CHAPITRE 6

 
 
 

La volonté commune de mettre un terme à l’anarchie théologique qui paralysait l’île s’était traduite par une mesure minimale : les prêches étaient désormais limités à une demi-heure, une seule fois par jour et en un lieu convenu. Ils ne comportaient plus ni attaque contre le pape ni blasphème à propos de la Vierge Marie. Cette modération avait contribué à ramener un peu de calme. Mais, du coup, la religion nouvelle ne progressait plus guère et l’autre, fidèle aux dogmes catholiques, avait beau jeu de dire qu’elle avait triomphé. Deux camps se dessinaient, méfiants l’un à l’égard de l’autre, et leur hostilité risquait à tout moment d’éclater.

Il était toujours urgent de proposer une solution qui préserverait l’unité. Une inquiétude au sommet remplaça l’agitation à la base, que la fin des prêches avait apaisée. Car chacun avait de l’unité une conception bien à lui, qui supposait la reddition des autres. Pour dom Gonzagues, que la direction du parti catholique avait revigoré, les nouveaux venus seraient pardonnés dès lors qu’ils entonneraient le Credo. Pour les protestants, seule une renonciation complète à l’idolâtrie était acceptable. Ils s’employaient à renforcer leur camp, à enseigner les nouveaux convertis dans les principes de Calvin et à organiser en leur sein une police capable d’extirper l’hérésie là où elle voudrait trouver refuge. Du Pont était le maître temporel de cette faction et rien ne se faisait, concernant le demi-peuple protestant de l’île, sans qu’il n’eût à se prononcer.

Villegagnon seul n’avait pas abandonné l’idée d’un compromis raisonnable. Afin d’étudier les propositions les plus récentes du réformateur de Genève et de voir s’il était encore possible de les rapprocher de la religion de Rome, l’amiral s’était fait remettre par Richer le dernier ouvrage de Calvin intitulé Les ordonnances ecclésiastiques. Cela n’avait d’ailleurs pas été sans mal car le pasteur n’en possédait qu’un exemplaire et craignait que Villegagnon voulût en profiter pour le détruire.

Ce que l’amiral découvrit dans ce texte l’épouvanta. Toute la liberté, l’audace, la lave bouillante de l’esprit qui coulait à travers les premiers écrits protestants s’était figée dans Les ordonnances. Sous le prétexte d’y mettre de l’ordre, Calvin semait la mort dans ses propres idées. La Réforme, sous sa plume, devenait règlements, châtiments, police. Villegagnon s’en voulut d’avoir, par ignorance de cette évolution, fait appel à un tel homme. Mais l’erreur était commise ; il fallait en sortir. De nuit, de jour, sans manger, sans sortir ni prendre de repos, Villegagnon hacha fin toutes ces idées, les mêla des aromates tirés des Anciens, farcit le tout de fragments d’Évangile, pétrit, fit revenir, dorer, assaisonna à sa manière rude d’homme de guerre. Cette cuisine théologique l’aida à assimiler les principales difficultés et à bien réduire le problème central qu’il s’agissait de résoudre. Comme il en avait eu l’intuition, tout, finalement, pouvait s’arranger. Le célibat des prêtres n’était pas abordé par l’Évangile, la gratuité du salut n’était pas sérieusement remise en cause par le parti catholique de dom Gonzagues : celui-ci se défiait trop du clergé pour le créditer du pouvoir de sauver. Et l’on était libre toujours de faire dire des prières contre argent sonnant ; elles pourraient aider à la salvation mais non la provoquer. La Vierge Marie constituait un obstacle plus sérieux. Mais l’âme poétique de dom Gonzagues fournissait la solution : on pouvait laisser les catholiques célébrer Marie sans pour autant reconnaître sa nature divine. Après tout, ce ne serait pas la première femme à qui l’on supposerait plus de pouvoir qu’elle n’en avait. Les protestants pouvaient admettre cette tendresse, sans la confondre avec l’idolâtrie. En matière de liturgie, communier sous les deux espèces était conforme à l’esprit des premiers temps ; quant à la pureté du vin, chacun pouvait en décider à sa convenance…

