V

La lettre, dont Venture venait de briser le cachet après avoir longtemps hésité, était, on s’en souvient, écrite par Baccarat au duc de Sallandrera. La comtesse Artoff y mettait le duc au courant de la mystérieuse origine de M. de Château-Mailly, lui rappelait la démarche qu’elle avait faite l’année précédente, à l’effet d’obtenir pour ce dernier la main de Conception, et terminait en annonçant l’arrivée prochaine de ces deux pièces importantes, qui devaient être pour le duc une preuve incontestable de ses droits à devenir le gendre de M. de Sallandrera.

Venture relut cette lettre deux fois de suite.

– Ah çà ! se dit-il, nous ne sortirons donc jamais de cette lutte éternelle entre Baccarat et sir Williams ou son héritier Rocambole ?

Et, en effet, les noms de M. de Château-Mailly et de la comtesse Artoff étaient pour Venture un indice incontestable que Rocambole se mêlait de nouveau à leur destinée d’une façon quelconque.

– Qu’est-ce que tu lis donc là ? demanda la veuve Fipart.

– Je lis une lettre de femme, répondit-il, une femme qui m’aime…

– Ah ! murmura la chiffonnière, vous êtes donc toujours gâté par le beau sexe, monsieur Jonathas ?

– Toujours.

Et Venture souffla la chandelle et fit mine de vouloir dormir. Mais il ne ferma pas l’œil de la nuit. Loin de là, il demeura la tête dans ses mains, absorbé dans une méditation profonde.

Quand le jour vint, et que la veuve Fipart s’éveilla, elle l’aperçut assis sur la botte de paille, les yeux rivés au sol, le sourcil froncé. Un léger bruit, que fit la vieille en se retournant sur son grabat, lui fit lever la tête. Il vit la veuve Fipart éveillée, et il la regarda fixement.

– Dis donc, la vieille, fit-il enfin, est-ce que réellement tu en veux à Rocambole ?

– Oh ! le gredin !…

– Te vengerais-tu de lui ?

– Je voudrais lui manger le cœur…

Venture redevint soucieux.

– C’est que, dit-il, je connais ça, moi… Tu as un faible pour lui, et… tu pourrais bien canner une fois encore, pour peu qu’il t’appelât maman Fipart, la bonne maman Fipart, la maman Fipart à son petit Rocambole…

– Oh ! il n’y a pas de danger !

– Vrai ?

– Sur la tête de mon pauvre Nicolo(2), que le bandit a fait guillotiner !

– Eh bien ! dit Venture, je te jure par le boulanger, notre patron à tous, que Rocambole en verra de cruelles.

L’œil de la vieille étincela d’une vive joie.

– Mais, continua Venture, il faut pour cela que tu m’obéisses…

– Je ferai ce que tu voudras.

– Et que tu déménages d’ici…

– Et mes bibelots ! je ne peux pas déménager sans payer le propriétaire.

– C’est juste ; mais tu peux laisser tes bibelots.

– Ah ! mais non.

– Vieille bête !… exclama Venture, pour un lit, une chaise et deux tables qui valent bien cent sous en gros et en détail, tu t’imagines que nous allons faire les frais d’un déménagement ?

– Dame !…

Venture haussa les épaules. Puis il fouilla dans sa poche et en retira trois louis qui tombèrent sur la table.

– De l’or ! s’écria la vieille émerveillée ; tu as de l’or !…

– Parbleu.

– Mais tu disais, hier soir…

– Hier n’est pas aujourd’hui. Hier, j’avais des raisons… je voulais savoir si tu aimais toujours Rocambole.

– De l’or ! de l’or ! répétait la vieille. Avec ça, on va loin, quand on veut.

Et la veuve Fipart, qui, depuis trois jours, gardait le lit, se leva ingambe et pleine de vigueur.

– Tu comprends, poursuivit Venture, qu’il est nécessaire que M. de Rocambole, qui te croit dans l’autre monde, ne soit pas désabusé de sitôt ; sans cela…

– Oh ! il serait capable de m’assassiner.

