Le cachot n’était équipé que pour trois prisonniers. Just et son adversaire Martin y trouvèrent en arrivant un vieux rémouleur qui avait tenté de s’échapper en Angleterre. L’homme occupait seul la conversation car les jeunes combattants, attachés vis-à-vis par des bracelets de fer et reliés par une chaîne à la cloison, ruminaient leur ressentiment en silence.
Le vieil homme racontait interminablement pourquoi il était parti. Une dispute avec son cousin qui était en même temps son associé l’avait conduit, sur un coup de tête en somme, à s’embarquer pour ce voyage. Il leur parla aussi de sa femme, qu’il voyait vieillir. Lui qui se sentait vert et aimait la chair s’était pris à rêver de sauvagesses accueillantes. Mais aussitôt qu’il avait livré cette confidence, il se traitait lui-même de rêveur et de sot, regrettait son ancienne boutique, les bières bues le soir à l’auberge avec son cousin et surtout la compagnie de sa femme et de ses deux filles dont il n’évoquait pas les noms sans fondre en larmes.
Au bout de deux jours, les nouveaux prisonniers auraient donné n’importe quoi pour que cessât cette ritournelle où paraissaient tour à tour la lubricité, le remords et la bêtise. Avec cela, le rémouleur ronflait comme un pourceau.
Combien qu’ils regrettassent cette présence indiscrète, elle eut le mérite de les détourner de leur propre querelle et même de les unir contre un tiers. Quand arrivèrent les pluies infectes, maître Imbert s’avisa que les armes du bord, sabres d’abordage, coutelas, haches, étaient attaquées sur leur fil : il élargit le rémouleur et le fit mettre face à un tas de ces ferrailles, une pierre à affûter à la main, afin de leur rendre leur tranchant.
Just et Martin se retrouvèrent seuls et le soulagement qu’ils en éprouvaient les disposait moins à reprendre les hostilités. Un matin, ils entendirent gratter derrière la cloison et, par un interstice entre les ais, quelqu’un glissa un saucisson. Martin le saisit et commença de le dévorer avec des mimiques d’aise.
— Un de mes petits frères travaille à la cambuse ! dit-il la bouche pleine.
Manger tout seul devant un affamé n’est pas un plaisir complet. Martin ne détestait rien comme la solitude : il lui fallait partager ses émotions quelles qu’elles fussent. Aussi n’est-ce pas sans égoïsme qu’il lança la moitié de son saucisson à son rival.
Mais Just la laissa tomber par terre et se détourna.
— Comment ? s’écria Martin, tu préfères crever de faim !
— Tu as souillé mon honneur !
— Son honneur ! s’indigna le jeune mendiant. Mais où te crois-tu donc ?
— Je suis gentilhomme, affirma dignement Just qui ne pouvait cependant s’empêcher de lorgner vers la saucisse.
— Et voilà ce qui te coupe l’appétit ! Crois-tu que les gentilshommes bouffent leur honneur ? Mon cher, regarde-toi : tu es attaché comme un veau dans un réduit puant, on t’emmène chez les sauvages et d’ici peu tes dents vont commencer à tomber une à une. Ce n’est pas en te battant contre moi que tu vas te sortir de là, ni toi ni ton frère.
Or, Just pensait au même instant à Colombe qui restait seule sur le navire, exposée à tous les dangers. Il dut admettre que son intransigeance, légitime s’il avait été seul, mettait en péril celle qui, croyait-il, dépendait de lui.
— Je vais te faire une confidence, continua Martin en dépiautant voluptueusement l’entame de sa charcuterie. Moi, je suis fils de prince.
— Toi ! s’écria Just.
— Oui, moi, fit Martin en prenant la pose de celui qu’un copieux souper a repu.
Just haussa les épaules.
— Comment, tu ne me crois pas ? sursauta l’autre en imitant la mine vexée de son compagnon. Ah ! Mais alors, attention, tu m’insultes. Tu attentes à mon honneur. Je vais t’en demander raison.
— Eh bien, dit Just en réprimant un sourire, raconte.
— Toi d’abord, l’ami. J’aime savoir en général à qui je m’adresse. Comment se fait-il qu’un autre gentilhomme se retrouve dans cette geôle ?
