CHAPITRE 3

 
 
 

La France, en ces années, faisait la guerre sans la vivre. Depuis la fin du siècle précédent et les songes orientaux de Charles VIII, elle avait choisi l’Italie comme champ clos de ses capitaines. Ils s’en retournaient pleins de gloire, fût-ce dans la défaite. Prenant plaisir à y conquérir des royaumes pour les perdre tout aussitôt, ils montaient des alliances qui semblaient faites exprès pour se rompre et battre à l’envi les cartes maîtresses, rois, dames, cavaliers, de ce jeu sans règles. Cette chevauchée galante de papes cuirassés, de princes épris d’art et de conquérants étourdis par les complots avait un grand mérite pour le royaume de France : elle lui donnait la paix et l’emploi lointain de ses armées. Rien, pas même la déroute de Pavie, n’avait troublé l’ordre revenu depuis la fin de la guerre de Cent Ans. Les greniers étaient gorgés de récoltes, par tout le pays ruisselaient les étoffes et les vins, les épices et l’ouvrage délicat des artisans. Les rois vagabonds venaient à la rencontre de leurs sujets et de leurs vassaux : la noblesse vivait sur ses terres, elle les faisait prospérer. Partout s’élevaient des châteaux teintés d’antique et des couleurs d’Italie.

Dom Gonzagues faisait pour lui-même ces réflexions tandis qu’il regardait par le carreau du monastère. La pluie fine de Normandie tombait silencieusement sur le pré gras, d’un vert qui navrait l’œil. Toute cette paix de bœufs ronds, de chèvres, de vaches au pis tendu, de pommiers couverts d’épaisses grappes de fleurs éreintées de pluie et qui promettaient pour plus tard une récolte miraculeuse, accablait malgré lui l’âme du vieux soldat. Sa vie, depuis vingt ans qu’il avait revêtu la croix de Malte et suivi le chevalier de Villegagnon, n’avait été qu’estoc, faim au ventre et marches forcées. Il avait combattu les Turcs devant Alger, puis en Hongrie, battu avec gloire mais sans profit les impériaux en Milanais, les Anglais à Boulogne et perdu finalement Tripoli. Et pendant qu’il souffrait les batailles, endurait les flammes, la vermine et les mauvais vivres, ce pré, là devant lui, n’avait jamais dû connaître le moindre répit dans sa verdure.

Dire qu’il aurait pu, au lieu de cela, couler une vie de paix dans sa châtelainerie de l’Agenais. Tout cadet qu’il fût, ses frères lui auraient concédé une pièce de terre bien à lui où il eût été simplement heureux. Ce genre de pensée le tenaillait presque chaque jour depuis qu’il était arrivé dans ces régions de pluie. Heureusement, deux séquelles d’arquebusade, l’une à l’aine et l’autre au creux de l’épaule, venaient le tirer de ce mol abandon de l’esprit et l’aiguillonner, par le souvenir du combat passé, vers les délices des combats futurs. Tout bien pesé, il n’avait que faire des vaches…

La voix douce d’une religieuse, en l’appelant par son nom, conclut pour de bon cet assaut, à demi réprimé déjà, de la mélancolie.

— Dom Gonzagues de La Druz ?

— Moi-même, ma mère !

Courtaud, rondelet, l’œil vif et une barbe si pointue qu’elle semblait avoir taillé elle-même, par son tranchant, une balafre qu’on lui voyait au bas du col, dom Gonzagues était tout chargé d’épées et de dagues quoiqu’il ne fût point en guerre. Le cliquetis de ces armes résonna dans la salle voûtée de pierre quand il prit le garde-à-vous en rougissant. La raideur du soldat fit sourire la mère supérieure. Elle vit clairement que le vieux capitaine était moins troublé par la religieuse que par la femme. Nul ne pouvait jurer qu’elle n’en fût pas secrètement flattée.

— J’ai reçu votre courrier d’hier, dit la mère supérieure en se tenant à trois pas de dom Gonzagues et sans lui faire la grâce d’ôter de sa personne son beau regard bleu. Ainsi vous cherchez des orphelins pour les emmener aux Amériques ?

