Le matin fut d’abord un moindre tumulte. Just s’éveilla le premier la tête douloureuse, le dos tout empreint des aspérités du plancher. Il faisait toujours aussi sombre dans le réduit mais d’étroits rais de lumière laiteux épinglaient des confettis blancs sur les bois noirs. Just avait la bouche pâteuse, collée de soif. Il regarda Colombe dormir puis avisa l’amas de toile près du bord et eut le vague souvenir d’une querelle à vider sans trop se rappeler son détail.
La nuit n’était dans son esprit qu’une confusion de roulements, de chocs, de sifflets. Le mal de mer l’avait plongé dans une complète et douloureuse inconscience. Il avait la vague impression d’avoir entendu des cris, des bruits de poursuite et même des coups de feu. Mais dans quel ordre, il l’ignorait. Pour l’heure, le bateau semblait tout à fait immobile, comme si la lutte eût disposé de ses dernières forces. Doucement, Just passa la tête hors de l’étroit cagibi. La cale était dans un désordre complet. Des hamacs déchirés pendaient aux membrures, plusieurs caisses de vivres s’étaient détachées des réserves et des cruches de grès éventrées livraient aux mouches leur contenu luisant. Une lumière blafarde venait du pont et achevait de désoler ce décor. Le plus inquiétant était le silence. Just rentra dans son trou et réveilla doucement Colombe. Des mouvements de conscience agitaient aussi les trois fantômes qui gisaient sous leur toile.
— À boire ! gémit Colombe.
Just l’aida à sortir du réduit et la guida à travers les amas d’ordures.
— Montons voir, dit-il. Je ne comprends pas ce qui se passe.
Elle avançait en se tenant la tête et il dut la soutenir pour grimper les échelles. L’entrepont était aussi désordonné et vide que la cale, hormis deux matelots étendus près d’une pièce d’artillerie et qui geignaient. La lumière était plus vive et Colombe reprenait ses esprits.
Au débouché de la dernière échelle, Just dut mettre ses mains en visière. Le ciel était uniformément gris mais brillant comme si le soleil, sous ce dépoli, eût été partout à la fois. La Rosée mouillait dans une baie qu’entouraient des collines molles. Les deux autres navires du convoi étaient à l’ancre aux alentours.
Colombe saisit le bras de Just.
— Regarde, s’écria-t-elle, nous sommes arrivés.
Derrière eux, ils entendaient monter leurs mauvais compagnons de la nuit et Colombe s’apprêtait à leur annoncer la nouvelle en riant. Mais elle sentit Just la tirer par la manche.
— Que font-ils tous là-bas ? demanda-t-il.
Elle se retourna et découvrit le singulier spectacle. Tous les passagers civils de la Rosée étaient regroupés à la proue du navire et tassés sur le gaillard d’avant.
Un rang de gardes les tenait en respect, épée en main. Deux arquebuses, le canon posé sur une fourche, visaient la petite foule. Quelques marins vaquaient librement. Deux d’entre eux lavaient le pont autour du mât principal. Ils poussaient dans un seau un amas louche de verre brisé et de fragments d’espars sur lesquels rutilait un enduit rouge tout semblable à du sang.
— Tiens, s’exclama quelqu’un au-dessus d’eux et ils sentirent tout à trac une forte main qui les saisit au col. Les truchements ! On les avait oubliés.
— Amène-les par ici ! cria maître Imbert qui se tenait parmi les soldats, face au premier rang des passagers captifs.
Le matelot entraîna ses deux proies à travers le pont.
— Mais ils étaient cinq. Où sont vos semblables, coquins ? demanda maître Imbert.
Avec son double menton, ses badigoinces débonnaires, le pilote pouvait être rude à loisir : il n’avait pas l’air méchant. D’ailleurs, il ne l’était pas et accordait d’avance aux faiblesses humaines le pardon de ceux qui les comparent aux infinies cruautés de la mer.
Colombe, en passant devant lui, eut assez de confiance pour tomber d’un coup à ses genoux :
— Capitaine, s’écria-t-elle en joignant les mains. Donnez-nous à boire, pour l’amour du ciel. Nous mourons de soif.
— N’ont-ils point mangé ni bu ? s’enquit maître Imbert.
Le matelot qui avait la charge de cette corvée répondit la mine basse.
— Avec la tempête…
— Eh bien, qu’on les nourrisse et les abreuve. Je les veux propres à leur nouvel emploi. Tiens, au fait, voilà les autres.