Just, à contrecœur d’abord, puis devant la bienveillance de l’auditeur, plus volontiers, raconta son histoire. Avec naturel, il s’était même saisi de sa part de saucisse au cours de cet exposé et Martin souriait d’aise à le voir mordre à son tour dans la grasse salaison.
— À toi, maintenant ! conclut Just, en terminant le récit qu’il avait fait de sa vie.
— Oh, moi, fit Martin, c’est tout simple. On m’a trouvé emmailloté devant une église le jour des Rois. D’où il procède que je suis un prince.
Il dit cela avec une feinte gaieté que son gros nez cassé rendait bien drôle. Just et lui partirent d’un grand rire qui fut comme le premier sang versé de leur duel, par quoi il était suffisant qu’il se conclût.
Martin, né à Rouen, confié à un orphelinat, avait pris le large à dix ans, vivant à Honfleur avec d’autres marauds. Il s’employait sur les quais à chiper la nuit dans les entrepôts. Tant qu’il était enfant, il grimpait à bord par les amarres et fouillait les cales. Ensuite, il s’était associé avec les deux petits, qu’il appelait indûment ses frères et qui faisaient cette besogne pour son compte. Il savait tout sur les équipages, les ports, les cargaisons. Il était très au fait du Brésil car une vingtaine de bateaux français faisaient la traversée chaque année.
— Si je n’avais pas commis l’erreur de quitter Honfleur, je serais encore en train de mener cette belle vie-là, gémit-il.
Attiré par la nouvelle renommée du Havre-de-Grâce, il s’y était aventuré. Mais dans la ville neuve, les gens de son acabit étaient vite interpellés. La prévôté les avait fait conduire de force, lui et ses supposés frères, dans un orphelinat. Le malheur avait voulu que Le Thoret les y trouvât la veille même du jour où ils avaient prévu de s’évader.
Just le fit parler du Brésil ; l’autre était intarissable sur les bois de teinture, les cannibales et il évoquait avec force clins d’œil la bonne fortune qui les attendait avec les Indiennes nues et lascives que les matelots lui avaient décrites. Martin, qui avait fréquenté les ports, laissait entendre qu’il en savait long sur ces sujets et Just le voyait avec dégoût se gratter l’entrejambe tandis qu’il s’animait par ces souvenirs.
Prudemment, et puisque leur différend était réglé, Martin fit parler son compagnon de ce père qu’il prétendait retrouver.
Avec tout le tact que, malgré tout, sa grossièreté avait épargné, Martin émit des doutes raisonnables sur cette histoire. Jusqu’ici, le Brésil n’avait connu que des expéditions de marchands. Il y avait donc peu de chances pour que le père de Just y eût pris part, à moins qu’il ne se fût fait corsaire ; certains gentilshommes étaient en effet devenus des aventuriers de mer, retrouvant sur leur navire les risques et la gloire de la grande époque des vraies croisades. Ils échafaudèrent tant d’hypothèses que le doute, à la fin, les saisit tous les deux. Martin se dit qu’en vérité tout était possible et qu’un capitaine égaré pouvait avoir cherché fortune là-bas. Tandis que Just, apprenant qu’il n’y avait en ce pays ni palais, ni courtisanes, ni chapelle Sixtine, ni vertes campagnes semées de cyprès et de vestiges romains, bref, rien de ce qui avait toujours constitué les passions de son père, doutait de plus en plus qu’il fût allé s’égarer dans cette direction.
— De toute manière, conclut Martin, il y a des bateaux marchands tous les mois qui retournent en France.
Ainsi l’arrivée au Brésil cessa de borner l’horizon de Just. La tristesse qu’il pouvait ressentir à l’idée de ne pas y rencontrer son père était allégée par l’espoir de continuer à le poursuivre ailleurs.
Les jours passèrent dans la geôle flottante, égayés de quelques autres saucissonnades. Dans la touffeur de ce réduit, les heures s’écoulaient lentement, qu’ils remplissaient de leurs récits. Martin avait mille histoires en mémoire, recueillies à la source vive des mendiants, des voleurs et des filles. Il faisait entrer Just dans un monde qu’il avait frôlé en Italie sans jamais lui appartenir, puis dont l’avaient éloigné les longues années de Clamorgan. Lui, quand venait son tour, contait les interminables aventures d’Amadis de Gaule.
Leurs cheveux pouvaient bien grouiller de poux, leurs gencives saigner, leurs ventres crier dans le vide, ils avaient l’éclatante santé des rêveurs.
