CHAPITRE 6

 
 
 

Dans la bousculade qui précédait l’embarquement, un marin semblable en apparence à tous les autres s’affairait sur le port. Il marchait pieds nus, aussi sale et mal vêtu qu’on peut l’être quand on a coutume de dormir sur le sol et de ne se débarbouiller que les jours de tempête. Mais un détail le rendait singulier : il traînait sur ses talons deux géants écossais tout droit sortis de leurs brumes, drapés de tartans et armés de lourdes guisarmes. Le matelot pouvait aller de droite ou de gauche, les deux Calédoniens ne le quittaient pas d’une semelle. Il leur fit faire ainsi plusieurs détours, remonta au pas de course une ruelle encombrée de cordages neufs, passa sans écouter son boniment devant un vendeur d’oublies… Enfin, il les mena jusqu’à une grande maison carrée, découpée par quatre rues et qui servait d’auberge. Mais quand il y voulut entrer, l’un des Écossais lui saisit le bras et fronça le sourcil.

— Moi voir mon vieil oncle ! expliqua le matelot dans une langue qu’aucun de ses acolytes n’entendait et qui était le dialecte vénitien. Lui dire adieu. Mon oncle, mon pauvre vieil oncle.

Avec force gestes et des sourires, bras arrondis, le pouce serré contre les autres doigts et secoué comme pour tirer l’invisible cordon d’une petite sonnette, le matelot, pour crasseux et mangé de barbe qu’il fût, parvint à irradier de toute sa personne la bonne foi, l’affection et l’innocence. Il répétait qu’il voulait seulement prendre congé de son oncle et mimait les baisers que l’on donne respectueusement à un vieillard. Le spectacle énigmatique de ces pantomimes fit croire aux Écossais tout autre chose. Ils rougirent un peu, regardèrent l’établissement et jugèrent qu’il n’était pas dans leur mission d’interdire à un homme partant au loin et pour si longtemps un dernier réconfort de chair. L’un d’eux fit le tour de l’auberge, confirma qu’elle n’avait qu’une porte. Ils y laissèrent pénétrer l’Italien et prirent la garde à l’extérieur en croisant leurs lances.

Dans cette ville neuve qu’était le Havre-de-Grâce, construite par François Ier pour donner à la France une grande porte sur l’Atlantique, proche de Paris et des Flandres, les maisons étaient encore blanches, fraîchement plâtrées et leurs poutres neuves sentaient plus l’arbre que le bois. Rien de tout cela n’était approprié pour créer le chaud climat d’une auberge de marins. De fait, dans la grande salle blanchie où dansait un feu clair, quatre gabiers lugubres attendaient le retour de la nuit en buvant dans des chopes de faïence trop bleues, qui leur rappelaient horriblement la mer.

L’Italien, sans s’y arrêter, monta à l’étage par un escalier de bois et pénétra dans une des pièces qui donnaient sur le palier. C’était une chambre dallée de carreaux rouges qui brillaient de cire. Un lit, rideaux tirés, et une grosse bonnetière de chêne faisaient tout l’ameublement. La croisée était ouverte et laissait voir le port sous le blanc soleil de la matinée. Dans l’épaisseur des murs, de part et d’autre de la fenêtre, était réservé l’espace d’un banc de pierre que, dans la hâte de l’emménagement, on n’avait pas encore couvert de coussins.

Cadorim, le marchand vénitien, était assis là et il fit signe à son compatriote de prendre place en face de lui. Avant de s’exécuter, celui-ci vérifia en se penchant que les deux gardes étaient toujours en bas. Il aperçut leurs pompons de laine et s’apaisa.

— Vous m’avez mis dans de beaux draps, commença le matelot, l’air accablé.

— Que dites-vous là ? fit Cadorim en prenant l’air étonné. Je vous ai tiré de prison.

— Pour me mettre à la garde de ces deux arlequins.

— Ils vous laissent aller et venir, ce me semble ?

— Sans me quitter d’un pas.