Deux misérables silhouettes pendaient aux bras d’un matelot comme à un gibet et la troisième clopinait derrière. La curiosité eut un temps raison de la soif et Just leva le nez de son gobelet pour dévisager ceux qui avaient insulté son père. Car, avec le grand air et l’eau fraîche, il se souvenait de tout. Les deux plus petits, à l’évidence, étaient des malheureux : avec leurs têtes trop grosses et leurs membres gonflés, ils avaient dû pousser dans la rue comme des plantains entre les pavés. Mais le grand savait ce qu’il faisait et lui non plus, apparemment, n’avait rien oublié. De plus haute taille que Just, il était vêtu d’une camisole tachée et de culottes lâchées aux genoux. Dans les lueurs de la nuit, il était bien reconnaissable, avec son air de dogue et l’épatement de son nez. Au grand jour, ces traits n’étaient plus aussi effrayants et, n’eût été l’insulte à venger, Just aurait volontiers montré de la compassion pour un être que la vie semblait avoir projeté dès sa naissance contre un mur de violence et de pauvreté.
— Donnez aussi de l’eau à ces drôles, dit maître Imbert.
Il paraissait très satisfait et regardait les truchements en riant.
— Tout à fait ce qu’il me fallait, dit-il en hochant la tête.
Le bruit lointain du canon, répercuté en écho par les reliefs de la côte, mit une fin brutale à cet attendrissement. Le coup avait été tiré depuis le vaisseau amiral au-dessus duquel on voyait s’élever un petit panache de fumée.
— Le signal ! s’écria maître Imbert. Allons, prenez votre bout de pain et joignez-vous aux autres. Nous devons nous hâter.
Il recula de quelques pas et monta sur un coffre pour s’adresser aux passagers que les soldats tenaient toujours en respect.
— Où sommes-nous ? chuchota Colombe, serrée avec Just au milieu de la troupe hirsute et malodorante.
Il haussa les épaules pour indiquer qu’il l’ignorait.
— Pauvres enfants ! murmura à leur oreille un petit homme triste auquel ils étaient accotés. Ils ne savent même pas où ils sont…
— Écoutez-moi tous, commença au même instant maître Imbert qui mettait ce qu’il pouvait de menace dans sa bonne voix.
— La côte que vous voyez est l’Angleterre, chuchota le petit homme. La tempête nous a drossés là cette nuit…
— Le navire va appareiller, criait le capitaine, et j’espère bien que cette fois-ci est la bonne.
— C’est encore loin, où nous allons ? demanda Just un peu déçu de ne pas être encore à destination.
— Pauvres enfants… N’est-ce pas une honte qu’on vous en ait dit si peu, marmonnait le petit homme en prenant une mine encore plus triste, s’il était possible.
— Mais en tout cas, braillait maître Imbert en tenant son ceinturon à deux mains, ne croyez pas que les autres ont eu plus de chance que vous. Ne le croyez surtout pas… Ils ont filé, c’est leur affaire, continuait le pilote. Mais ils n’iront pas loin. J’en ai abattu moi-même quatre.
Jugeant sans doute ce chiffre insuffisant pour marquer les esprits par la terreur, maître Imbert se reprit :
— Non, six. N’est-ce pas, les gars ? Six exécutés par ma main, sans compter ceux dont se sont chargés mes hommes. Ajoutez à cela les noyés et ceux que les prévôts anglais auront rattrapés à terre — pour les envoyer aux galères —, vous voyez ce qui reste ?
— Les pauvres ont eu tellement peur avec cette tempête qu’ils ont préféré se jeter à l’eau plutôt que continuer un tel voyage, dit gravement le voisin de Just qui semblait toujours marqué de désespoir.
— Donc, vous qui êtes encore à bord, vous n’avez rien à regretter, poursuivait maître Imbert. Vous savez ce qui nous attend si cela devait se renouveler ! Heureusement cela m’étonnerait que nous rencontrions encore un grain pareil. Foi de marin, cela fait longtemps que je n’avais rien vu de tel.
— Nous ne sommes pas arrivés, mes pauvres amis. Nous ne sommes tout simplement pas partis. Et nous n’arriverons pas avant des semaines, des mois. Si nous arrivons.
En disant cela, des larmes brillaient aux yeux du petit homme. Just et Colombe, émus par ce spectacle, se sentirent d’un coup beaucoup plus forts que ce malheureux qui les avait pris en pitié. Ils accueillirent cette nouvelle avec plus d’optimisme que lui.
— Bon, maintenant, il m’en faut choisir plusieurs parmi vous qui remplaceront les gredins qui se sont sauvés. Car l’équipage se battait contre le vent pendant que vos amis ne pensaient qu’à rejoindre la terre. Et j’ai huit hommes qui sont passés par-dessus bord.