Finalement, le nœud de la controverse, qu’il s’agissait de trancher, le centre même du débat susceptible, selon son issue, de séparer à jamais les deux partis ou n’en faire plus qu’un, était le point que l’amiral avait entrevu au moment de la Cène : le Christ était-il en personne dans l’hostie ? Car tout, en vérité, procédait de là. S’il n’y était pas, l’homme était abandonné. Il pouvait recevoir la grâce divine, peut-être, mais toute communication avec ce Dieu salvateur lui était interdite. Il n’était possible ni de s’adresser à Lui, ni de se nourrir de Sa Vie. Dieu avait envoyé son Fils puis l’avait repris et l’homme n’avait pour lui que la parole laissée par le Sauveur. Dans cette île au bout du monde, Villegagnon savait ce que la solitude voulait dire. S’il n’en avait jamais souffert c’est parce que, par l’étroit canal de la communion, il pensait pouvoir être en tout temps et en tout lieu mis en présence de son Dieu consolateur, source de vie et d’éternité.

Si le Christ est dans l’hostie, le croyant n’est jamais seul, jamais perdu, jamais affamé. Et au jour du Jugement, la résurrection concernerait non seulement l’esprit des morts mais leur chair, rendue vivante par l’absorption effective de celle du Christ. Or rien n’était clair sur ce point. Les catholiques parlaient de transsubstantiation : le pain et le vin devenaient la vraie chair et le vrai sang du Christ. Luther utilisait le mot de consubstantiation : le pain et le vin, sans cesser d’être ces matières profanes, devenaient aussi la chair et le sang du Christ. Mais que disait Calvin ? Il semblait rejeter les idées catholiques, comme luthériennes, sur ce point, nier la présence matérielle du Christ. Et cependant, il fustigeait ceux qui, comme Socin ou Zwingli, faisaient de la communion un geste symbolique, vide de Dieu, la pure et triste commémoration éternelle du Sauveur disparu.

Là était le centre du débat. Il fallait sommer les calvinistes de s’expliquer. En les poussant dans leurs retranchements, l’amiral espérait les voir enfin tomber d’un côté ou de l’autre : soit ils acceptaient enfin — même du bout des lèvres — la présence réelle, et Villegagnon se faisait fort d’aplanir tous les obstacles qui restaient encore avec les catholiques, soit ils la rejetaient. Alors ce Dieu inapprochable, qui abandonnait l’homme à la solitude et à la mort, ne pouvait être servi par personne. Les pasteurs étaient donc des imposteurs et les sacrements des momeries. Les huguenots ne survivraient pas à ce ridicule.

Aux stériles conciliabules des ignorants — qui avaient heureusement pris fin — Villegagnon comprit que devait se substituer une joute au sommet, éclairée de toutes les lumières possibles. Les réformés avaient repoussé ses premières velléités de débat : ils ne pourraient se soustraire à celle-là qui serait bien limitée, décisive et surtout obligatoire. Il convoqua maître Amberi pour lui faire rédiger en bonne et due forme une sommation à comparaître.

Du Pont reçut le lendemain la notification du colloque auquel étaient conviés Richer, Chartier et quelques protestants (dix au plus) dont le secours pouvait être jugé utile. La sécurité des participants serait strictement assurée, aucune arme tolérée dans l’enceinte où se tiendrait le débat : les esprits étaient suffisamment échauffés, en particulier du côté de dom Gonzagues, pour ne pas rendre cette précision superflue. Du Pont fit savoir sur-le-champ qu’il s’y rendrait.

 
 
*
 
 

Sur la courtine presque achevée du fort, il restait à poser de grosses pierres rectangulaires, taillées pour servir de créneaux. Just supervisait cette opération délicate. L’art subtil de la fortification militaire lui était désormais familier. Cette connaissance, en ce qui regardait la mer, n’était l’apanage en Europe que des chevaliers de Malte. Aucune place forte maritime n’était édifiée sans leur conseil. Ils se gardaient de confier à un livre, toujours susceptible d’être ravi, les secrets de cet art. Il ne se transmettait que de maître à élève et Villegagnon n’en avait pas eu de plus attentif que Just.

