XXXVI

Le lendemain de son arrivée au manoir du Haut-Pas, le faux marquis de Chamery entra, à six heures du matin, dans la chambre de sir Williams.

Rocambole avait endossé un habit de chasse gros bleu, il portait une culotte blanche, des bottes à l’écuyère, et avait un couteau de chasse à la ceinture.

– Mon oncle, dit-il à sir Williams, il faut que je te fasse, avant de partir, une petite description des lieux où tu te trouves. Tu habites une belle chambre octogone ménagée dans une tour, au deuxième étage du château – la tour du nord, s’il vous plaît ! – absolument comme dans les romans… L’ameublement est simple, mais confortable, et tu as dû trouver un bon lit.

– Oui, fit l’aveugle d’un signe.

– Bien que tu ne sois pas très séduisant, poursuivit Rocambole d’un ton moitié affectueux, moitié railleur, j’ai obtenu que tu mangerais à table. Les belles mains de la vicomtesse ma sœur te verseront à boire, et tu entendras à ton aise la voix de Conception, cette voix qui t’a charmé hier. Hein ! qu’en dis-tu ?

L’aveugle eut un sourire reconnaissant, étendit la main et prit celle de Rocambole, qu’il serra. Sir Williams le bandit, le monstre, avait fini par aimer Rocambole comme un fils dont il était fier.

– Allons ! pas de bêtises ! dit celui-ci, nous n’avons pas le temps de faire du sentiment, mon vieux, il faut parler sérieusement et songer à nos affaires.

L’aveugle hocha la tête de haut en bas.

Rocambole reprit :

– Ma sœur est toujours persuadée que tu ne comprends pas le français et n’entends que la langue maternelle. Eh bien ! en mon absence, tu auras l’oreille fine, hein ?

– Oui, fit sir Williams d’un signe.

– Et tu écouteras ce que les femmes disent de moi.

– Oui, oui.

– Blanche m’a déjà dit, hier soir, que tout marchait à ravir, que le duc ne me refuserait pas la main de sa fille. Mais je ne serais pas fâché de savoir ce que pense la duchesse, et puis je brusquerais volontiers les choses.

– C’est prudent, fit de la tête sir Williams, dont les pantomimes étaient toujours comprises par Rocambole.

– Ton valet de chambre ne te quittera pas, du reste, continua le faux marquis, et tu peux aller te promener, à son bras, dans le parc. C’est dommage ! ajouta-t-il méchamment, que tu n’aies plus tes yeux, car tu perds de bien beaux panoramas. Les environs du château sont une petite Suisse.

L’aveugle sourit sans trop d’amertume, et Rocambole lui dit en s’en allant :

– Ta chambre ouvre sur la plate-forme par une porte-fenêtre. Cependant je ne te conseille pas de te risquer sur cette terrasse féodale. Le parapet est très bas, et si tu en heurtais la base avec le pied en marchant un peu vite, tu pourrais bien porter le reste du corps en avant et perdre l’équilibre. Ne sors par là qu’appuyé sur ton domestique.

L’aveugle hocha la tête.

– Adieu, à ce soir, dit Rocambole.

Et le faux marquis descendit à la salle à manger, où la halte matinale venait d’être servie.

Mme d’Asmolles et Conception avaient voulu se lever pour assister au départ des chasseurs.

Lorsque Rocambole entra dans la salle à manger, Conception s’y trouvait déjà, et ils purent échanger un regard ; puis, au moment où M. de Sallandrera et Fabien sortaient, ils se pressèrent vivement la main et se dirent quelques mots à voix basse.

– Tenez, Conception, murmura Rocambole, qui était l’homme aux inspirations soudaines, vous souvenez-vous que je vous ai dit un soir que j’étais né sous une étoile heureuse ?

– Oui, dit la jeune fille en souriant.

– Et que j’avais le pressentiment qu’après vous avoir arrachée à la mort j’aurais peut-être quelque jour le bonheur de sauver votre père de quelque danger ?

– Oui, en effet, dit-elle, je me souviens.

– Eh bien ! depuis hier, ce pressentiment me poursuit.

– Mon Dieu ! fit-elle avec effroi.

