’équipage et nombre de passagers se tenaient à la proue le nez en l’air. D’autres arrivaient encore en courant, montant de l’entrepont et des cales. Villegagnon se fraya un chemin jusqu’au beaupré. L’horizon devant eux était rouge à l’endroit où le soleil finissait de disparaître. On ne voyait aucune terre ni, quand le ciel s’assombrit, aucun feu. Les vigies, d’ailleurs, n’avaient pas crié. À vrai dire, rien n’était perceptible sauf une odeur étrange, tout à la fois faible et immense. Faible parce qu’il fallait concentrer toute son attention pour en discerner la pointe dans l’air tiède ; immense parce qu’elle envahissait toutes les directions, entourait le bateau et paraissait s’étendre sur toute la surface de la mer.

Pourtant, elle ne lui appartenait pas. Le nez, de science aussi certaine que la vue ou l’ouïe, affirmait que c’était bien une senteur de terre.

Il est des terres qui exhalent l’herbe, le bétail, la pourriture, les labours. Cette odeur-là n’évoquait rien de tel. Elle était acidulée, juteuse, turgescente, printanière. En fermant les yeux, on avait envie de dire qu’elle était colorée, rouge, peut-être orangée.

Soudain quelqu’un découvrit le mot juste et cria que cela sentait le fruit.

En effet, c’était bien une essence subtile de pulpe qui se répandait en vapeur sur toute l’étendue de la mer, une immense odeur de fruit mûr. Une île se voit mais elle n’a pas ce parfum lointain et puissant. Seul un continent peut jeter aussi loin sur la mer ses fragrances végétales, tout comme l’océan envoie dans la profondeur du littoral ses embruns salés et ses senteurs de varech.

Villegagnon pleurait de joie dans son poing fermé et tous, autour de lui, s’embrassaient.

Il leur fallut encore naviguer deux jours pour être en vue de la côte.

Trois mois et demi s’étaient écoulés depuis leur départ du Havre.