Il est des victoires qui désespèrent. Celle que Villegagnon venait d’obtenir en était une. Il s’enferma pour méditer cet échec. De deux jours, on ne le vit pas sortir de la pièce à claire-voie où il travaillait, mangeait et dormait d’ordinaire. À ceci près que pendant ces deux jours, il ne travailla ni ne mangea ni ne dormit, occupé qu’il était à faire les cent pas en gémissant. De temps en temps, il s’arrêtait et lançait, avec un cri, un vigoureux coup de poing contre le plateau en chêne de sa table.
L’œuvre était bonne, corps-saint-jacques ! Apporter les secours de la civilisation dans ces contrées de cannibales était une entreprise juste, glorieuse, nécessaire. Mais pour mener à bien cette grande Idée, sur qui pouvait-il compter ? Sur des couards et des ladres, des repris de justice et de mauvais ouvriers. La nuit même où les truchements avaient été défaits, quatre chaloupes de fuyards avaient conduit vers la jungle une trentaine de ces misérables. Ils préféraient la vie de luxure parmi les Indiens à l’avenir honnête qu’il leur offrait.
Villegagnon avait donné des ordres pour que le campement des civils soit désormais gardé de jour comme de nuit. Une sentinelle dormait aussi au port près des chaloupes. L’ennemi extérieur n’était pas (encore) venu : c’est au-dedans qu’était née la mortelle corruption et toute l’œuvre s’en trouvait menacée. Fallait-il pour autant renoncer ? Le mot même, pour ne rien dire de l’idée, lui faisait horreur. Devant les murailles d’Alger, en 1540, sous la pluie, quand Charles Quint, qu’il avait accompagné sur la requête de l’ordre de Malte, avait donné le signal de la retraite, lui, Villegagnon, seul de vingt-deux mille hommes dont quatre cents chevaliers, était retourné planter son épée dans la porte de la ville. Il y avait gagné une arquebusade, un bras gauche mal brisé et des sarcasmes. Mais qu’importe, il avait crié aux Maures sidérés, qui le visaient du dessus des murailles : « Nous reviendrons ! » Alors, Le Freux…
Lorsqu’il y songeait, Villegagnon se disait que toute l’erreur était d’avoir confié la tâche d’encadrer son troupeau vicieux à Thevet. Le cordelier ne valait rien comme pasteur, il n’avait d’ecclésiastique que l’habit, quand il pensait même à le boutonner. On ne pouvait le blâmer de son indifférence religieuse. Il était à l’image de cette Église de France, tout entière tournée vers les intérêts séculiers : encore les siens n’étaient-ils ni les prébendes ni les femmes mais seulement la science. On pouvait l’en absoudre.
Mais le problème restait entier. L’amiral avait écrit au roi et à Coligny pour demander des renforts en soldats, de nouveaux colons et des fonds. Les lettres partiraient deux jours plus tard avec la Grande-Roberge et Bois-le-Comte. Mais quand même lui enverrait-on ce qu’il demandait — il ne se faisait pas là-dessus trop d’illusions — il restait le principal : l’encadrement spirituel de ces gueux, l’échine morale de la France antarctique, l’âme de Genèbre.
C’était le mot le plus tendre par lequel il désignait pour lui-même sa colonie. Genèbre sonnait comme Geneviève, et Geneviève était une jeune fille de quinze ans qui, quand il en avait vingt, n’avait pas voulu de lui. Genèbre, Geneviève, Genève.
Calvin !
Le poing de Villegagnon s’abattit sur le chêne et fit voler la cruche d’étain.
Calvin ! Genève ! Calvin, le réformateur de Genève, Calvin le grand penseur chrétien qui appelait à une réforme de la foi. Calvin l’homme fin, bien différent de ce grossier Luther qui n’avait déclenché qu’anarchie et débauche chez les Allemands et qui, heureusement, était mort depuis dix ans, damnée fût son âme. Calvin, son ami !