L’arrivée de Villegagnon sur le pauvre navire de ravitaillement avait fait subir au vaisseau une complète révolution. L’esprit avait pris possession de la matière. La grâce volatile des arts, des sciences, de la pensée, défendue avec toute la vigueur du chevalier, avait repoussé aisément les lourdes barriques, le reste du troupeau, tout le puant désordre vivandier. Les salles du château arrière, jadis transformées en entrepôt dans lequel maître Imbert et son second dormaient sans façon, redevinrent un appartement clair, où le soleil, réverbéré par la mer, entrait par la large ouverture des sabords d’arcasse.
Colombe et un autre mousse furent commis à cirer les planchers. Puis on y disposa les effets que deux autres allers-retours de la chaloupe avaient apportés dans des coffres. Des tentures turques rapportées par Villegagnon de Hongrie, étalées sur les murs de flanc, cachèrent les membrures et l’appareil trop visible du bordage. Le cabinet d’ébène prit place dans cet écrin d’écarlate ensoleillé. Villegagnon lui-même suspendit à la cloison restant libre, près de la porte, un tableau italien encadré de bois noir verni qui représentait une madone et son enfant. Hormis ce sanctuaire, le chevalier ne se montra pas difficile : il tendit son hamac dans un réduit attenant et les personnages qui l’accompagnaient firent de même en désordre. Seul le cordelier insista pour dormir par terre dans une espèce de cercueil ouvert, dont il avait pris le modèle en voyageant au Levant.
Colombe eut d’abord la crainte que le groupe des nouveaux venus restât claquemuré dans le château arrière et ne se laissât pas approcher par les autres passagers. Sans doute eût-ce été le comportement naturel des plus courtisans d’entre eux, qui marquaient volontiers leur différence avec hauteur. Mais Villegagnon, avec sa force habituelle, crevait ces bubons de vanité. Sitôt levé, il arpentait le tillac, descendait à l’entrepont, visitait les pièces d’artillerie. Il avait besoin d’espace et le remplaçait par une circumgiration menée au pas de charge. Il avait besoin de travail, d’effort, d’adversité, et le toucher du bronze des couleuvrines semblait lui transmettre l’écho des grands combats qui tordent le monde : les éruptions de volcan, les conquêtes humaines, les batailles… Ensuite, il grimpait au hauban de misaine et prenait la place de la vigie pendant une heure. On l’entendait déclamer d’une voix grave des virelais et des odes latines. Puis, ayant porté son salut aux quatre points cardinaux, vers le zénith aussi bien que dans les profondeurs d’un nadir obscur et métallique, il prenait sa place parmi les hommes. La pièce où trônait le cabinet d’ébène était seulement réservée aux conversations secrètes, ainsi qu’à l’ordinaire des jours de mauvais temps. Mais ils étaient de plus en plus rares. Une brise régulière, tiède et moite, poussait les bateaux qui la recueillaient à pleine toile. Les mâts chargés de toutes leurs voiles répandaient sur le pont une ombre fraîche comme celle des peupliers au printemps. Villegagnon avait fait démonter une des portes de ses appartements et on l’avait étendue dehors sur des barriques pour faire une table. Il se tenait là sur une escabelle et sa journée se déroulait à la manière d’un roi, sous le regard de tous. On le voyait se vêtir, se laver. Certains jours, il plongeait tout son corps pelu dans une barrique d’eau de mer et se frottait à la cendre. On le voyait manger et la dignité qu’il mettait à la manducation devait plus, sans doute, aux vertus purificatrices du bénédicité qu’à l’odeur de plus en plus surie des aliments du bord. On le voyait lire, bien droit, immobile, de grands ouvrages apportés de la Grande-Roberge. On le voyait même écrire et, dans l’impossibilité de faire tenir à quiconque une correspondance, il était clair que les distiques qu’il déclamait à haute voix s’adressaient aux mystérieux inconnus, hommes, dieux ou femmes, qui peuplaient son empyrée.
Colombe épiait tout cela, et quand ses corvées la distrayaient de cette observation, Quintin prenait le relais pour elle.