Le jeune chevalier, malgré tous les malheurs qu’avait traversés la colonie, ressentait une fierté profonde lorsqu’il contemplait ce fort. Chaque détour de muraille lui parlait : il en comprenait l’utilité, admirait l’intelligence de leur disposition, cette manière fascinante qu’a la pensée militaire de convertir le mouvement en géométrie, de prévoir l’attaque, ses axes, sa vitesse et de lui opposer la résistance immobile d’un rempart bien fait. Il n’en était pas à souhaiter que les Portugais vinssent éprouver la justesse de ses calculs. Mais s’ils le faisaient, il avait confiance : la forteresse tiendrait.

Il arpentait ce matin-là le bord de la muraille, là où devait s’interposer bientôt un parapet de pierre. Des grincements de palan, bruits qu’il aimait, accompagnaient la lente montée d’un bloc, à la flèche d’une grue de bois. Ce rigoureux travail qui ferait correspondre exactement les masses roides des matériaux taillés constituait une apaisante diversion aux difficiles entremêlements humains. Dans ces domaines de l’esprit, et plus encore du cœur — mais Just répugnait à y penser —, tout est toujours si imprévisible, si flou, si mouvant. Les intentions se retournaient, les sentiments n’étaient jamais loin de leur contraire, les accords se révélaient instables, les apaisements délicats. Rien ne valait la bonne simplicité d’une pierre au carré pesant sur une autre, en lui jurant fidélité pour les siècles.

Aussi Just fut-il légèrement irrité, au moment où le bloc parvenait à sa hauteur et commençait, sous la traction de deux hommes, à pivoter lentement, quand il vit Colombe approcher sur le faîte du rempart et venir à lui. Il fit quelques pas dans sa direction afin que leur conversation, qu’il redoutait, n’arrive pas aux oreilles des ouvriers. Elle s’arrêta devant lui. Dans cette matinée déjà chaude, la clarté de l’automne austral la lui montrait différente. Il n’aurait su dire en quoi. Peut-être cet air de courroux, cet œil inquiet qui cherchait à l’éviter lui firent-ils redouter quelque trait d’ironie ou de colère. Mais elle lui parla doucement et, contrairement à son habitude, sans sourire.

— Je pars, Just. Il faut nous dire au revoir.

Avec sa musculature d’homme de grand air et d’armes, son visage plus effilé, la lame droite de son nez, ses lèvres encore épaisses que gerçait le vent salé, il était si différent de l’adolescent mal équarri qui avait débarqué deux ans et demi plus tôt… Il semblait s’être construit avec le fort et dans la même matière grave, polie, immarcescible. Colombe aurait voulu tout à la fois s’emplir une dernière fois de ce visage et ne pas avoir à le contempler. Elle craignait de provoquer la douloureuse cérémonie d’un adieu.

— Où vas-tu ? demanda Just.

C’était comme prendre le plus petit outil possible pour manier une substance délicate et peut-être dangereuse.

— Chez les Indiens.

— Encore ! s’exclama-t-il.

Colombe lui en voulut d’abord de comparer sa décision présente à ses précédents voyages, qu’elle avait faits dans un tout autre esprit. Mais aussitôt, elle se dit qu’en rendant l’affaire plus banale, il lui évitait d’avoir à faire l’aveu qu’elle comptait cette fois ne pas revenir.

— Oui, dit-elle. Encore.

Just baissa les yeux. Tout ne lui était pas compréhensible mais il sentait le reproche de ce choix. Faute de concevoir que le monde indien pût être autre chose que la vie sauvage, le contraire abominable de la civilisation, Just percevait ce qu’une telle référence contenait de critique et presque d’insulte. Aimer la forêt, c’était porter sur les efforts de la colonie le regard le plus impitoyable, formuler le jugement négatif le plus radical.

— Allons, Colombe, dit-il avec un mélange de timidité et d’accablement. Tout va finir par s’arranger, ici.

Un instinct double écartelait Just, lui disait à la fois qu’elle avait raison et qu’elle était pourtant dans l’erreur.

— Tu verras, nous y arriverons, ajouta-t-il.