Pour différents qu’eussent été leurs destins par la suite, Calvin et Villegagnon avaient été condisciples à la faculté d’Orléans. Car l’amiral n’avait pas d’abord été destiné aux armes. Dans sa petite famille de robe, à Provins, on était naturellement homme de loi. Après des études honnêtes, quoique de droit, Villegagnon s’était inscrit comme avocat au parlement de Paris. C’est à vingt et un ans qu’il avait choisi sa vraie voie. Peut-être à cause des trois épées fichées dans le sable qui figuraient sur son blason, peut-être à cause de ses lectures d’enfant, peut-être à cause de son corps déjà trop grand pour l’espace des plaideurs et qui le rendait moins propre à défendre qu’à exécuter, peut-être à cause de Geneviève, il avait revêtu pour jamais la sopraveste cramoisie à croix de Malte blanche.
Pourtant, quand il revenait sur ce passé, et considérait tous ceux que la vie lui avait donné de rencontrer, c’est vers les hommes d’études, les artistes et les philosophes que Villegagnon dirigeait sa tonitruante admiration. Cicéron, Plutarque, Justinien, Alciat étaient pour lui des dieux. Et Calvin, en publiant l’Institution de la religion chrétienne vingt ans plus tôt, avait pris sa place parmi eux.
Sa passion pour lui était d’autant plus intacte qu’ils ne s’étaient jamais revus. S’il pensait à Calvin, Villegagnon voyait l’écolier pâle, penché sur sa copie, le jeune homme maigre et fiévreux qu’une secrète humiliation de famille tendait vers une avide revanche de l’esprit.
Il était d’autant plus surnaturel de penser qu’étaient nées sous sa plume les somptueuses phrases latines de l’Institution. Que l’ouvrage eût provoqué polémiques et anathèmes lui était bien égal. On vivait dans un temps d’idées nouvelles et d’audace. Villegagnon ne doutait pas que Calvin, homme du retour aux simplicités des premiers temps de l’Église, ne fût celui qu’il lui fallait pour armer son troupeau en débandade.
Il alluma une chandelle car, à cette heure du soir, il n’y voyait déjà plus et écrivit une belle lettre à son adresse. Il lui rappelait d’abord le vieux temps de leur amitié, puis il décrivait la colonie sous un jour certes favorable mais point mensonger. Il s’étendait longuement sur les grandeurs à venir de la France antarctique mais ne cachait pas à Calvin qu’il avait besoin d’un secours spirituel pour remettre dans le droit chemin ses troupes en débandade. Combien fallait-il demander de pasteurs à Calvin ? Après y avoir bien réfléchi et laissé d’abord en blanc le chiffre, il se dit que cinq ministres serait convenable pour assurer sur l’île un culte attentif, et mieux valait solliciter le double pour l’obtenir. Il écrivit : dix. Il s’interrompit pour réfléchir, puis revint précipitamment à l’écritoire. Tant qu’à donner carrière à son audace, il ajouta d’une plume ferme que l’envoi de jeunes filles à épouser serait aussi d’une grande utilité pour la colonie. Ce n’était pas que l’entrée du sexe faible dans ce sanctuaire ne lui fît craindre des complications, mais il rendait les armes à l’évidence. Ces hommes brutaux trouveraient toujours ce qu’on voulait leur interdire. Mieux valait que des jeunes filles modestes et de bonne moralité permissent aux mœurs de s’établir correctement. Les premiers mariages seraient ainsi célébrés avec des conjointes envoyées par Genève. Ceux qui n’auraient pas le privilège d’en obtenir une pourraient au moins s’inspirer de ces exemples pour régler leur conduite avec les indigènes. Et si, de surcroît, Calvin trouvait parmi ses Genevois des artisans habiles, de vertueux laboureurs, toutes sortes d’hommes pourvus en abondance de courage et de foi, qui eussent envie de prêter leurs qualités à la grande entreprise brésilienne, qu’il les envoie sans hésiter de conserve avec les ministres et les vierges.
Au moment de mettre un cachet sur la missive, Villegagnon fut pris d’un dernier doute. Il y avait certes peu de chances que Calvin répondît favorablement à cette demande. Il avait bien d’autres charges et ambitions. Mais, à supposer qu’il le fît, qu’en dirait-on à Paris ? Villegagnon qui avait l’amitié des Guise, qui était chevalier de Malte et vice-amiral de Bretagne, n’allait-il pas être accusé de trahison en appelant auprès de lui des hommes que l’Église tenait en suspicion ? Qu’on le voulût ou non et malgré la modération de son enseignement, Calvin était regardé comme un huguenot, mis par ses détracteurs dans le même sac que la peste luthérienne.