– Ne craignez rien, dit-il, ne vous ai-je pas dit que mon étoile était heureuse…

– Allons ! marquis, cria au-dehors la voix du comte.

– Adieu, à ce soir, murmura tout bas Rocambole qui osa effleurer de ses lèvres le front de Conception.

– À ce soir, répéta-t-elle.

Ils échangèrent un dernier regard rempli d’amour. Puis le marquis prit son fusil de chasse, le mit en bandoulière et s’élança dans la cour.

Le duc de Sallandrera et Fabien étaient déjà à cheval.

Le duc avait la fière mine d’un hidalgo du temps de Philippe II. Il était superbe, monté sur un petit cheval limousin plein de feu, le cor à l’épaule, le couteau de chasse à la ceinture, le fusil à l’arçon de sa selle.

 

Rocambole salua une dernière fois la vicomtesse et Conception, qui étaient venues s’accouder au balustre du perron, et mit lestement le pied à l’étrier.

Trois hommes à pied devaient accompagner les chasseurs.

Les deux premiers étaient des piqueurs qui tenaient couplés huit énormes chiens mâtins, à l’œil sanglant, au poil hérissé, des chiens allemands qui ne chassent absolument que l’ours. Le troisième était ce braconnier qui avait indiqué le repaire de l’ours.

En hiver, les animaux de cette espèce descendent des hautes montagnes et se montrent assez fréquemment dans les vallées du Jura. Mais en été, au mois de septembre, quand les premières neiges ne sont point tombées encore, la présence d’un ours est fort rare dans ces contrées. C’était donc pour M. d’Asmolles et le duc de Sallandrera une véritable bonne fortune que leur apportait le braconnier.

Ce dernier était vêtu comme les paysans du Jura, portait un vieux fusil à deux coups sur l’épaule, une poire à poudre et une gourde pleine de genièvre au cou.

– Où est ton ours ? demanda le vicomte.

– À deux lieues d’ici, dans les roches du Ravin-Noir.

– Belle situation ! dit Fabien.

– Les chiens auront du mal à le déloger, poursuivit le braconnier.

– Allons toujours, nous verrons.

Fabien donna le signal du départ, et les chasseurs sortirent de la cour du château.

Rocambole ferma la marche.

– Ma parole d’honneur ! se dit-il, je commence à ressembler à ces menteurs qui finissent par croire leurs propres mensonges. J’ai si bien répété à Conception que j’avais des pressentiments que maintenant j’en ai… Foi de Rocambole ! ce serait bien amusant si j’allais tirer ce futur beau-père des griffes de l’ours.

Et Rocambole passa la main sous son habit et y caressa le manche nacré de ce joli poignard dont Zampa portait la cicatrice sur l’épaule.

– Ce serait curieux, pensa-t-il, que cet outil mignon servît à tuer des ours, après avoir refroidi des hommes.

Et le bandit se prit à rire dans sa moustache, tandis que son cheval prenait un grand trot allongé.

 

Le Ravin-Noir, ainsi que l’avait appelé le braconnier, se trouvait à une heure de trot du Haut-Pas pour les cavaliers qui suivaient un chemin frayé, et à la même distance, comme temps, pour les piétons qui s’engageaient à travers les bois et les broussailles dans un sentier à peine indiqué.

À cent mètres du château, en remontant le cours de la petite rivière, les chasseurs se séparèrent en deux groupes. L’un, celui des cavaliers, suivit le chemin battu. L’autre, composé du braconnier, des deux piqueurs et des chiens, prit le sentier.

Le rendez-vous était à la Pierre-Plate.

Pour bien comprendre l’événement dramatique qui devait terminer cette journée de chasse et dont Rocambole avait eu un vague pressentiment en sautant en selle, une courte description topographique est absolument nécessaire.

Le Ravin-Noir était ce que l’on appelle dans les pays de montagne une vallée supérieure, c’est-à-dire un vallon creusé entre deux collines assez élevées et se trouvant par son niveau bien au-dessus des plaines avoisinantes. Le Ravin-Noir prenait son nom d’une forêt de sapins qui s’élevait au flanc des collines qui l’enserraient. Il avait une lieue de longueur. Large d’abord d’un quart de lieue, il allait en se rétrécissant peu à peu et finissait à son extrémité par un étroit cul-de-sac, formé par un groupe de roches nues et caverneuses.