Pour le coup, ce fut maître Imbert qui essuya une larme.
— Donc, brailla-t-il derechef, on va les remplacer. Je commence : les mousses !
Son regard, qui se tenait haut sur la ligne d’horizon afin d’embrasser son auditoire complet, s’abaissa soudain vers le premier rang.
— Il me semble que nos truchements feront bien l’affaire, comme mousses. Les trois plus grands, en tout cas.
Il fit signe à Colombe d’avancer. Elle se planta devant lui et il la toisa.
— Pas bien solide encore, tu t’occuperas des manœuvres sur le pont. Ton nom ?
— Colin.
Puis il appela Just et le garçon au nez écrasé.
— Mieux, déjà, ces deux-là. Vous n’avez pas l’air d’avoir peur de grand-chose. Vous grimperez aux huniers. Vos noms ?
— Just.
— Martin.
Il leur fit signe d’aller rejoindre leurs postes sans attendre.
L’heureuse chaleur et les ciels lumineux leur vinrent à mesure qu’ils prirent le cap au sud. En passant devant la Grande-Canarie, ils reçurent une volée de couleuvrine tirée du fort espagnol. Un des boulets perça la coque de la Rosée à l’avant, découpant un trou bien rond et très haut que le charpentier du bord eut peu de mal à refermer. Colombe s’en moquait en disant :
— Ce n’est que cela.
Tout de même, c’était un baptême et Just ressentait une fierté de combattant.
Les nuits d’été allongèrent mais comme ils allaient vers la ligne d’équinoxe, elles se réduisirent de nouveau. Pour autant, elles n’étaient ni menaçantes ni froides : de belles nuits tièdes et paisibles qu’ils passaient allongés sur le pont encore chaud du soleil vespéral car ils avaient obtenu le droit de se coucher où ils voulaient. Le jour, ils couraient au grand air pour exécuter les ordres de maître Imbert. Colombe montrait un peu d’envie à l’endroit de son frère : il était devenu tout à fait habile à l’escalade des haubans. Il y avait acquis un surcroît de force et un hâle qui dorait son beau visage. Leurs journées étaient bien différentes. Colombe s’ennuyait un peu : elle essayait de parler aux matelots du pont et aux passagers qui s’y promenaient. Mais ces conversations n’allaient pas très loin. Elle revit souvent le petit homme qui leur avait parlé le lendemain de la tempête. Elle apprit qu’il se nommait Quintin. Il avait été condamné pour sa religion et tenait toujours un livre à la main. Colombe, à qui la lecture manquait, avait obtenu la promesse qu’il lui prêterait des ouvrages.
Just, dans son monde de funambules, rêvait beaucoup. Il lui arrivait de prendre la vigie et de se laisser porter par les désirs que peut faire naître l’horizon quand il vous encercle.
Le soir, quand ils se retrouvaient, serrés l’un contre l’autre pour dormir, ils se racontaient ce qu’ils avaient pensé dans la journée. À mesure que les jours s’écoulaient, il leur semblait de plus en plus extraordinaire que leur père eût fait un aussi lointain voyage. À certains moments, ils y croyaient et se demandaient seulement s’il avait connu, comme eux, la tempête et le mal de mer, s’il avait joui de ces douceurs tropicales. Ils l’imaginaient tour à tour maître du bord comme Villegagnon ou passager captif dans les soutes. D’autres fois, ils se disaient qu’ils avaient été trompés, que jamais leur père n’aurait été courir si loin de ce qu’il aimait. Ils regrettaient alors de n’avoir pas filé le soir de l’orage avec les repris de justice et tous ceux à qui la terreur avait fait préférer l’aventure de la fuite à ce voyage. Chaque fois qu’apparaissaient des côtes, ils formaient le plan d’y trouver refuge, si le navire en approchait.
Mais ces rêves se confondaient avec les autres, fabuleux, qui leur faisaient imaginer les pays de monstres et de magie qu’ils rencontreraient sur les confins. Mieux renseignés sur le Nouveau Monde, grâce à Quintin en particulier, ils commençaient à y placer leur curiosité.
Si bien que les jours qui passaient, puis les semaines, quoique l’eau des barriques fût devenue verte et la nourriture écœurante, les bercèrent d’une routine heureuse qu’ils n’avaient guère envie de quitter.