— Oui, ma mère, bredouilla le soldat qui protestait en dedans, avec force jurons adressés à lui-même, que Dieu ait retenu pour son service une religieuse aussi belle.

— Sachez, capitaine, et faites savoir au chevalier de Villegagnon, que nous avons la plus grande envie de l’assister sur ce point. Vous faites œuvre pie en allant porter la parole du Christ sur ces terres nouvelles. Si Dieu n’avait pas décidé d’un autre destin pour moi, j’aurais été la première à vous y accompagner.

C’était le genre de déclaration le plus propre à faire désirer au malheureux Gonzagues d’être déjà parmi les sauvages : il ne pouvait concevoir qu’ils eussent l’emploi d’une plus grande perversité que celle-là. Pourtant, il trouva le courage de retrousser quelques poils de ceux qu’il avait sur le visage, en sorte qu’ils parussent mus par une ébauche de sourire.

— Revenons au fait, reprit la supérieure, vous voulez des orphelins. En d’autres temps nous en avions pléthore, les plus anciennes parmi nous en gardent le souvenir. Mais le pays est désormais si prospère qu’il pourvoit à tout. Nous avons encore quelques pauvres, certes. Nous n’en sommes heureusement pas au point où le chrétien serait empêché de gagner le paradis faute de pouvoir exercer sa charité. Mais d’orphelins, plus guère, capitaine, plus guère…

Ce disant, la nonne secouait sa belle tête aux traits doublement parfaits par l’harmonie et la sainteté.

— Est-ce à dire que vous n’avez personne à nous proposer ? prononça dom Gonzagues qui n’avait jamais longtemps ployé sous le feu — quoique face aux armes des femmes, il se fût toujours montré plus faible et plus démuni.

Il se jugea habile d’être parvenu, par cette question précise, à mettre la conversation tout près d’une issue. Mais la mère supérieure n’entendait pas se laisser vaincre. Dans l’épais silence de ces murs de pierre, un ennui tenace devait lui faire désirer de prolonger les occasions qu’elle avait de parler et peut-être de rire. Elle se tut, réfléchit et pour accompagner ses pensées fit à pas lents un tour dans la pièce qui la mena jusqu’à la fenêtre.

— Si, capitaine, nous en avons, rassurez-vous, dit-elle en faisant tomber cette fois sur un pommier la foudre de son regard.

Dom Gonzagues lâcha une exclamation qui marquait sa satisfaction et il se félicita d’avoir arrêté d’un coup de langue le « mordiou ! » qui lui était venu sur les lèvres.

— Nous en avons, reprit-elle, parce que le péché est toujours là et que les désordres de la chair font encore concevoir des enfants hors des sacrements. De pauvres filles tentées par les sens ont la seule ressource de les exposer et les paroisses nous les amènent. Mais de plus en plus, il semble que les familles s’accommodent de ces enfants qui insultent Dieu. D’ailleurs, poursuivit-elle sur un ton de confidence, les curés les y encouragent. Savez-vous qu’en certains villages de la côte où les marins sont sujets à de longues absences en mer, les prêtres ont persuadé leurs fidèles que la grossesse peut durer plus ou moins longtemps selon les femmes. On m’a rapporté avec le plus grand sérieux l’exemple d’un enfant né au terme d’une gestation de dix-huit mois. Tout le village louait la sagesse de la nature qui l’avait fait ainsi patienter jusqu’au retour de son père. Et le pauvre homme, évidemment, jugea que le petit lui ressemblait…

Silencieux, les yeux baissés à l’évocation par une femme de l’horrible mécanique de la conception, dom Gonzagues était submergé d’indignation. Son maître, le chevalier de Villegagnon, avait bien raison de dire qu’il fallait réformer cette Église de France que la prospérité avait éloignée de la raide loyauté des temps anciens. Jamais il n’aurait imaginé que la corruption ait pu atteindre un tel degré pendant qu’il combattait, lui, pour faire reculer l’infidèle et les ténèbres. Et cette religieuse qui ne quittait pas son demi-sourire ! Elle paraissait même se divertir de l’indignation qu’il croyait pourtant si bien contenir — mis à part le cliquetis de cette maudite épée que sa rage de Gascon faisait trembler contre sa jambe.