Et dans ce moment, elle sentit ce qu’a d’incomparable l’attachement que l’on peut contracter dès l’enfance pour un autre être. De leurs jeux à Clamorgan, de leur brillante misère d’Italie jusqu’à ces jours noirs de la traversée, ces peurs, ces espoirs, ils avaient su se donner tant d’amour et de courage par ces mots : nous y arriverons. Et le destin de cette phrase magique n’en était que plus cruel, à l’heure où, sans douter qu’ils y arriveraient, elle ne le voulait tout simplement plus.

— Arriver à quoi, Just ? Les esclaves violées, l’île détruite, la haine partout, tu ne vois rien ?

Mais le chemin de ronde bien rectiligne, le bloc qui maintenant commençait de s’abaisser jusqu’au parapet, la fierté des armes, les bateaux au mouillage, toute la baie attendant la conquête et le triomphe de la France antarctique répondaient pour Just. Il se contenta de relever les yeux et d’embrasser ces métamorphoses du regard. Elle comprit.

— Je ne supporte plus de mentir, fit-elle en pinçant sa chemise sans forme.

C’était passer du grand mensonge de la colonie au tout petit, qui la concernait et sur lequel, au moins, ils pouvaient être d’accord.

— On peut avouer la vérité à Villegagnon, hasarda Just.

Mais ce mot-là était faux. Elle le connaissait trop bien pour ne pas le sentir. Dans la délicate situation de la colonie, Just n’avait aucune intention d’ajouter ce tracas au chevalier. Surtout, il avait trop à redouter dans ce moment de tension où tout pouvait tourner à l’orage. Elle se dit qu’il était aussi courageux que jamais sous le feu et le travail mais qu’il manquait encore de cette force qui convertit l’audace extérieure en courage intime. Elle se souvint de ses regards avec Aude et toute la hargne lui revint.

— Je ne serai pas là pour ton mariage, dit-elle sans pouvoir empêcher son œil de sourire et de faire plus mal encore que ses paroles.

— Mon mariage ! se récria-t-il. Mais de quoi donc parles-tu ? Jamais je n’ai…

— Allons, coupa-t-elle en haussant les épaules, au moins, ne sois pas aveugle : tu l’aimes. Tant mieux pour toi.

Elle eut honte d’un coup d’avoir si lâchement appliqué le fer des mots sur la plaie de la vérité.

Désarçonné comme s’il avait reçu une lance, il se troubla, moins de ce qu’elle avait eu l’audace de lui dire que d’avoir été assez lâche pour ne pas vouloir le penser. L’évidence le disputait à l’indignation et il ne savait sous quel empire se placer. Colombe se serait méprisée d’accepter une victoire aussi facile.

— Défie-toi de toi-même, mon Just.

Qui pouvait savoir ? N’était-elle pas secrètement heureuse que cette passion vînt rompre la comédie usée de la chasteté et de la camaraderie virile ? Le malheur n’était pas qu’ils osassent enfin devenir l’un et l’autre ce qu’ils étaient, un homme et une femme, mais qu’en perdant le lien d’enfance qui les unissait, ils ne pussent cependant en nouer un autre ; car ils étaient d’abord, quelque doute qu’elle en eût toujours, un frère et une sœur.

Rompant leur silence embarrassé, un cri retentit derrière eux. En posant trop brutalement le bloc de pierre, les manutentionnaires l’avaient fendu. Just courut vers le palan.

Colombe en profita pour s’enfuir sans se retourner.

 
*
 
 

Le colloque eut lieu dès le lendemain, les huguenots ayant fait savoir qu’ils étaient prêts à la confrontation et n’exigeaient aucun délai pour le préparer.

On s’assembla dans une nouvelle enceinte, attenante au gouvernorat. Villegagnon l’avait fait édifier pour abriter le futur Conseil de l’île, à la constitution duquel il avait sacrifié. Les deux pasteurs et une demi-douzaine de fidèles prirent place d’un côté sur des bancs tandis que du Pont se plaçait en retrait, debout pour son confort. En face, dom Gonzagues conduisait une petite troupe d’artisans en qui il avait fait naître un violent attachement à la Vierge Marie, en même temps que l’espoir d’une bonne place.