Leur seul véritable motif d’inquiétude était ce Martin, qui rôdait comme eux dans les espars et sur les ponts sans se départir de son regard mauvais qui promettait la vengeance. Just nourrissait d’ailleurs tout à fait les mêmes idées, et Colombe se désolait de voir son frère ruminer lui aussi un combat qui laverait son honneur. Encore, lui, voulait-il une explication publique, en forme de lutte ou de duel, loyale et conclue par la merci du vainqueur. Martin préparait tout autre chose. L’hostilité qu’il leur marquait était sournoise et muette. Elle s’épancherait certainement dans l’ombre et non point au grand jour, au moment où Just marquerait une faiblesse qui le rendrait vulnérable. Colombe craignait particulièrement la nuit et elle entourait Just de ses bras pendant son sommeil, comme pour lui servir de cuirasse.
Les navires filaient plein sud. De gros nuages couvraient toute l’étendue du ciel, gardant au chaud la soupe frémissante de la mer qui exhalait une vapeur moite. Ils étaient presque au bout de leurs réserves d’eau douce. Du vaisseau amiral vint l’ordre de mettre le cap sur la terre.
Ils mouillèrent en face d’une côte au relief marqué où l’on pouvait espérer découvrir des ruisseaux convenables pour l’aiguade. Les chaloupes revinrent à la tombée de la nuit avec une eau boueuse presque jaune dans les barriques. Encore n’avait-on pu en remplir que la moitié car des troupes de Noirs qui marquaient une grande hostilité étaient venues interrompre l’opération.
Le bruit se répandit dans l’équipage qu’on était le long de l’Afrique. Les matelots se mirent à maudire ceux du vaisseau amiral qui, avec leurs instruments compliqués et leurs airs savants, étaient incapables de mener le convoi là où l’instruction de maître Imbert l’eût conduit bien sûrement. Instruits de leur erreur, les pilotes du navire de tête virèrent de bord et prirent le cap à l’ouest. Il était bien temps.
Signe qu’ils étaient, enfin, sur la bonne route, ils revirent des voiles passer à l’horizon. Ces rencontres donnaient lieu chaque fois à de grandes alarmes. Villegagnon avait interdit les abordages : ils laissèrent donc passer sans les inquiéter plusieurs navires espagnols qui faisaient route tout seuls et qu’il aurait été bien agréable de piller. Mais un matin, la vigie signala un groupe de voiles au nord-ouest et ils découvrirent peu à peu qu’il s’agissait d’un convoi portugais de six bateaux. Quoiqu’ils ne fussent pas encore, et de loin, en vue des Amériques, il était clair que les navires français faisaient route vers le Brésil. Cela suffisait à les désigner comme ennemis.
À la distance où ils étaient, on pouvait difficilement savoir si les Portugais allaient chercher le combat. Il fut jugé prudent, quoi qu’il arrivât, de s’y préparer. Sur les ponts de la Rosée se fit une bousculade de marins, de soldats et de civils, ces derniers ayant été commis par le capitaine au chargement des canons. Il fallut manœuvrer les trappes des sabords, ouvrir les coffres où étaient les arquebuses et hisser toute la voilure pour tirer de la bonne brise qui soufflait la plus grande vitesse possible.
Colombe avait la charge de tenir le pont propre et libre, en prévision d’un éventuel abordage. Elle allait de la poupe à la proue sans s’économiser. En passant sous le mât d’artimon, elle vit Quintin qui se tenait immobile, bien droit, les bras croisés.
— On ne vous a pas assigné de tâche ? lui dit-elle avec surprise.
— Si, je dois nettoyer les bouches à feu.
— Et vous avez déjà terminé !
— Non, je ne le ferai pas.
Colombe qui s’était employée fébrilement jusque-là saisit cette occasion de souffler un peu. D’autant que son agitation avait plus pour objet de la calmer que de ranger un pont qui était pour l’heure parfaitement ordonné et propre.
— J’ai entendu dire, interrogea Colombe, que si les Portugais capturent un équipage, ils le mutilent et le laissent mourir de soif sur son navire à la dérive.
— Moi aussi, on me l’a dit, fit Quintin dont le visage maigre et pâle ne quittait pas l’expression lugubre qu’ils lui avaient vue le premier jour.
— Eh bien, cela mérite tout de même de se défendre.
— Non, affirma Quintin, les bras toujours croisés.
Couvrant le silence du grand large, le vent sifflait dans l’immense voilure. Les navires penchés, parés de tous ces jupons, tabliers et fichus, ressemblaient à trois vieilles filles partant au bal.
— Ainsi, reprit Colombe, il faut se laisser dépiauter.
— Mon enfant, coupa vivement Quintin en se tournant vers elle et en lui prenant les mains, les hommes ne se donnent licence que pour le mal. C’est la seule passion à laquelle ils ne mettent point de limites. Moi, j’ai prêché le contraire et l’on m’a condamné.
— Le contraire ?