— Je suis déterminée, monsieur, à ne rien vous dissimuler, reprit la religieuse. Nous avons à cette heure huit orphelins en notre institution. Quatre sont des filles, et vous me dites dans votre lettre qu’il n’en faut pas. Parmi les garçons, l’un n’a pas sa tête : il est né contrefait et sujet à des crises de déraison. Les trois autres sont très jeunes : ils ont quatre et six ans car deux d’entre eux sont jumeaux.

— En ce cas, ma mère, dit promptement dom Gonzagues en soufflant comme au terme d’un long effort, il me reste à vous remercier bien sincèrement et à prendre congé.

Il en était à son troisième monastère. Le Thoret, avec qui il partageait sa besogne, avait dû en voir autant. Chaque fois, c’étaient les mêmes réponses et, hélas, la constatation des mêmes désordres — quoiqu’il n’ait jamais vu tant d’insolente provocation qu’en cette damnable supérieure. Mieux valait ce prompt refus et qu’il pût faire encore une visite ce soir — il en restait deux sur la liste.

— Un instant, capitaine, dit la religieuse en posant sa longue main sur la manchette du soldat. Vous êtes proche du départ. Ce n’est pas une raison tout de même pour ne pas m’écouter jusqu’au bout.

Dom Gonzagues, au contact de cette main vipérine, se figea dans l’immobilité révulsée d’un supplicié.

— Vous m’avez demandé des orphelins et si je pouvais vous dénicher quelque enfant de gueux, dit doucement la religieuse, je vous ai répondu que non. Mais peut-être la question n’était-elle pas complète. Vous désirez ces enfants pour en faire des truchements auprès des naturels du Brésil, est-ce bien cela ?

Dom Gonzagues grava méchamment dans l’air un petit huit avec la pointe de sa barbe.

— Vous ne cherchez des misérables qu’en raison de la plus grande facilité avec laquelle vous imaginiez de les trouver ?

Un autre huit marqua l’approbation muette du capitaine.

— Mais vous ne seriez pas opposé à emmener des enfants de meilleure condition si l’on vous en présentait ?

Un nouveau hochement de tête signa la reddition du vieux soldat.

— En ce cas, monsieur, suivez-moi.

 
 
*
 
 

À marche forcée, derrière cette diablesse de mère supérieure qui trottait avec aisance, dom Gonzagues traversa toute la longueur du couvent.

Ils croisèrent plusieurs professes et novices. Si elles n’étaient pas toutes jolies, elles portaient néanmoins leur habit avec une liberté que le chevalier de Malte ne jugea pas d’un honnête aloi. Il flottait de trop gais sourires sur leurs lèvres. Cette présence aimable en un monde voué au service de Dieu était à ses yeux un péché. À cela se joignait la chaude odeur de cire qui montait des tomettes du sol, un luxe de bougies allumées et qui n’étaient pas toutes de célébration. Par des portes ouvertes se laissaient apercevoir de voluptueuses armoires, pleines comme des nourrices, qui regorgeaient des biens de confort à quoi ces filles de Dieu avaient pourtant fait vœu de renoncer. Dom Gonzagues garda pendant tout son chemin le regard bien droit de celui qui entend résister à la tentation et d’abord ne pas la voir. Ils entrèrent enfin, par quelques degrés de pierre, dans une galerie construite sur un pont.

— En poursuivant jusqu’au bout, dit la mère supérieure, montrant l’autre extrémité de ce couloir éclairé de fenêtres, on sort sur l’autre rive, vers la forêt et le village. Nous prenons ce chemin parfois pour nous rendre à des messes.

Sans dire un mot, dom Gonzagues fulmina contre cette porte trop évidemment coupable. Il lui semblait voir en pensée, comme s’il se déroulait devant lui, tout le commerce qu’un tel accès rendait possible.