Hors ces activités solitaires effectuées en public, Villegagnon s’informait des affaires du bord, en général avec maître Imbert mais parfois aussi, au gré de ses fantaisies, avec tel ou tel passager ou marin qu’il interpellait. Quoique Colombe eût tenté d’user sur l’amiral des mystérieuses vertus de son regard, elle ne put jamais accrocher le sien. Elle se demanda d’ailleurs s’il n’était pas affecté d’un défaut de vue car il lisait de fort près et ne reconnaissait pas toujours ses interlocuteurs.
Dans la régularité des journées de Villegagnon, il apparut vite que le temps essentiel était le début de l’après-midi. La chaleur à son acmé, le soleil roulé en boule tout en haut du mât dans les voiles de perroquet, Villegagnon, amiral de grand air, de pleine lumière et de canicule, disposait de toute sa force pour débattre avec son état-major des questions essentielles.
La grande affaire pour l’heure était de savoir où l’on était. Depuis qu’ils avaient croisé, le 10 octobre, les îles Saint Thomas, près de la terre de Manicongo devant l’Afrique, ils n’avaient vu que la haute mer tout autour d’eux. Leur latitude diminuait. Bien qu’ils fussent toujours dans la demi-sphère du sud, ils approchaient de nouveau de la ligne équinoxiale, qu’ils avaient doublée une première fois en longeant la côte africaine. Mais, sans chronomètre, il était impossible de connaître sa longitude. On en était réduit à de savants calculs qui faisaient le produit pondéré des jours écoulés et de la vitesse estimée du bateau.
L’homme qui avait autorité en cette matière était l’abbé Thevet. Au naturel, il était simple et peu impressionnant ; sa taille moins que moyenne, sa complexion malingre, ses yeux sans flamme, tout cela, joint à quelque invisible obstruction du nez qui le contraignait à garder sans cesse la bouche bée, ne disposait guère à le remarquer. Rien n’était plus intolérable pour lui que cette obscurité à quoi sa conformation semblait le destiner. Le moyen qu’il avait trouvé d’en sortir était de devenir savant. Il pouvait ainsi en remontrer à ses semblables, et jusqu’aux plus grands, quant aux mystères d’une nature qui l’avait pourtant si peu favorisé. Cosmographe du roi, célèbre pour avoir publié la relation de ses voyages en Orient, Thevet avait acquis la réputation de tout savoir. Elle lui valait beaucoup d’admirateurs et encore plus d’ennemis. Mais il jouissait autant des attaques que des louanges. L’essentiel pour lui était qu’on ne pût l’ignorer.
— Monsieur l’abbé, lui demandait Villegagnon chaque jour à cette heure grave où, le point étant fait, il fallait débattre de la proximité des terres, montrez-moi donc où nous naviguons aujourd’hui.
Le cordelier clopinait jusqu’à la table, posait son arbalestrille, saisissait une plume et s’abîmait dans un calcul douloureux. L’assistance gardait un pieux silence pendant la consommation de ce sacrement. Enfin, Thevet se redressait, tendait la main vers le globe terraqué qui reposait sur la table dans son berceau de méridiens et montrait du bout de son index à l’ongle ras un point quelque part sur le rivage des Indes occidentales.
— La terre ! s’exclama ce jour-là Villegagnon.
Sa force contenue, sa voix presque douce montraient combien l’amiral aimait s’annuler devant les infinis. Ceux qu’il rencontrait en poésie, sous la plume d’Hésiode ou de Du Bellay, lui arrachaient des larmes. Quant au génie d’un savant, il lui livrait par avance sa poitrine découverte, afin d’en être percé d’admiration.
— Oui, confirma le géographe avec cette autoritaire modestie qui le faisait entendre des grands et haïr des gens ordinaires, d’après mes calculs, nous devrions déjà être en terre ferme.
— Et pourtant nous sommes sur l’eau, intervint dom Gonzagues qui assistait à l’entretien.
— Croyez-vous que je l’ignore ? rétorqua le cordelier, aussi dur avec le subordonné qu’il était simple avec le maître.
— Laisse monsieur l’abbé développer sa pensée, trancha Villegagnon.
— Eh bien, amiral, c’est tout simple, reprit Thevet avec onction. Puisque nous devrions être à terre, c’est que nous y sommes ou presque. Nos méthodes nous placent au regard de ces phénomènes dans la posture même de Dieu et quand mon doigt frôle ce globe, il embrasse de sa pulpe l’étendue d’une île comme la Sardaigne. À cette erreur près, nous sommes à terre.