— Je veux dire de ne pas mettre de frein à la bonté, à l’amour, au désir.
Ce disant, il lui pétrissait les mains. Ses yeux brillaient d’un éclat qu’elle n’avait jamais vu, mélange d’appétit, de fièvre et de désespoir. Elle fut heureuse qu’une clameur, venue du château arrière, en se répandant sur le tillac, mît fin à cet échange incongru : les Portugais passaient leur chemin.
Des cris de joie fusaient tout alentour. Des bonbonnes de vin, conservées pour les grands jours, passaient de main en main, où chacun buvait à longs traits.
Le capitaine ordonna d’amener plusieurs voiles et Colombe essaya de voir Just qui s’affairait dans les mâtures. Elle ne le put et s’agenouilla silencieusement comme tous les autres pour une action de grâces. La Rosée ne comptait pas d’aumônier : le seul ecclésiastique du convoi n’avait pas manqué de se placer alentour du pouvoir, sur le vaisseau amiral. Chacun priait donc à sa manière et s’adressait à un Dieu qu’ils avaient à la fois en commun et en propre. Les matelots au rude visage de forbans appelaient de douces images de Vierges et d’Enfants nus tandis que d’innocents passagers aux mains blanches, tirés des prisons pour motifs de culte, dressaient leur fin visage vers un Dieu de sang et de châtiment.
C’est au milieu de ce silence qu’éclata la première violence dans les airs : un cri, le bruit d’une voile déchirée, d’une chute. Le soleil qui brillait à travers les vergues ne laissait guère apercevoir du pont ce qui se passait. Colombe pouvait d’autant moins le deviner que Just, pendant toutes ces journées, lui avait soigneusement caché les menaces dont il était en permanence l’objet. Martin, depuis leur altercation, ne cessait de l’épier tandis qu’ils étaient accrochés l’un et l’autre dans les hautes œuvres du navire. Avec régularité et froidement, il lui adressait des malédictions, des insultes et lui promettait d’essuyer sa vengeance. Just répondait en le défiant en combat singulier. Mais il était clair que l’autre ne s’y risquerait pas et qu’il recourrait plutôt à quelque lâche attentat.
La voltige à laquelle les mousses devaient s’adonner requérait déjà beaucoup de vigilance : il en fallait encore plus à Just pour se garder d’une malveillance. Il finissait les journées épuisé. Mais ce jour-là, la faible gîte du bateau, l’air tiède et une troupe d’épaulards dont il observait les sauts distrayèrent son attention pendant qu’il était appuyé à la grande vergue de misaine.
Le bois verni de l’espar servait d’appui à son ventre tandis que ses bras d’un côté et ses jambes de l’autre le faisaient tenir en équilibre. C’est dans cette position qu’il reçut dans le flanc la tête nouée d’un cordage lancée à toute volée. Just cria, perdit l’équilibre. Fort heureusement, il tomba du côté plein de la voile et eut l’esprit de se rattraper des deux mains sur le bord épais de la toile. Il resta un long instant dans cette position, le côté endolori, sidéré par sa chute et plus encore par sa survie. Puis tout lui revint d’un coup : la nécessité de se redresser au plus vite, ce qu’il fit en saisissant un coulisseau de fer et en se rétablissant sur la bôme ; le souvenir du cordage qui l’avait frappé et pendait maintenant le long du mât, preuve que quelqu’un en avait fait usage comme d’un balancier ; les menaces de Martin. Il n’eut pas à le chercher longtemps : l’autre l’observait d’un hauban situé plus en hauteur.
Toute cette partie de la scène échappa à Colombe. Elle aperçut seulement Just à l’instant où il s’élançait vers son agresseur et grimpait jusqu’à lui.
— Ils se battent ! cria-t-elle.
Et quand elle saisit que les autres, autour d’elle, n’avaient encore rien compris, elle alla donner l’alerte parmi les groupes, et jusqu’à maître Imbert qu’elle tira par la manche.
— Arrêtez-les, capitaine ! Regardez : ils se battent.
Les bruits de lutte tombaient amplifiés des hauteurs mais on ne voyait presque plus les combattants. Ils étaient au corps à corps sur le plancher du tonneau de vigie.
Une dizaine de matelots s’élança en même temps dans les haubans et maître Imbert jugea plus convenable pour son autorité de leur en donner l’ordre en hurlant, quoiqu’ils fussent déjà parvenus à mi-chemin. Martin se battait avec beaucoup de force mais sans audace ni adresse. Just, au contraire, aurait pu faire valoir ces dons qu’il avait en surcroît, si l’exiguïté de leur champ clos ne l’eût entravé. Il avait reçu de rudes coups quand les matelots séparèrent les adversaires. Just eut le sentiment d’avoir été contraint à une lâcheté en interrompant là un duel qu’il voyait seulement se conclure par la mort. C’est cette honte, plutôt que la crainte du châtiment, qui lui fit baisser les yeux devant maître Imbert.