Au milieu de la galerie, ils s’arrêtèrent. Un petit cabinet était construit en saillant au-dessus d’une des piles du pont. La religieuse ouvrit une porte et fit pénétrer le soldat dans ce réduit. Deux hautes croisées donnaient sur les eaux. Par un carreau ouvert, la rumeur du courant emplissait le petit espace et rendait le lieu propice à des conversations qui ne devaient pas être entendues. Une table triangulaire à pieds tournés et trois escabelles étaient les seuls ornements de la pièce. La mère supérieure prit un siège et fit signe au soldat de s’asseoir. Dom Gonzagues s’y employa assez laborieusement, moins embarrassé du fardeau de ses armes que raidi par une sincère alarme spirituelle.

— Ce ne sera pas long, dit la religieuse avec ce même sourire qu’elle semblait avoir répandu en ce lieu en dépit de sa vocation d’austérité.

Ils demeurèrent muets, bercés par le bruit du flot. Des trilles d’oiseaux, venus des berges, faisaient sursauter le vieux guerrier habitué aux embuscades et aux roucoulements félons dont usent les soldats dans les bois. Deux minutes n’avaient pas passé que la porte s’ouvrit. Une autre femme entra et vint silencieusement s’asseoir sur le troisième siège. Elle salua la mère supérieure et son hôte d’un simple mouvement de tête. Dom Gonzagues ne sut pourquoi mais, alors qu’elle n’était pas en habit de nonne, elle lui parut plus modeste et plus pieuse que toutes les joyeuses étourdies qu’il avait croisées dans ces murs. C’était une femme qui, comme lui, semblait avoir bataillé sans répit jusqu’à cet âge de la cinquantaine où le combat cesse d’appeler le combat et met sur le visage une expression de lassitude et de sérénité. Les fines rides de son visage, que dom Gonzagues vit comme parentes des balafres que la guerre avait semées sur le sien, étaient atténuées par un habile et prudent usage du fard, une coiffure stricte qui ordonnait sa chevelure en un double rempart de nattes et une toilette austère mais recherchée. Deux petits brillants aux oreilles équilibraient par leur minuscule éclat la sobriété de la robe noire à manches longues, à peine soulignée au col et aux poignets par un rang de dentelle. Dom Gonzagues sentit bondir en lui une sincère reconnaissance pour cette femme qui, par sa bienséance, rachetait tout le reste. Il ne marqua cet enthousiasme que par un larmoiement nerveux de l’œil droit qu’un discret geste de manche évita de faire dégénérer en larmes.

— Madame, dit la mère supérieure, qui, hélas, ne s’était pas évaporée devant cette apparition, voici dom Gonzagues de La Druz, chevalier de Malte.

— Capitaine, reprit la dame avec une voix bien en harmonie avec sa personne, par son timbre austère et sa lenteur, je suis très honorée de vous voir. Et je vous remercie, ma mère, d’avoir bien voulu vous faire l’instrument de cette rencontre.

— C’est une simple chose et nous vous la devions bien, dit la mère supérieure en s’obstinant à rire. Vous êtes la bienfaitrice de ce couvent depuis tant d’années…

— Oui, murmura la dame, secouée d’un fin tremblement. Nous avons toujours rendu grâce à Dieu de ses bienfaits. Nous nous sommes soumis à ses décrets quand ils étaient favorables sans ignorer que nous devrions nous soumettre avec la même patience si, un jour, ils ne l’étaient plus. Et ce jour, hélas, est venu.

La fuite était un mot que dom Gonzagues avait banni de son vocabulaire militaire. Mais dans de telles situations, il s’y serait volontiers résolu, si elle avait été honorable.

— Jamais, capitaine, prononça la dame, connaissant votre prochain départ, je n’aurais pris la liberté de vous troubler par le récit bien peu considérable de nos malheurs. Mais sœur Catherine m’a informée de votre requête lors de ma dernière visite : vous cherchez, paraît-il, des enfants pour aller prendre souche aux Amériques ?

— Oui, madame, corna dom Gonzagues en faisant disparaître une boule d’humeurs dans son mouchoir.

— En ce cas, je pense que vous ne perdrez pas votre temps en écoutant ce que j’ai à vous dire. Je tâcherai d’être brève.