Villegagnon s’installa à l’étroit bout de la salle, à égale distance des deux groupes, Just et Le Thoret debout derrière lui, flanquant les portes. Enfin le pauvre notaire Amberi était assis à un petit pupitre au milieu de ces deux lignes d’adversaires et semblait désigné pour être la première victime de leurs échanges. Une hostilité palpable emplissait la pièce. Dans les jours précédents, plusieurs convertis étaient revenus sur leur abjuration. Des pressions s’étaient exercées sur eux, des menaces leur avaient été jetées. Une bagarre avait éclaté sur le chantier. Chacun était désormais sommé de faire allégeance à un camp et devait se déterminer, bien que l’on fût toujours dans l’ignorance de leur exacte différence. On ne savait au juste pourquoi l’on devenait « huguenot » ou « papiste », mais, une fois qu’on avait choisi son espèce, il n’était plus question d’en changer. Dans la salle se marquait de l’impatience. Les cloisons de palmes construites à la hâte laissaient voir au loin des blancheurs de sable et la ligne de jade des eaux. La chaleur suffocante s’était humectée d’un voile de brume, étrange pour la saison, qui cachait le soleil. Plusieurs assistants, mal à l’aise et se demandant encore s’ils ne feraient pas mieux d’enjamber les claustras et de s’enfuir, répandaient dans l’air immobile des fumets d’aisselles inquiètes.

— Êtes-vous prêt, maître Amberi ? s’enquit enfin Villegagnon.

Le signe d’acquiescement du notaire marqua l’ouverture des travaux.

— Messieurs, commença l’amiral en prenant sa voix de barde, propre à déclencher l’allégresse et la fraternité, nous croyons tous en Notre-Seigneur Jésus-Christ. La lumière et la vérité sont entre nos mains, sur cette terre abandonnée dont nous allons faire le jardin du roi de France.

Dom Gonzagues soupira. Le mot de jardin faisait toujours naître en lui des vers car il aimait évoquer poétiquement la Femme, ses cheveux peignés, son fard, ses prunelles sous les espèces métaphoriques d’allées roidement tracées, de parterres de fleurs et de bassins limpides.

— Mais, cria Villegagnon en tirant le vieux chevalier de sa torpeur poétique, face aux dangers qui nous environnent, nous avons le devoir de rester unis et de ne point troubler l’entendement de ceux qui nous sont confiés par des divergences sans importance.

Ce dernier mot souleva des indignations de toutes parts. Les poitrines se bombèrent, plusieurs exprimèrent des raclements de gorge comme s’ils se préparaient à tirer l’épée.

Villegagnon, si à l’aise qu’il voulût paraître, était circonspect. Lui qui avait accueilli les protestants avec joie, croyant que l’esprit de liberté et de saine controverse soufflerait désormais sur la colonie, avait appris à ses dépens que le débat n’était pas pour eux le bienvenu. Il ne fallait pas accepter de croiser le fer sur des vétilles.

— Nous allons nous en tenir à l’essentiel, dit-il. Le restant en procédera. Aussi formulerai-je la question tout droitement : Notre-Seigneur Jésus-Christ est-il oui ou non présent en personne dans la communion ?

Saisissant une simple feuille qu’il avait préparée, il exposa toutes les conséquences de cette présence pour le salut et l’impossibilité, à ses yeux, de fonder un culte qui ne le reconnaîtrait pas. Sur ce point, bien que placé au centre, il se montrait plus près des catholiques. Dom Gonzagues marqua son assentiment. Richer prit la parole avec solennité.

— Oui, prononça-t-il en ménageant son effet. Le Christ est là, pendant la Cène.

Une détente se marqua sur le visage crispé de Villegagnon. Dom Gonzagues redressa fièrement la barbe.

— Comme l’écrit Calvin, cita Richer en lisant à son tour un papier, « nos âmes sont repues de la substance de Son corps afin qu’à la vérité nous soyons faits un en Lui ».

— Ah ! mon frère, s’écria Villegagnon en se levant, je vous embrasse.

Mais Richer, devant le péril de cette accolade, riposta promptement.

— Laissez-moi achever ! Le Christ y est, ai-je dit…

Villegagnon s’était rassis et souriait de bonheur.

— … mais il n’y est pas.