Villegagnon marcha encore un peu en rond. Puis, comme les phalènes que l’air humide attirait autour de sa chandelle, il chassa ces objections d’un revers de main. Il se souvint de la cour de Ferrare, où il avait séjourné. Renée de France, fille de Louis XII et femme du duc de Ferrare, faisait régner autour d’elle un esprit cultivé et tolérant où toutes les idées neuves étaient débattues. Des évêques y étaient reçus, et Calvin, pourtant, y était tenu en suprême estime. On disait même qu’il était le confesseur de la duchesse.
Villegagnon se retint de taper encore sur la table car il ne voulait pas perdre sa lumière. Mais voilà ! Voilà ce qu’il voulait faire de Genèbre : un lieu de paix où chacun aurait sa place, où les audaces de l’esprit nourriraient une foi véritable, conforme à la simple frugalité des origines, à quoi les conditions mêmes de la colonie aideraient naturellement.
Il plaça la lettre dans le secrétaire d’ébène avec celles qui seraient confiées à la Grande-Roberge. Puis, dans un grand gémissement de tenons et de mortaises rongés d’humidité et de vers, il se jeta dans son hamac en travers du lit et ronfla dans l’instant.
Les mauvaises nouvelles vinrent en troupe pendant ces jours d’après la victoire. Tout d’abord, en faisant le compte de ceux qui avaient fui, on vit que, parmi eux, figuraient certains corps de métiers essentiels, tels les charpentiers, les forgerons et un apothicaire. Ensuite, en allant faire aiguade, les matelots furent attaqués et quatre d’entre eux lardés de flèches. Après avoir ramené les corps, il fut aisé de reconnaître le long trait dont usaient les indigènes, fabriqué en roseau, la pointe faite en os ou parfois d’une queue de raie venimeuse. Il était clair qu’il ne fallait plus espérer la sympathie des Tupi, du moins ceux de la côte proche, placés sous l’empire des truchements défaits. La conséquence était que la nourriture fraîche ne serait plus acheminée de la terre ferme. Il faudrait tenir avec les réserves de farine, de manioc et de salaisons que Villegagnon avait heureusement pris la précaution de rassembler. On s’avisa que dans les cales des bateaux, plusieurs barriques de graines n’avaient pas encore été déchargées : seigle, froment, orge, ravette, choux, poireaux. Il y avait de quoi tout planter. Mais l’amiral, dans le choix de fortifier l’île, n’avait laissé la disposition d’aucune terre arable, en dehors du fort et des habitations. Il était bien tard pour y remédier et, du reste, la plupart des semences, quand on alla y voir, étaient gâtées par la vermine et l’humidité. Tous les espoirs reposaient donc sur la mission de la Grande-Roberge. Bien négociée, sa cargaison permettrait de pourvoir à tout le nécessaire. S’il fallait tenir six mois en attendant, on se restreindrait et, au besoin, on irait faire quelques achats dans les comptoirs normands du fond de la baie — humiliation que Villegagnon espérait bien éviter à tout prix.
La veille du départ de la Grande-Roberge, l’amiral convia ses officiers supérieurs, Thevet et ses deux pages à un dîner d’adieu. Il fallait que la conversation fût gaie pour faire oublier le peu que contenaient les plats et les verres. Villegagnon s’y employa avec succès. Son corps massif et puissant, à l’aise sur les champs de bataille, avait également appris dans les cours princières à se faire l’instrument du charme et de la poésie. Sa grosse voix lui faisait déclamer des vers avec une puissance si maîtrisée qu’elle semblait exprimer les forces immenses qui travaillent l’âme amoureuse. Il excellait à rendre le tragique, le pathétique et, quand tout à coup il se mettait à rire, le comique. En ajoutant à cela qu’il chantait avec une voix de baryton suave et bien soutenue, on comprendra que ce courtisan accompli put faire oublier l’espace de cette soirée la posture désespérée où tous se trouvaient pour l’heure.
Une bouteille de vin, qui avait miraculeusement échappé aux périls de la traversée et à la série des épreuves qui l’avaient suivie, fut apportée sur la table par les Écossais, aussi délicatement qu’une relique. Villegagnon la déboucha et, pour l’occasion, fit sortir d’un coffre des verres de cristal. Foin des chopes d’étain pour ce nectar. Il fallait le boire tout à fait, c’est-à-dire d’abord des yeux, en faisant lentement miroiter la chandelle dans son écarlate. Et avant de porter une santé, Villegagnon posa son verre et, en regardant Just, sortit une feuille de sa poche.