Il fallait toute l’habileté de Thevet pour travestir une erreur humaine en myopie divine.
— Entendez-vous, maître Imbert. Êtes-vous prêt pour l’accostage ?
Le marin, devant Thevet, ressentait la double morsure du mépris et de la crainte : il savait qu’il lui en coûterait de contredire le savant. Pourtant son expérience l’entraînait à se moquer de ses prédictions dérisoires. Depuis longtemps qu’il naviguait, maître Imbert savait d’instinct reconnaître les paysages de la mer. Il s’était rarement égaré et, dans cette immensité atlantique, il distinguait le goût particulier de chacun des terroirs d’océan. Mais quant à l’expliquer, il ne le pouvait. La hauteur des oiseaux, les qualités de la lumière à l’aube et au crépuscule, certaines couleurs de l’eau, dans le registre infini du bleu sombre et des noirs, par où se révélait le relief des fonds, rien de tout cela ne valait les singeries de Thevet.
— Nous avons peut-être encore un peu de temps, hasarda maître Imbert.
— Du temps pour quoi ? Pour nous précipiter sur des rochers que nous n’aurons pas vus ? Tenez le cap à l’ouest et ne doutez pas.
Cette réplique de Thevet était administrée pour solde de tout compte. Il était inutile de lutter.
— Eh bien, je vais doubler les quarts et faire dormir mes hommes sur le pont, capitula le marin tout en se promettant de maintenir le cap au sud, comme le lui recommandait son instinct. Mais je vous préviens : si nous devons manier la toile rapidement, il me faudra du monde pour grimper dans les vergues.
— Votre équipage ne suffit pas ? demanda Villegagnon.
— Nous avons perdu beaucoup de monde en Angleterre, vous le savez. La plupart des passagers ne sont bons à rien en mer : trop âgés, trop peureux, pris de vertige d’abord qu’ils mettent le pied sur un hauban.
Villegagnon prit intérêt à ces plaintes. Il flairait la décision nécessaire et le besoin qu’on allait avoir de son autorité.
Quintin pour sa part, qui avait suivi la conversation comme chaque jour, accoudé en badaud au bastingage, courut chercher Colombe.
— C’est le moment, lui dit-il en la tirant par la manche.
Quand ils rejoignirent la table, maître Imbert tendait un document à Villegagnon qui l’étudiait en y collant son long nez.
— Sur ce rôle vous aviez dix-sept hommes.
— Moins les fuyards : restent treize. Moins ceux que la nourriture a rendus malades : huit. Ôtez l’homme de barre, la vigie et moi, cela fait cinq pour manœuvrer sur le pont et dans les trois mâts. Comptez qu’il faut trois hommes pour carguer une grand-voile…
— Que devons-nous faire ? s’écria Villegagnon. S’il le faut, je monterai là-haut pour vous donner la main.
Pris d’un scrupule et pour qu’on ne pût pas lui reprocher d’avoir attenté volontairement à la dignité de l’amiral, maître Imbert livra une dernière précision.
— Pour être tout à fait exact, je dois vous dire que j’ai encore deux mousses aux fers.
Quintin serra le bras de Colombe.
— Aux fers ! Et pour quelle raison ?
— Ils se sont battus dans les mâts, au péril de se jeter l’un l’autre par-dessus bord. Faute de démêler qui a commencé, je les ai fait mettre au cachot tous les deux.
— Bien, approuva gravement Villegagnon. Mais vous pouvez peut-être les en sortir. N’y a-t-il pas un autre châtiment, plus bref, à leur appliquer ?
— À vrai dire, je comptais les faire fouetter avant que vous n’arriviez.
— Excellent. Combien de coups ?
— J’aurais dit… vingt chacun, fit maître Imbert qui pensait dix mais ne voulait pas paraître trop mol devant Villegagnon.
— Parfait, voilà qui les rappellera à leurs devoirs. Et après une bonne nuit, vous les enverrez sécher leurs croûtes au grand air.
Cette gaillarde cruauté surprit Colombe qui faisait fond sur l’humanité de Villegagnon. Pour autant, il n’était plus temps de reculer. Prenant de court les graves assistants de ce colloque, elle fendit l’espace jusqu’à l’amiral et tomba à ses pieds. Gardant à l’esprit qu’elle ne devait pas cesser de fixer les yeux sur lui, elle s’écria :
— Monseigneur, épargnez au moins l’un de ces malheureux qui est innocent !