— Croyez-vous, demanda Cadorim d’une voix plus basse, qu’ils vous réservent un traitement particulier, je veux dire qu’ils se méfient ?

— Pour cela non ! C’est le sort qu’ils réservent à tous les condamnés dont on a remis la peine pour qu’ils s’embarquent. Ils ont bien trop peur qu’on leur fausse compagnie avant le départ.

Il soupira.

— N’y avez-vous pas songé ? dit Cadorim avec un fin sourire.

Le matelot le regarda en haussant les épaules. Silencieusement, le vieux Vénitien agita son index avec malice comme pour gourmander un enfant.

— De toute façon, soyez sans crainte, dit le matelot, nous partons tout à l’heure.

L’un et l’autre, à ces mots, regardèrent le port. Bien au-dessus de tous les esquifs de pêche et de commerce, les trois navires en partance pour le Brésil dominaient les quais de leurs grands mâts chargés de vergues et de cordages.

— Tout de même, souffla Cadorim, c’est bien beau !

Le matelot, à ces mots, dit avec un accent de mauvaise humeur :

— Beau pour celui qui reste à quai.

Puis il cracha par terre. Cadorim prit un air dégoûté.

— Allons, mon ami, pour cela, il y a la fenêtre.

— Et sous la fenêtre, il y a des Écossais, repartit l’autre en grognant.

— Eh bien, contenez-vous, Vittorio, vous aurez toute l’étendue de l’océan dès demain pour recueillir vos excrétions.

Impressionné par ce ton d’autorité, le marin changea de mimique d’un seul coup comme il savait si bien le faire. C’est ce don qui lui avait donné l’espoir de devenir un simple escroc de terre ferme. Mais le destin voulait qu’on le livrât derechef au grand large, dont il avait si peur.

— Ah ! monseigneur, gémit-il, je vous en supplie, tirez-moi de là. Mais pour de bon. Vous savez que je préférais encore la prison à cet embarquement. C’est seulement votre promesse qui…

— Je ne l’ai pas oubliée, coupa Cadorim en sortant une bourse de sous la cape qui l’enveloppait. Cinq cents sequins, comme dit.

— Bien sûr, continua Vittorio sur le même air lamentable et en feignant de ne pas prendre d’intérêt à la bourse. Mais qu’en ferais-je si je dois demeurer chez les sauvages ? Pensez-vous que j’aurai là-bas le moindre emploi de ce métal, qui d’ailleurs en provient ?

— En ce cas…, fit Cadorim, et il enfouit prestement le petit sac.

Vittorio tendit le bras mais trop tard.

— J’ai bien fait de vous soustraire à la compagnie des larrons, dit Cadorim en riant. Vous ne valez rien comme tire-laine.

— Monseigneur ! s’écria le matelot.

Au comble de l’imploration, il tomba à genoux sur les tomettes, non sans éviter adroitement de choir à l’endroit qu’un instant plus tôt il avait souillé.

— Allons, ricana Cadorim, vous êtes meilleur comédien et c’est pour cet emploi que je vous ai engagé. Relevez-vous.

Il lui tendit la bourse et, cette fois, Vittorio ne la manqua pas.

— Parlez-moi plutôt de la compagnie avec laquelle vous allez voyager. Quel genre de gens est-ce là ?

— Tous des fous, grommela le marin cependant qu’il s’efforçait de faire entrer la bourse dans un petit sac malpropre qui pendait par des cordons autour de son cou.

— J’en ai vu quelques-uns, confirma Cadorim, et ils m’ont paru en effet bien peu instruits de ce qu’ils entreprennent. Mais je suis un simple marchand, je ne puis m’approcher sans éveiller des soupçons. Vous qui les avez fréquentés de près, dites-m’en davantage.

— Jamais vu un équipage pareil ! pesta Vittorio.

— Un ramassis de malandrins sortis des geôles, à ce qu’on dit ? hasarda Cadorim avec un sourire ironique.