— « Monsieur Just de Clamorgan, lut-il, au nom de mon supérieur de l’ordre de Malte dont les pouvoirs me sont sur ce point conférés, je déclare…
Toute l’assemblée, redevenue grave, un sourire attendri aux lèvres, regardait Just.
— … que durant le combat du 12 février 1556 en la baie de Genèbre, sur le fort Coligny, vous avez fait montre d’une grande vaillance tant pour épier l’ennemi et le traquer que pour charger sus à lui et le repousser. Un déloyal adversaire vous a porté une blessure qui eût pu compromettre votre vie. En conséquence de quoi, je vous accorde l’honneur, pour servir Notre-Seigneur Jésus-Christ, de porter les armes de chevalier. »
C’était une cérémonie inattendue, démodée et qui, en toute autre circonstance, aurait paru bouffonne, mais Villegagnon y mettait une conviction dont seuls font preuve ceux qui s’emploient à transmettre une tradition qu’ils savent déjà morte. Et Just, sans être la dupe de son plaisir, entendait profiter de la suspension du temps en ces terres ignorées des hommes pour se donner l’illusion que cette fable était une vérité. Il se leva, Villegagnon lui mit son épée sur les épaules et sur la tête, prononça quelques formules approximatives et conclut le tout par une franche accolade.
Vint ensuite une acclamation générale, puis on but. L’amertume du vin avait un goût de regret et d’adieu. Chacun en suivit le parcours le plus loin possible en lui-même comme si, en accompagnant ce feu dans les profondeurs, on eût retrouvé à sa suite des lieux chers engloutis et toutes les amours perdues.
— Ton tour viendra, lança Villegagnon à Colombe. Quand tu te seras décidé à avoir de la barbe.
Tout le monde rit sauf elle qui montra un peu de gêne.
— Mes enfants, reprit Villegagnon sans insister, votre valeur n’est pas fortuite. Elle est signe de bonne race. Votre père était un homme d’armes accompli.
Puis il s’assit, signe de réflexion et de contrariété.
— Le malheur a voulu qu’il commençât par une défaite. Il était à Pavie quand le roi François Ier fut fait prisonnier. Et il l’a accompagné en captivité. Tout est peut-être venu de là…
Il s’assombrit, suivit une pensée qu’il ne dit pas. Soudain, il revint à lui.
— Ensuite, reprit-il plus fort, il a fait les campagnes de la Ligue de Cambrai puis Sa Majesté l’a envoyé à Rome négocier le mariage de Catherine de Médicis avec son fils, notre roi d’aujourd’hui.
Just avait les yeux brillants.
— C’est ainsi qu’il est devenu un homme de l’ombre, mes enfants, un négociateur, un émissaire secret, chargé de tâches compliquées et qui n’étaient pas sans risques. Deux agents du roi ont été assassinés sur le Pô en 1544, alors qu’on était en paix.
— Ainsi, fit Colombe avec étonnement, quand il nous emmenait de ville en ville, ce n’était pas pour combattre ?
— Parfois, il combattait avec des armes véritables. Souvent, il en maniait d’autres, plus secrètes ; il préparait la paix ou la guerre.
Il toussa.
Just et Colombe se regardèrent. L’idée que leur père fût quelqu’un d’autre qu’un soldat les déroutait. Et rien ne les surprenait comme d’apprendre qu’il avait pu être une manière de diplomate.
— Je ne peux vous en dire beaucoup plus, conclut Villegagnon sur ce point, car nous ne nous voyions pas souvent.
— Et sa mort ? demanda Just, qui semblait réclamer le paiement d’une dette.
L’amiral baissa les yeux et réfléchit. Autour de la table, Bois-le-Comte, l’officier qui devait commander la Grande-Roberge, se tenait raide et sans expression, Thevet dormait et dom Gonzagues était perdu dans une rime introuvable pour Marguerite. Seul Le Thoret suivait avec attention cet échange.
— J’en sais ce que tout le monde en sait, dit Villegagnon avec humeur. Il a été tué à Sienne, en Toscane, l’année qui a précédé notre départ.
— La Toscane n’est-elle pas… espagnole ? demanda Just qui en savait un peu sur l’Italie grâce à ses récentes lectures.