Le chevalier adressait volontiers la parole aux plus humbles mais il fallait qu’il y ait d’abord consenti. Rien ne lui déplaisait comme cette rupture d’étiquette qui le soumettait à l’apostrophe d’un importun. Il détourna vivement la tête, l’air furieux, et gronda :
— Qui est-ce ?
— Un mousse, dit maître Imbert.
Cependant, deux soldats s’étaient saisis de Colombe et l’éloignaient.
— Mon frère n’a fait que défendre sa vie ! Justice, monseigneur, justice !
Elle hurlait pour l’honneur de ne pas renoncer et peut-être pour rejoindre Just dans le châtiment, car il était clair que la partie était perdue. L’amiral contenait à grand-peine une terrible colère.
— Vingt coups ne suffiront pas, trancha-t-il, passez à quarante, maître Imbert. De tels coquins ne se corrigent pas à moins.
Colombe continuait à crier. Un des soldats voulait la bâillonner de sa main. Elle était moins furieuse de son échec que de s’être trompée sur Villegagnon. Il n’était finalement qu’un homme de caste. La compassion, s’il en éprouvait jamais, passait pour lui après les nécessités de l’ordre. C’est sous l’emprise de ces pensées confuses que Colombe, sans réfléchir plus outre, lâcha ces mots :
— Prenez garde, monseigneur ! Vous allez faire fouetter un gentilhomme.
Le soldat redoubla de violence pour la faire taire et elle, en se débattant, parvint seulement à hurler :
— Un Clamorgan !
Toute à sa résistance, elle ne sentit pas d’abord que quelque chose changeait. Villegagnon, roide, s’était tourné vers elle et avait ordonné d’un geste de la relâcher.
— Qu’as-tu dit ? demanda-t-il en la dévisageant.
Il était planté à deux pas de Colombe tandis qu’elle, toute meurtrie par la poigne des soldats, se frottait douloureusement les bras.
— Quel nom as-tu prononcé ? répéta Villegagnon d’une voix si forte qu’on l’entendit jusque dans la cale.
Alors, comme un combattant désarmé qui découvre une épée tombée à sa portée, elle durcit son regard et le leva vers Villegagnon.
Les cils blonds de Colombe, brillant sous cette lumière d’équateur, faisaient de ses yeux comme deux soleils entrouverts, traversés d’un feu de colère plus ardent encore.
En même temps, elle sourit et répéta avec un parfait naturel :
— J’ai dit que vous alliez faire fouetter un gentilhomme.
— Tu as donné un nom ? insista l’amiral mais sans plus de dureté.
— Clamorgan, répéta Colombe un peu à contrecœur.
Elle avait usé sans y penser de ce sésame dans la dernière extrémité. L’avertissement de la conseillère lui revenait maintenant à l’esprit et elle craignait, pour conjurer le mal, d’avoir convoqué le pire.
Elle renforça d’autant la prise de son regard. Villegagnon approcha son visage de myope pour mieux envisager le petit personnage qui l’apostrophait. Il reconnut, sous la crasse du voyage, cette beauté juvénile, androgyne et pure, que célébraient les Anciens. Or, pourvu qu’il fût retenu à la considérer, Villegagnon était incapable de mépriser la beauté, car elle représentait pour lui bien plus qu’une apparence.
— Clamorgan, répéta-t-il songeur. Et où as-tu trouvé ce nom ?
— Je ne l’ai pas trouvé, monseigneur. C’est le mien. Mon père me l’a donné ainsi qu’à mon frère Just que vous vouliez faire fouetter.
Désormais que le lien était créé, Colombe n’avait plus peur. Elle peignit sur son visage un sourire d’aise et d’insolence. Le géant était à sa main.
Villegagnon se redressa et regarda autour de lui l’assistance pétrifiée. On entendait des murmures de vent et de vagues amortis par la tiède langueur de l’air. Le nez du chevalier se plissa comme celui d’un limier qu’alerte une odeur de gibier. Dans ce maudit bateau où il ne se passait rien que de prévisible et où la terre ne se décidait pas à paraître, voilà que surgissait enfin une affaire intéressante. Il fit signe à Colombe de se relever et la poussa devant lui jusqu’à l’appartement, sur le gaillard d’arrière.