Celui-ci avait plus de goût pour la tranquillité que pour la justice. En matière de rixe sur les navires, et Dieu sait s’il en avait vu, il avait pour règle de ne jamais chercher un coupable.
— Mettez-les aux fers tous les deux, cria-t-il.
— Non ! s’écria Colombe, prête à se jeter à genoux.
Mais maître Imbert la regarda avec tant de colère qu’elle se figea. Un mot de plus et il les faisait enfermer tous les trois. Si elle voulait être utile à Just, plaider sa cause, hâter sa délivrance, elle serait mieux à même d’agir en restant libre. Elle se tut et le vit disparaître toujours tenu par ceux qui l’avaient délivré de Martin.
La vie à bord reprit tout aussitôt. C’était une de ces journées des tropiques où les bleus semblent vouloir montrer qu’ils sont assez nombreux pour se partager l’univers : bleu-blanc du ciel, bleu-vert de l’horizon, bleu-violet de la mer et bleu-gris de l’écume. Il fallait tout le génie des hommes pour inventer la captivité au milieu de cette immensité ouverte au bonheur. Colombe, assise à la poupe près d’un canot, pleura silencieusement.
Elle pensait que Just était blessé, qu’il aurait faim, qu’il serait mal traité dans un caveau noirâtre comme celui qu’ils avaient connu d’abord. Puis elle pensa à sa propre solitude au milieu de cet équipage étranger. Mais cet apitoiement dura peu et aussitôt l’écœura. Avec cette aptitude à remplacer le malheur par la volonté qui faisait toute la force des Clamorgan, elle se dit qu’elle était Colin, mousse libre, point sot et qui trouverait bien un moyen de faire libérer son pauvre frère.
À mesure que durait la traversée, de petits groupes s’étaient formés parmi les passagers, les soldats, l’équipage. Les minuscules trafics touchant à la nourriture, à l’eau douce ou au mince savoir que chacun tentait d’enrichir quant au trajet du bateau et aux intentions de l’amiral alimentaient la méfiance de chaque groupe envers les autres. Colombe avait fait équipe avec son frère. Cette proximité leur suffisait mais aujourd’hui elle était seule. Les groupes se méfiaient des autres ; personne ne voulait d’elle. Certes, elle pouvait toujours aborder quelqu’un et en tirer deux mots. Mais sitôt sa réponse faite, le quidam courait jusqu’à son ouvrage quand il en avait un ou jusqu’à ses amis à qui il racontait l’incident en chuchotant. Car dans l’ennui de la traversée, tout devenait un événement.
Colombe était presque découragée quand elle se souvint de Quintin. Elle s’avisa qu’il avait disparu depuis plusieurs jours. Elle l’épia dans la queue, à midi, pour la distribution de la soupe. Il ne se présenta pas. Un seau à la main, faisant mine de nettoyer, elle fouilla l’entrepont et finit par le découvrir enroulé dans un hamac tendu au-dessus d’une pièce d’artillerie. Elle mit les pieds sur le tube de bronze et écarta les deux lèvres du filet. Quintin était couché sur le dos, les yeux ouverts, et il semblait compter les nervures des barrots.
— Que faites-vous ici ? demanda Colombe avec un peu de crainte.
— Je prie, tu le vois bien.
— Les autres jours, cela ne vous empêchait pas de monter sur le pont.
Le petit homme se redressa en s’agrippant à la toile. Il plissa les yeux, secoua la tête et regarda alentour comme s’il revenait à lui.
— C’est la méditation qui m’emporte, dit-il avec une mimique d’excuse qui ressemblait presque à un sourire. Je suis tout entier dans la compagnie de l’Esprit-Saint.
Il semblait revenir d’un long voyage.
— Où est ton frère ? demanda-t-il en reconnaissant Colombe.
Elle lui raconta la vengeance de Martin et le châtiment qui s’était ensuivi. Quintin, avec les mouvements d’un insecte qui se débat dans une toile d’araignée, entreprit de s’extraire du hamac. Il s’en fallut de fort peu qu’il ne tombât sur le canon. Une fois debout, il redonna du volume à la dentelle mitée de son col et tira ses bas-de-chausses. S’étant rendu cet air de dignité, il prit Colombe par la main et lui dit :
— Allons aux nouvelles.