— Si, mais la ville de Sienne s’était révoltée et avait appelé les Français.
Une gêne étrange empêchait Villegagnon de parler aisément. Il échangea un regard plein de méfiance avec Le Thoret.
— Enfin, on s’y est battus, voilà, et votre père est mort.
— J’ai entendu dire, fit Just, qu’il était en disgrâce avec le roi de France.
— En effet, il avait refusé auparavant de rejoindre les troupes qui défendaient le Piémont.
— Pourquoi le roi l’a-t-il envoyé à Sienne, s’il avait refusé de se battre en Piémont ?
— Il ne l’y a pas envoyé, se récria Villegagnon, mais la même gêne l’empêchait de mieux s’expliquer.
Le Thoret le regardait toujours intensément puis portait ses yeux sévères sur les Clamorgan.
— Est-ce à dire, prononça Just en peinant, qu’il était avec les Espagnols ?
— Tout cela est bien confus, coupa Villegagnon hâtivement et il ajouta d’une voix forte : et d’ailleurs je n’y étais pas.
Un long moment sans parole s’ensuivit.
— Et notre mère, la connaissez-vous ? intervint Colombe.
Elle attendait depuis longtemps l’occasion de poser cette question embarrassante. Comme, cette fois, le trouble ne paraissait pas susceptible d’être aggravé, elle se décida.
Le silence qui se fit était si intense qu’il tira dom Gonzagues de ses vers et Thevet de son sommeil.
— Non ! dit seulement Villegagnon, et pour ne pas être pressé plus outre, il se leva d’un coup et porta une santé au nouveau chevalier.
— Maintenant, reprit-il en hâte pour ne pas voir revenir les questions gênantes, mes chers enfants, voici une dernière chose que j’avais à vous dire. Vous m’avez loyalement servi, bien que les conditions de votre départ n’eussent pas été régulières. Mon devoir…
Sur le rebord de la phrase à venir, il s’interrompit et dans son visage noir de crins, on vit tressauter un petit nerf au-dessus du menton.
— … est de vous dire que vous êtes libres. Si vous désirez vous embarquer sur la Grande-Roberge et quoique à l’exception de M. l’abbé, elle n’emporte aucun passager, je vous y autorise.
Just et Colombe frissonnèrent et, s’entre-regardant, ils lurent chacun dans les yeux de l’autre la même perplexité quant à la signification de cette émotion.
— Je ne vous demande pas votre réponse sur-le-champ. Concertez-vous. La Grande-Roberge démarre demain après-midi. Jusqu’à ce que la passerelle soit ôtée, vous pouvez vous décider.
Just ne dit pas un mot quand ils allèrent se coucher. Le lendemain, il entraîna Colombe à l’écart pour un entretien décisif. Ils longèrent le petit chemin qui, entre les fondations nord de la forteresse et la ligne déchiquetée des récifs, était déjà devenu un lieu de méditation pour les mélancoliques et de complot pour les révoltés.
Just avait préparé un long exposé que Colombe écouta en marchant lentement près de lui. Il développa franchement toutes les raisons qu’ils avaient de rentrer, le vol de l’héritage Clamorgan, leur avenir, la dignité de Colombe et il mit un point d’honneur à donner à tous ces arguments une force prédominante. Puis il évoqua la position contraire : la posture désespérée de Villegagnon, l’aide qu’ils pouvaient lui apporter, la grandeur de la France antarctique.
Colombe souriait et laissait courir son regard sur la côte lointaine, du côté de la grande île des Margageat que l’on voyait au loin. Le soleil confirmait encore un peu plus son triomphe. Les nuages vaincus rampaient au sol, du côté de l’ouest, agrippés à de lointaines chaînes de montagnes. Gorgée d’un surcroît de vert par les pluies des semaines passées, la nature redoublait de tendresse et de séduction.
Quand Just se tut enfin, Colombe dirigea vers lui son regard lumineux, saturé du bleu que la mer venait d’y jeter, et lui dit en riant :
— Tu te donnes trop de peine, mon Just ! Crois-tu que je ne sache pas déjà depuis longtemps ce que tu veux ?
— C’est-à-dire ? se récria-t-il en rougissant.