— Ceux-là sont les moins mauvais, repartit le marin sans s’arrêter à cette agacerie. Au moins, ce qu’ils veulent est-il clair. Mais, en ouvrant les geôles, ils n’ont pas trouvé que d’honnêtes bandits, croyez-moi. Pour un ladre bien ordinaire, ils ont élargi dix illuminés que frère Luther a rendus fous en leur mettant en tête d’aller y voir par eux-mêmes dans la Bible.

Cadorim sentit qu’il allait cracher et l’arrêta d’un geste de la main.

— Ainsi, reprit Cadorim avec intérêt, vous dites qu’il se compte beaucoup de huguenots parmi ces marins ? Sont-ils organisés ? Seraient-ils en mission pour une Église hérétique ?

— Je ne le crois pas. Chacun de ces fous prétend connaître la meilleure manière de servir le Christ et en veut à mort à tous ceux qui en prêchent une autre. Ces agités sont épars, aucune communauté ne les réunit. En vérité, pour la plupart, ils se détestent entre eux.

— C’est assez bien observé, Vittorio. Tu me parais avoir des dons pour ce à quoi je te destine.

— N’oubliez pas, monseigneur, fit le marin en prenant soudain un air de dignité, que je suis un ancien novice et que si l’on ne m’avait pas injustement chassé…

— Je sais, Vittorio. Poursuis. Des illuminés qui sortent de prison et quoi encore ?

— Eh bien, toute cette troupe de chevaliers de Malte. Avec leurs croix blanches sur le ventre et leurs grands airs, ils vivent encore comme au temps des croisades. Je suis bien sûr qu’ils confondent le Brésil avec Jérusalem.

Cadorim rit à gueule-bée.

— Et Villegagnon, leur chef, l’as-tu vu ?

— De loin. C’est le plus fou de tous, à ce que je sais.

— D’où le tiens-tu ?

— D’un marchand normand qui a fait commerce au Levant et parle assez comme nous pour que l’on s’entende.

— Et que dit-il ?

— Que toute cette idée de colonie est venue de ce Villegagnon. Les Normands, qui naviguent au Brésil depuis cinquante ans, n’ont jamais rien demandé de tel. Ils font du commerce à la barbe des Portugais et souhaitent seulement que le roi de France les protège. Mais ils se contenteraient de quelques patrouilles et d’un fort. Au lieu de cela, voilà que ce Villegagnon a conçu de transporter tout ce pays par-delà les mers. Figurez-vous, monseigneur, qu’il a fait mettre dans le ventre de ses navires une espèce de tout ce que la civilisation a inventé ici : des boulangers et des laboureurs, des cardeurs, des ébénistes, des vignerons, des chapeliers, des relieurs et des couvreurs. Des âniers quoiqu’il n’y ait pas d’ânes et des chanteurs de rues quand il n’y a pas de rues. Il m’a même montré un pauvre bougre qui est faiseur d’aiguillettes. Comme si l’on avait besoin de se braguetter quand on vit au milieu de gens qui vont nus.

Les mouettes sur la grand-place traçaient leurs arcs en riant et faisaient écho à la gaieté de Cadorim qui se tapait sur les cuisses.

— Et à côté de cela, dit-il pour renchérir sur le marin, ils n’avaient pas même songé à se procurer des truchements ! Ils ont le superflu mais pensent au nécessaire à la dernière minute.

— Pour les truchements, ce n’est pas très étonnant. Leur expédition n’est pas seulement l’arche de Noé. C’est la tour de Babel. Les quelques Français que l’on compte dans cet ordre de Malte traînent après eux toute une foule de gens qu’ils ont ramenés pendant leurs campagnes. J’en ai rencontré qui disent descendre des chevaliers teutoniques. D’autres sont des Turcs renégats, des captifs arrachés aux barbaresques, et puis ces damnés Écossais, parce que Villegagnon, à ce qu’on m’a dit, est allé combattre par là.

— Et comment tout ce monde s’entend-il ?

— Pour un qui parle le français, cinq doivent se faire comprendre avec les mains.

— Eh bien, mon cher Vittorio, s’écria Cadorim qui avait toujours les yeux mouillés de rire, vous devez y être à votre aise et je suis bien heureux de vous y avoir envoyé.