Un « oh ! » d’indignation secoua le côté catholique et fit blêmir de dépit l’amiral.

— Il n’y est pas, continua Richer en levant la main pour qu’on le laisse poursuivre, parce que Calvin l’écrit : « Il n’y a ici que du pain et du vin. Et ce ne sont pas des choses pour certifier le salut de nos âmes ; ce sont viandes caduques, comme dit saint Paul, lesquelles sont pour le ventre. »

— Corps-saint-jacques ! hurla l’amiral : il faut vous décider. Il y est ou il n’y est pas. Il ne dépend pas de vous de l’en ôter ou de l’y mettre.

— Si, justement. Le Christ est là, parce que nous l’y mettons, expliqua Richer.

Des clameurs montèrent du banc catholique.

— C’est la foi du croyant, continua le pasteur sans se troubler, qui le fait venir en esprit, dans sa nature divine. Mais quant à lui, il est à la droite du Père, aussi éloigné du pain et du vin que le ciel l’est de la terre.

— Ainsi, cria Villegagnon pour couvrir le tumulte du côté de dom Gonzagues, l’homme est abandonné, l’homme créé par Dieu à son image, l’homme qui reflète Sa perfection…

— Cessez ! glapit du Pont qui, jusque-là, était resté en retrait. Oui, cessez vos billevesées, amiral, sur la bonté de l’homme. L’homme n’est pas bon. Il est perdu, damné, enchaîné à son destin de vouloir le mal et de l’accomplir.

— Et son corps souillé, renchérit le pasteur les yeux pleins de dégoût, sa chair misérable n’auront aucune part, heureusement, à la Résurrection du dernier jour.

Un grand silence se fit, dont Villegagnon fut la cause. Jusqu’ici, il défendait les thèses catholiques avec sincérité mais modération, cherchant la voie moyenne et l’apaisement. Or soudain, dans ce qu’il venait d’entendre, c’est la foi de l’humaniste, sa conviction la plus intime qui était touchée au cœur. Le coup était autrement grave. Il se redressa d’un bloc et avec une telle force que les murmures cessèrent dans l’instant.

Il regarda tour à tour du Pont et Richer avec une indicible haine. De tous les péchés qui se pussent commettre, ils avaient succombé au seul qu’il ne pouvait leur pardonner : celui de ne pas aimer leurs semblables. S’il voulait, lui, Villegagnon, défendre l’idée que l’homme serait sauvé, c’est parce qu’il était pénétré de sa beauté, de sa grandeur et d’une perfection qui fait toujours de lui le miroir de Dieu, même s’il s’est brisé pendant la chute. Eux se haïssaient eux-mêmes. Il comprenait mieux comment cette religion de l’amour avait pu en même temps produire ces monstres d’anabaptistes. Si l’homme est mauvais et qu’il ne peut rien faire pour se sauver, autant en effet qu’il pèche tout son soûl et se repaisse de sa propre horreur.

— Notez ! gronda finalement Villegagnon en pointant le doigt vers maître Amberi. Notez ce qui sépare ces messieurs de nous et qui les en séparera toujours.

Il commença à proposer une formule de désaccord que Richer contesta, jusqu’à rédiger un véritable constat de divorce. La plume du notaire courait en crissant sur le mauvais papier. Dans un silence accablé, chacun calculait les conséquences de cet événement.

C’est au moment de signer que les cris leur parvinrent. Le moindre bruit, dans cette pièce sans mur, entrait librement. Cette fois, les cris ne venaient pas d’un oiseau et ils étaient proches. Quand ils s’accrurent encore, on reconnut la voix d’une femme. Just, sur un signe de l’amiral, ouvrit l’une des portes. Une camériste, les cheveux défaits, sa robe noire déchirée qui pendait sur un sein, les yeux hagards, entra en hurlant dans la salle du conclave.

— Eh bien, Solange, qu’y a-t-il ? s’écria Richer.

— Mademoiselle Aude ! Mademoiselle Aude ! hurlait la duègne.

— Allons, allons, parlez.

Alors, à demi pâmée, une main sur la tête du notaire, la pauvre femme lâcha avant de s’évanouir :

— Les cannibales l’ont mangée.