Une source s’échappait du bas de ces rochers et formait un ruisseau qui devenait un véritable torrent à la fonte des neiges. Ce ruisseau, à sa naissance, était encaissé par des rochers d’une certaine élévation, tout à fait à pic, et si rapprochés que les montagnards avaient jeté en travers le tronc d’un sapin, en guise de pont. Ce pont, si étroit et si peu solide, servait quelquefois aux bûcherons qui descendaient de la montagne, s’y aventuraient et passaient de l’autre côté, où se trouvait un chemin qui reliait une ferme, située au-delà des roches, à un petit village qui s’élevait dans la plaine, au confluent du ruisseau et de la petite rivière qui baignait les murs du Haut-Pas.

Au-dessus de la source, les rochers s’ouvraient tout à coup comme une bouche monstrueuse.

Il y avait là une grotte fraîche, humide, emplie de stalactites et qui s’allongeait et se rétrécissait en boyau, jusqu’au-delà des rochers, qu’elle traversait de part en part pour aboutir à un deuxième vallon, un peu plus élevé de niveau que le premier, et qui était aussi nu, aussi dépouillé que l’autre était boisé. Or, c’était cette grotte que l’ours voyageur avait choisie pour son gîte provisoire.

Couché une partie de la journée sous les humides parois, il en sortait quand la chaleur tombait pour aller manger des nèfles dans les bois voisins ou détruire des essaims formés dans les troncs d’arbres. Le braconnier l’avait surpris se livrant à cette dernière occupation, et comme l’ours, surtout quand il n’est point affamé, n’attaque pas l’homme, il avait vu celui-ci prendre la fuite, gagner le Ravin-Noir et disparaître dans la grotte.

Dès lors, le montagnard, qui connaissait à merveille les mœurs des animaux de cette espèce, avait été parfaitement fixé sur le repaire de celui-là.

La Pierre-Plate, lieu de rendez-vous que la cavalerie et l’infanterie de la petite expédition s’étaient assigné, était le couronnement de cet amas de rochers qui surgissaient comme une muraille gigantesque au milieu du Ravin-Noir et le fermaient complètement.

Le sentier pris par les piqueurs suivait le ravin, conduisait jusqu’aux roches, s’élevait ensuite par de petites rampes au flanc droit de la colline, passait à dix mètres de l’ouverture de la grotte et montait jusqu’au couronnement, qui pouvait avoir là une surface plane de cent mètres carrés.

Les cavaliers, au contraire, devaient arriver à la Pierre-Plate par un chemin qui tournait la montagne en sens inverse, était accessible aux chevaux et même carrossable pour une voiture de chasse, malgré sa raideur.

Au moment où les chasseurs s’étaient séparés sous les murs du Haut-Pas, un petit conciliabule avait été tenu entre le vicomte Fabien d’Asmolles, qui connaissait parfaitement les lieux, et le braconnier.

Le duc de Sallandrera n’avait entendu et compris que fort vaguement, et quand il demanda à Fabien comment on allait procéder, celui-ci répondit :

– Monsieur le duc, je ne pourrai vous le faire comprendre que lorsque nous serons au rendez-vous.

Une heure après, en effet, les trois cavaliers, qui avaient causé comme causeront éternellement les chasseurs, débouchaient par un taillis de sapins, et le duc et Rocambole se trouvaient vivement impressionnés par la majesté sauvage du panorama déroulé devant eux.

À gauche, les roches sur lesquelles ils se trouvaient et au bord desquelles ils avaient l’audace de pousser leurs chevaux, fermaient entièrement le Ravin-Noir, ainsi qu’une haute muraille à pic.

À droite, elles s’abaissaient graduellement par un plan incliné jusques au vallon supérieur, dépourvu de toute espèce de végétation pendant environ une demi-heure.

– Tout cela est d’un aspect grandiose et sauvage, dit le duc ; mais je ne comprends pas encore où est l’ours et comment nous le chasserons.

Le vicomte étendit sa cravache vers le Ravin-Noir.