Était-ce sa solitude, son austérité, sa perpétuelle tristesse, Quintin, qui n’appartenait à aucun groupe, était accepté par tous. En sa compagnie, Colombe fut admise dans l’intérieur de ces semblants de familles. Les regroupements s’étaient moins opérés sous l’empire d’une sympathie que d’une détestation partagée de tous les autres. Une fois dépensée l’énergie pour se protéger de l’extérieur, il restait à ces tribus de longues heures de grognements, de soupirs ou de jurons élevés au rang de conversation. La rareté du vin — le capitaine réservant les dernières gouttes pour l’arrivée — achevait d’alanguir ces réunions. Grâce aux dés en corne et aux osselets, ce silence humain était malgré tout rempli par le minuscule martèlement du sort.
Quintin mena d’abord Colombe parmi un groupe d’artisans où il lui désigna un boulanger, deux charpentiers, un vendeur d’orviétans qui se faisait passer pour apothicaire. Ce groupe-là, dont les membres circulaient à peu près partout, accepta à la demande de Quintin de chercher Just, de lui faire tenir ce dont il aurait besoin et d’en savoir plus sur son état.
Ils virent ensuite un attroupement de matelots que Quintin connaissait grâce à sa bible. Villegagnon avait fait savoir dès avant le départ que, si chacun pouvait prier à sa guise à bord, toute prédication était interdite. Mais en l’absence de prêtres, les marins normands cherchaient des aliments pour leur rude foi. Ils étaient perdus de superstition et croyaient ferme que des œuvres pieuses, invocations, messes, chapelets, dépendaient le calme de la mer et l’heureux retour de leurs vaisseaux. Quintin n’approuvait pas cette idolâtrie mais il n’avait pas vocation non plus à la contredire. Il croyait, lui, à la simple force de l’Écriture. Il faisait donc de longues lectures des Évangiles et de la Bible à ces rudes marins que le mugissement de la tempête laissait froids, tandis que la crainte de l’enfer les plongeait dans la terreur.
Quintin leur demanda de préciser pour Colombe le but, la durée et la destination de la traversée.
— Je ne sais ce qu’on vous a raconté, lui dit-il avant qu’ils ne commencent, mais quand tu me parles de ton père et de l’Italie, il me semble que tu ne comprends pas bien où cette navigation va nous mener.
En effet, Colombe, tout comme Just, si elle avait entendu le mot Brésil souvent dans les conversations du bateau, ignorait où se trouvait cette contrée. Son père leur avait parlé à Gênes de lointains voyages accomplis par les pilotes de cette ville qui joignaient par des routes étranges l’Occident à l’Orient. Mais elle persistait à penser que ces terres nouvelles n’étaient que des étapes vers la seule destination possible, quelque détour que l’on fît pour y parvenir : la Méditerranée, avec son Italie, son Espagne, sa Grèce et ses terres barbaresques.
Les matelots lui expliquèrent comme ils le purent, en traçant sur le sol poussiéreux la figure du globe terrestre, ce qu’était le Nouveau Monde en général et en particulier ce Brésil où ils allaient s’établir.
Colombe, à ce récit, ne douta plus que son père n’ait pris une part héroïque à la conquête de ces terres. Elle ne saurait qu’en le voyant pour quelle pertinente raison il avait préféré faire voyager ses enfants dans l’anonymat de sa gloire. Tout de même, cela n’allait sûrement pas jusqu’à les livrer à l’infamie des fers. Et son esprit revint douloureusement à Just.
Elle interrogea les marins sur le châtiment qui l’attendait. Ils dirent à Colombe que maître Imbert n’avait pas pour habitude de faire durer longtemps la captivité, surtout quand ceux qui la subissaient pouvaient être utiles.
— Il préfère, ajoutèrent-ils, une bonne séance de fouet et l’on n’en parle plus.
— De fouet ! s’écria Colombe.
Elle pensa « sur un Clamorgan ! ». Mais elle se garda, comme on l’en avait prévenue, de révéler ce nom à des inconnus.
— Est-ce l’un d’entre vous, demanda Quintin aux matelots, qui doit l’appliquer ?
— Non, pour tous les actes de force, Villegagnon a désigné un exécuteur dans chaque bateau. Ici, c’est le Balte.
Quintin fit la moue. Il connaissait quelques soldats mais le Balte restait à part et nul ne savait comment s’adresser à lui.
Le soir, il conduisit Colombe vers son hamac, autour duquel était installé un dernier groupe de passagers. C’étaient des hommes hâves, les cheveux blonds laissés longs, vêtus de blouses de lin. Ils tenaient sur leurs lèvres un permanent sourire d’extase, comme s’ils eussent capté dans le silence quelque mélodieuse voix divine qui eût chanté pour eux des cantiques.