À ces mots, le matelot se rembrunit, tout recroquevillé et noiraud comme une bûche à moitié charbonnée et refroidie.

— Monseigneur, ces fous partent pour ne pas revenir. C’est leur affaire. Mais si j’ai accepté d’échanger ma peine de prison contre cet embarquement, c’est à la condition expresse que vous me rapatrieriez. J’y compte absolument.

— Et vous avez raison, Vittorio. Mais cela repose sur vous seul.

— Sur moi ! s’exclama le marin. Est-ce à dire que vous m’abandonnez ?

— Non, cher ami, de grandes forces iront à votre secours. C’est pourtant de vous seul que dépendra qu’elles vous sauvent.

— Comment cela ? jeta le Vénitien.

Ses yeux considéraient rapidement la porte puis l’étendue ouverte de la place où était la liberté. Il se voyait soudain perdu et cherchait une issue, si désespérée fût-elle.

— Ah ! j’aurais dû m’en douter, s’écria-t-il. Vous n’avez pas le moindre moyen de me tirer de là. Vous vouliez un espion, c’est tout, et maintenant, marche, pauvre bête ! Aussi comment ai-je été assez stupide pour croire que Venise pût faire quoi que ce soit pour moi aux Amériques quand nos galères ont déjà du mal à revenir saines et sauves de la Grèce.

— Laissez notre pauvre patrie en paix. Si quelqu’un peut vous aider, ce sont les Portugais et nuls autres.

— Voilà qui est mieux ! s’écria Vittorio en peignant tout aussitôt un grand sourire lumineux sur son visage de charbon. C’est pour eux que vous travaillez. Et cet or… Je comprends tout.

— L’essentiel, pour être heureux, est de le croire, remarqua finement Cadorim.

— Mais, dites-moi, le pressa Vittorio, quand les Portugais nous arrêteront-ils ? Feront-ils un abordage ? Oh ! quel plaisir de voir ces pourceaux de chevaliers de Malte taillés en pièces.

Comme Cadorim ne disait rien, il poursuivit ses hypothèses en parlant de plus en plus vite :

— À moins qu’ils ne nous laissent parvenir jusque là-bas et qu’ils ne choisissent de réduire sur place tous ces maudits Français en esclavage ! Alors, dites-leur que j’en prendrai dix, dix pour moi que je crèverai au travail dans une mine d’or, avant de revenir ici habillé comme un prince.

Cependant qu’il parlait, des bruits de portes et des éclats de voix montèrent de la salle. Cadorim se pencha promptement par la fenêtre.

— Un de vos Écossais n’est plus là !

— Il doit être en train de me quérir, bâilla le marin. Nous avons tardé. Les bateaux vont partir.

— En ce cas, le pressa Cadorim, laissez-moi vous dire ce dernier mot qui est l’essentiel. Je ne sais ni quand ni où, mais vous devez me croire absolument, quelqu’un viendra vous voir de ma part. Parlez-lui avec autant de confiance que vous venez de le faire. C’est ainsi que vous serez sauvé.

— Et qu’ils seront pendus ! ajouta Vittorio avec gaieté tant il était rassuré par ce serment d’un compatriote.

Puis, saisi d’une dernière idée, tandis que les lourdes bottes de l’Écossais résonnaient dans l’escalier, il ajouta :

— Mais comment saurais-je…?

Cadorim sourit d’un air énigmatique et, se penchant légèrement en avant, il dit à voix basse :

— Celui qui viendra vous sauver devra vous donner un mot convenu.

— Lequel ?

— « Ribère ».

Le marin blêmit : ainsi celui qui l’avait délivré porterait en même temps le souvenir de son crime jusqu’aux extrémités de la terre. Car « Ribère » était le nom de l’homme qu’il avait tué.

Mais le moment n’était plus aux hésitations. Le garde arrivait au palier. Vittorio se jeta sur la porte. Il la franchit avec une aisance de chat et la referma si vite derrière lui que l’Écossais ne put rien apercevoir de la pièce.