– Regardez bien, dit-il. Vous voyez ce sentier qui borde le torrent, à peu près à sec en ce moment, et en remonte le cours ?

– Oui, certes.

– Vous voyez ce tronc de sapin…

– Qui forme le pont ?

– Précisément.

– C’est sur ce pont que vont s’aventurer nos piqueurs et nos chiens, et vous verrez que, malgré la profondeur du précipice, ils y passeront sans hésitation.

– Diable ! fit le duc, ils auront le pied sûr, en ce cas.

– Or, poursuivit le vicomte, tenez, les voilà à l’extrémité du sentier, là-bas, remontant le ravin. Quand ils seront arrivés au tronc de sapin, le braconnier passera le premier, puis un piqueur le suivra. Tous deux retrouveront de l’autre côté du ravin ce petit sentier, cet escalier plutôt, pratiqué dans les anfractuosités du roc, et monteront ainsi jusqu’à nous.

– Mais les chiens ? dit le duc, qui ne comprenait pas encore.

– Ah ! dit Fabien, c’est juste… J’ai oublié de vous expliquer que les rochers sur lesquels nous sommes sont creux et traversés d’un bout à l’autre par un souterrain fort large de ce côté-ci et dont l’entrée est à quelques pieds de distance du tronc de sapin et du sentier.

– Et l’ours est dans cette grotte ?

– Il doit y être. Le soleil est déjà haut, il fait chaud, le drôle a déjeuné ce matin dans les bois, et il fait sa sieste sans doute.

Le duc et Rocambole écoutaient Fabien et regardaient attentivement.

– Quand le braconnier et le premier piqueur seront ici, poursuivit M. d’Asmolles, le second découplera ses chiens. Les chiens entreront dans la grotte, et au premier coup de voix…

– L’ours sortira ?

– Oui, mais par l’issue opposée.

Le vicomte se tourna alors vers la droite.

– Voyez-vous ce second ravin ? dit-il, eh bien ! là-bas, dans cette touffe de broussailles, au ras du sol, se trouve la seconde issue. C’est par là que les chiens s’élanceront un à un, se rallieront en un clin d’œil et le chasseront à pleine gorge pendant une heure ou deux jusqu’à ce que, fidèle aux habitudes de tout animal de chasse, maître Martin, après avoir tourné la montagne, gagné les bois et la plaine qui s’étendent derrière, revienne là-bas, sur notre gauche, à l’entrée du Ravin-Noir, et par ce sentier que termine un tronc de sapin, métamorphosé en pont, revienne, comme on dit, au lancer.

– Mais… nous ?

– Nous, dit Fabien, nous allons suivre la chasse à cheval, tandis que l’un des piqueurs et le braconnier demeureront ici sur ces rochers. Si l’un de nous n’a point serré l’animal d’assez près pour lui camper une balle au défaut de l’épaule, le braconnier ou mon piqueur s’en chargeront avant qu’il ne soit rentré dans sa grotte.

– Bravo ! dit le duc ; mais dussé-je crever mon cheval, je suivrai la chasse et j’étendrai maître Martin raide mort avant qu’il n’ait posé sa large patte sur le tronc de sapin.

– Pardon, dit Rocambole, je trouve ce plan fort joli, mais j’y veux une modification.

– Laquelle ?

– Je donnerai mon cheval au braconnier ou au piqueur.

– Et toi ?

– Moi, dit froidement Rocambole, qui voulait absolument s’acquérir une réputation d’intrépidité aux yeux de M. de Sallandrera, je vais, quand la bête sera sur pied, descendre par ce sentier peu commode et m’asseoir au seuil de la grotte. Si M. le duc ou toi laissez l’ours s’échapper, il aura affaire à moi…

– Comme on voit bien, dit le vicomte en souriant, que tu as fait la chasse au tigre dans l’Inde !…

– J’ai mon idée, murmura Rocambole.

 

En ce moment, le braconnier et le piqueur s’aventuraient dans le sentier taillé dans le roc.

En même temps, le second piqueur découplait deux de ses chiens, et le premier qui, après avoir passé sur le pont de sapin, atteignait l’orifice de la grotte, donnait aussitôt un vigoureux coup de voix.

– Martin est chez lui, dit le vicomte en riant.