— Ne le répète à personne, mais ceux-là sont des anabaptistes hollandais, avait prévenu Quintin en chuchotant et en prenant garde que personne ne pût entendre cette confidence. Ils rêvent de se séparer du monde, dont ils croient la fin proche. Point n’est besoin pour eux de la Bible ; ils suivent leurs inclinations.
— Ce sont des bienheureux, dit Colombe en regardant de travers ces faces de paysans illuminés auxquels, sans savoir pourquoi, elle n’accordait aucune confiance.
— Des bienheureux ! Les pauvres. Ce sont les hommes les plus persécutés de la terre. Ils ont voulu mettre à bas les rois, les Églises, toutes les coutumes. Certains d’entre eux veulent vivre comme Adam. À vrai dire, tout le monde les déteste et c’est un miracle que ceux-là aient échappé au bûcher.
— Pourquoi dormez-vous avec eux ? Faites-vous partie de leur secte ?
— Moi ? se récria Quintin. Jamais ! Je vénère la Bible.
Puis il ajouta mystérieusement :
— Nous avons seulement certaines choses en commun.
Les anabaptistes firent bon accueil à Colombe et, dans un patois allemand que Quintin comprenait, ils apportèrent leurs nouvelles. Le plus étonnant était que ces ennemis du monde étaient parfaitement informés de ce qui se passait sur le bateau et même sur les autres, ce qui était encore plus fort. Certaine dispute, selon eux, avait surgi à bord du vaisseau amiral entre Villegagnon, le cosmographe et les pilotes sur le point de savoir où se trouvaient exactement les navires. Certains voulaient tirer plus au sud et d’autres remonter au nord. On était encore loin d’arriver et les réserves s’amenuisaient.
La Rosée était le mieux loti des trois bateaux car les défections y avaient été nombreuses pendant la tempête. Mais sur le navire de commandement, ils avaient à peine de quoi nourrir tout le monde. L’eau avait croupi et une mauvaise peste torturait les ventres.
— D’après eux, traduisit Quintin, il est possible que l’on transfère une partie de l’équipage de la Grande-Roberge à notre bord.
Colombe fit grise mine. Cela risquait de rendre Just et son agresseur moins indispensables et d’inciter à les laisser méditer en cale.
Tout cela était bien compliqué. En attendant, il faisait nuit, Just n’était pas là et elle allait devoir se coucher seule.
Deux anabaptistes avaient déjà commencé à préparer leur couche.
— Où dors-tu, matelot ? lui demanda Quintin.
Colombe haussa les épaules.
— Je ne sais pas. Sur le tillac, dans un coin.
— Reste avec nous. Veux-tu partager mon hamac ?
L’offre n’était pas inhabituelle. Pour charger davantage le navire en denrées périssables, on avait limité les effets personnels. Les hamacs étaient rares et beaucoup y dormaient à deux ou trois.
Colombe mit un instant à penser qu’elle était un garçon et que cette offre devait être accueillie avec naturel. À vrai dire, l’idée de se serrer contre l’austère Quintin, avec son air désolé et sa face blême, ne devait pas plus la réjouir que l’inquiéter. Au moins, elle ne sentirait pas si cruellement le manque de Just à ses côtés.
L’hygiène du bord était l’affaire de chacun. Certains groupes se lavaient bruyamment en hissant des seaux d’eau de mer. D’autres procédaient à des ablutions discrètes. D’autres encore, en particulier les matelots, s’en remettaient à l’humidité de l’air pour dissoudre leurs humeurs. Ledit Colin, comme chaque soir, à la nuit tombée, se retira près du gaillard d’arrière et se débarbouilla dans une barrique aussi furtivement qu’une souris.
Colombe trouva à son retour Quintin déjà couché, dans la même position hiératique que l’après-midi. Elle eut une hésitation puis grimpa à son tour dans le sac de toile, secouant en tous sens le gisant.
— Tu ne pries pas, Colin ? demanda-t-il.
— Eh bien, si… mais en silence.
— Dieu nous aime, Colin.
— Je… je le sais.
Deux anabaptistes ronflaient et Colombe regrettait déjà de ne pas être restée sur le plancher. Elle tourna le dos à Quintin et se recroquevilla, heureuse quand même de sentir une chaleur près d’elle. En fermant les yeux, elle vit Just et lui sourit.
— Il bénit chacun de nos désirs. Tel est le secret, prononçait gravement la voix de Quintin.
Mais Colombe ne l’entendait déjà plus car elle dormait.