Elle baissa un instant les yeux puis les releva jusqu’à fixer les petits losanges en verre coloré de la croisée.

— Eh bien, reprit-elle, voici le fait. Le frère cadet de mon mari est un soldat. Il a combattu en Italie au service du roi de France puis de divers princes. Depuis trois ans nous n’en avons plus de nouvelles. Or, avant de disparaître, il avait ramené d’Italie deux enfants. Nous ne connaissons rien de leur mère à supposer qu’il n’y en ait qu’une et qu’il fut bien lui-même le géniteur. Mais passons. Je n’ai pas à juger de la vie des soldats. Ils ont leur gloire et leurs faiblesses.

Nombreux étaient les capitaines qui avaient eu en effet des faiblesses en Italie. Certains étaient même tombés sous l’empire de créatures qui avaient vaincu les plus grandes bravoures. Dom Gonzagues avait eu sa part de ces folies mais il avait su se garder de trop dévorantes passions — à moins qu’il eût été incapable de les susciter, ce qui, quand il y réfléchissait, le rendait parfois mélancolique. En tout cas, évoquées par cette dame, ces folies lui paraissaient aujourd’hui haïssables. Il n’osa pas demander le nom de ce soldat, de peur, s’il le connaissait, d’être associé à ses turpitudes.

— Dieu m’est témoin que ces deux enfants, lorsqu’ils ont été confiés à mon mari par son frère, ont trouvé chez nous la sécurité et beaucoup d’indulgence au regard des coupables circonstances de leur conception. Hélas, notre domaine, qui est à quelques lieues d’ici, a été frappé par les coups de la Providence. Nous avons eu à subir toutes les pestes qui se peuvent imaginer pour ce qui regarde le végétal et le bétail. On dirait que les plaies d’Égypte sont pour nous. Si le mois d’août est aux orages, ce sont nos champs, d’abord, qui seront gâtés par la pluie ; nous avons été envahis par la vermine, les sauterelles, la grêle a haché nos récoltes. Par trois fois, de surcroît, nous avons été attaqués par des bandes de bohémiens. Ils ont pillé ce qu’ils ont pu trouver de meubles et de numéraires. Bref, capitaine, quelque illustration qu’ait eue cette famille dans les temps passés, elle est aujourd’hui éprouvée d’un malheur qu’il faut savoir nommer : la pauvreté.

Dom Gonzagues en voulait plus que jamais à ses armes non seulement de ne lui servir à rien mais de faire autant de bruit tandis qu’il remettait son mouchoir dans sa poche.

— Et voilà maintenant qu’un dernier coup vous est porté, reprit la mère supérieure qui s’était épargnée jusque-là et montait en première ligne pour l’ultime assaut. Le mari de madame, ce noble seigneur, après une vie d’efforts et de revers, a subi une dure attaque en son corps, il est mort voilà trois mois.

À l’évocation de ce deuil, la dame émit deux larmes et, d’une main fébrile, entreprit moins de les essuyer que de s’en barbouiller le plus complètement possible le visage.

— Vous avez devant vous une femme, capitaine, poursuivit la religieuse, qui, au milieu de ses malheurs, s’accable d’un surcroît de responsabilités. Dans la ruine et la solitude, elle sait que notre maison l’accueillera toujours et lui rendra jusqu’au terme de sa vie les faveurs que sa famille a eues si longtemps pour nous. Mais pour autant, elle refuse de se désintéresser des enfants qui lui ont été confiés. Or, que deviendront-ils ? Leur père, qui ne laissait jamais passer un mois sans une missive, ne donne plus signe d’une vie que probablement il a quittée. Le domaine sera bientôt dispersé ou vendu. Quel est, dites-le-moi, l’avenir de ces deux jeunes âmes ? Les ordres ? Ils ne marquent aucune inclination dans ce sens. On ne peut leur en faire tout à fait grief, eu égard à la débauche qui a entouré leurs vies. Jésus-Christ les trouvera bien un jour, où qu’ils soient. Mais on ne peut, sous peine de rébellion, les attacher à Lui avant qu’ils en marquent le désir.