Elle le prit par la main et, sautillant devant lui, alla s’asseoir sous le remblai. Les gravats déjà secs réverbéraient la chaleur du soleil. Quelques restes de buissons, blanchis de sel et de poussière, frissonnaient dans la brise.
— Nous resterons, dit-elle, et j’en suis heureuse.
Just était tout secoué d’émotions contradictoires. Il n’aimait pas l’idée que l’on pût lire si facilement dans ses pensées. À ses yeux, un homme, chevalier de surcroît, devait être aussi impénétrable que vaillant. D’autre part, il sentait avec soulagement qu’il n’aurait pas à exposer tout ce qu’il éprouvait et qu’il ne lui plaisait pas de nommer.
Car le devoir auquel il prétendait se résoudre en aidant Villegagnon dans sa périlleuse posture était l’effet de la sincère affection qu’il éprouvait désormais pour le chevalier. L’opportunité politique de constituer une France antarctique n’était que le visage de fortune qu’empruntait pour lui l’idée d’honneur, de gloire et de sacrifice, qui plongeait ses racines dans les plus magnifiques chimères de son enfance.
La Grande-Roberge partie, que commanderait Bois-le-Comte, il resterait à Villegagnon pour l’assister Le Thoret et ce pauvre dom Gonzagues que sa santé rendait chaque jour plus apte à faire des vers et moins à toute autre entreprise.
Just sentait qu’il était appelé à l’action et au commandement. Colombe, par son sourire, le dispensait d’expliquer tout le bonheur qu’il en éprouvait.
— Et toi ? demanda-t-il, confirmant par là qu’en ce qui le regardait, la cause était donc entendue.
Elle fut un moment pour répondre. Ce qu’elle voulait n’était pas moins clair mais elle ne procédait pas, comme lui, par déduction d’arguments abstraits. Elle tenta d’analyser clairement ce qu’elle sentait et vit que deux sentiments dominaient. Le premier était le plaisir qu’elle avait de partager le bonheur de Just. Elle n’en voulait rien dire et préférait lui laisser croire qu’elle prenait part aux mêmes rêves. Ce n’était pourtant plus aussi vrai. En réalité, elle se moquait bien de la France antarctique. Elle jetait sur ces grandes idées le même regard ironique qu’elle portait sur Villegagnon, qui prétendait les incarner. En revanche, un second sentiment depuis quelques jours l’envahissait.
— Je veux retourner chez les Indiens, dit-elle.
Le destin de Paraguaçu, toutes ses amies, ce prisonnier qui ôtait ses perles, les jeunes, les vieux, les enfants, les guerriers, toute la tribu lui manquait.
— Les Indiens ! s’écria Just. Mais tu n’y penses pas. Ils sont en guerre contre nous désormais.
— Ceux de la côte, objecta-t-elle.
La réaction de Just l’obligeait à argumenter. Or elle n’avait aucun projet, aucune véritable intention. Elle savait seulement qu’elle voulait connaître encore une fois la grande paix de la forêt, se baigner dans les torrents et s’efforcer de perdre son ombre de bruit jusqu’à marcher dans la nature sans la troubler.
— Je connais une autre tribu, dans l’intérieur, qui pourrait nous aider, peut-être.
Elle improvisait.
— Et je suis la seule parmi nous à parler leur langue, désormais.
Just regardait sa sœur. L’étrangeté de son visage ne l’avait jamais frappé autant jusque-là, ces yeux qui semblaient tout à la fois regarder en dedans et refléter l’âme de ceux qu’ils contemplaient ; cette beauté de plus en plus faite, longue et mince, florentine comme l’avaient représentée les peintres de cette école au siècle précédent.
Ce qui les séparait, pour la première fois, devenait pour lui plus visible que ce qui les avait réunis dans l’enfance. Et tout le trouble attrait de ces différences le remplissait d’un effrayant émoi.
— Oui, énonça-t-il en tentant de se donner une contenance de politique, comme truchement, tu peux être sans doute très utile.
— Et toi, tu peux en persuader Villegagnon, renchérit-elle sans se douter que cette formule sans conséquence serait saisie par le nouveau chevalier comme la base d’un accord, c’est-à-dire, de sa part, d’un serment.
Il réfléchit un long moment.
— Soit, dit-il enfin, je m’y engage.
Et tout surpris l’un et l’autre du tour que prenait leur destin, ils rentrèrent aux chaloupes pour aller voir partir la Grande-Roberge.