— Sœur Catherine a raison, renchérit la dame. Mais mon souci va plus loin. Je voudrais que ces enfants, dont la famille n’existera bientôt plus — si jamais ils en ont fait vraiment partie —, aient au moins la chance d’en fonder une. Il leur faut repartir à neuf et commencer une autre vie, propre à leur faire oublier la première et ses rudesses. Voilà pourquoi le mot de « Nouveau Monde » a attiré mon oreille. Je suis venue vous implorer, capitaine, de bien vouloir assurer l’avenir de ces malheureux en les prenant avec vous.

L’espoir renaissait dans le cœur de dom Gonzagues. Fendant les ténèbres glacées de ces confidences, il entrevoyait une brèche et peut-être l’issue. Ce qu’on voulait de lui était clair et simple. La possibilité de faire le bien avait toujours été à ses yeux la vertu suprême et le guide : il ne disputa pas. Se fût-il rebellé que les regards si beaux des deux femmes, l’un de larmes contenues, l’autre de sensuel renoncement, auraient emporté ses dernières batteries.

— Quel âge ont-ils ?

— Sans le savoir précisément, répondit la dame en marquant une hésitation, je dirais… onze et treize ans.

— Fort bien, approuva le capitaine.

Puis, après une hésitation de pudeur, il ajouta, un ton plus bas :

— L’aîné n’est-il pas… formé ?

— Il a un duvet sur la lèvre et comme il est fort brun on le voit. Mais leur gouvernante est formelle : il n’est point homme.

— Consentent-ils à ce voyage ?

On en était aux questions qu’elles avaient préparées et les réponses venaient avec aisance et naturel.

— Ils sont déterminés à quitter le domaine. Les pauvres ont seulement l’espoir confus de revoir leur père — qu’ils connaissent à peine — et, pour peu qu’on leur laisse le cultiver, ils iront où l’on voudra.

C’était un discours bien embrouillé pour la rude mémoire du vieux soldat.

— Êtes-vous seulement consciente, madame, qu’ils se fixeront là-bas pour jamais et y demeureront jusqu’après leur mort ?

— Je n’ai pas de plus grande ambition pour eux que de les voir conquérir de nouvelles terres comme leurs ancêtres ont conquis jadis celles que nous allons perdre.

— Allons, madame, s’écria dom Gonzagues en se levant dans un grand fracas d’acier et de bottes, délivrez-vous de ce souci-là. J’en réponds.

Suivit un long instant d’émotion, d’action de grâces et de remerciements que le chevalier traversa comme une dernière épreuve ; il craignait toujours, de la religieuse en particulier, quelque ultime attentat à la décence.

— Eh bien, dit-il enfin avec bonhomie, montrez-les-moi, maintenant. Où sont-ils ?

— Capitaine, fit la mère supérieure en s’approchant de dom Gonzagues, et il faut croire que la traîtresse avait compris qu’il ne savait résister à son parfum d’amande douce, comprenez qu’avant de les alerter, nous devions vous présenter d’abord l’affaire : ils sont encore sur le domaine, à plusieurs lieues d’ici. Maintenant que vous êtes engagé à les prendre, ils vont se préparer et vous rejoindre sur le point de votre embarquement.

Dom Gonzagues marqua une dernière hésitation : ne pas les voir avant… Il soupesa ce scrupule et le trouva bien léger en face de cette femme honnête dont il évanouissait la douleur. D’ailleurs, sa parole était déjà donnée.

— Nous partons dans trois jours du Havre-de-Grâce.

— Une voiture les conduira à vous dans ce délai, assura la religieuse.

Ils sortirent dans la galerie. La dame, après un dernier remerciement plein de retenue, partit du côté du bois, où devait l’attendre une monture. Dom Gonzagues traversa le monastère à grands pas, pressé de se retrouver à cheval. Il n’avait pas pris le galop depuis cinq minutes qu’il rageait.

Je ne lui ai même pas demandé son nom, pensa-t-il.

Puis, chassant cet ultime tracas, il s’écria dans le vent mouillé :

— Bah ! À quoi bon. C’est certainement une famille honorable.