– J’en ai peur.

Venture parut réfléchir encore.

– Cache cet or, dit-il enfin, et prends cette pièce de quarante sous.

– Pour quoi faire ?

– Tu vas aller chercher un litre de vin, du pain et de la charcuterie. Je crève de faim.

– Moi aussi, dit la veuve Fipart, qui, décidément, n’était plus malade.

Et la vieille s’attifa d’un bonnet sale, d’un vieux châle à carreaux, prit un cabas graisseux, chaussa ses sabots et sortit lestement.

Alors Venture tint, comme on dit, conseil avec lui-même.

– Évidemment, se dit-il, puisque Rocambole payait si cher cette lettre que je suis allé chercher en Espagne, c’est qu’il avait un puissant intérêt à ce que le duc de Sallandrera ne la reçût pas. Or, que dit cette lettre ? Madame la comtesse Artoff, c’est-à-dire notre bonne amie madame Baccarat, veut marier M. de Château-Mailly avec mademoiselle de Sallandrera, qui ne veut pas, soit qu’elle obéisse à sa propre volonté, soit qu’elle agisse par ordre de son père. Mais Baccarat espère que la résistance de M. de Sallandrera s’évanouira lorsqu’il apprendra que le duc de Château-Mailly est de sa famille. Très bien ; mais puisque Rocambole a voulu intercepter cette lettre, c’est qu’il ne veut pas que ce mariage se fasse. Or, pourquoi ne le veut-il pas ?

Cette question qu’il s’adressait arrêta un moment le perspicace Venture, et lui remit en mémoire une foule de choses.

– Du temps des Valets de cœur, reprit-il, le drôle était déjà un lion, un quasi vrai vicomte ; il avait des chevaux, il tournait la tête aux femmes… Qui sait s’il n’a point fait peau neuve et si, redevenu comte ou marquis, il ne songe pas lui-même à épouser mademoiselle Conception ? Ce serait fort, mais cela ne m’étonnerait pas.

On le voit, Venture avait deviné bien des choses déjà, grâce à cette lettre tombée entre ses mains. Le bandit se reprit à songer.

La veuve Fipart revint. Elle posa sur la table un pain, du saucisson, un litre de vin et deux verres.

Venture s’attabla, réfléchissant toujours.

– Dis donc, la vieille, demanda-t-il tout à coup, est-ce que réellement il avait l’air bien ?

– Qui ?

– Rocambole.

– Il était mis comme un prince ; il avait des diamants pour boutons de manchettes et un solitaire au doigt.

– Fichtre, quel chic !

– Il descendait le boulevard des Invalides, à pied, il est vrai ; mais je me souviens maintenant que, moi qui venais du quai, j’avais passé tout près d’un superbe coupé à deux chevaux, qui stationnait à l’entrée du boulevard.

– Très bien, murmura Venture, qui nota cette circonstance dans sa mémoire.

Et il se coupa du saucisson et se mit à manger, mais ce fut du bout des dents. Venture n’avait ni faim ni soif, et il reprit en aparté son monologue :

– Partons d’un principe, ou plutôt admettons un point de départ et supposons que Rocambole, qui a intérêt à empêcher le mariage de M. de Château-Mailly, songe lui-même à épouser Conception. Ceci est une chose que je vérifierai plus tard, commençons par le supposer. Ceci admis, il est naturel que le drôle ait voulu intercepter la lettre de Baccarat, mais cette lettre ne signifiera plus rien le jour où les pièces qui établissent l’origine de M. de Château-Mailly arriveront. Donc, à moins que Rocambole ignore leur existence, il doit avoir pris ses mesures pour les supprimer. De tout cela, il résulte que la lutte est engagée entre Baccarat et Rocambole, et que je puis choisir. Servirai-je ce dernier ? Me remettrai-je au service de Baccarat ?

Cette option difficile préoccupa encore Venture pendant quelques secondes.

– Ma foi ! se dit-il, le plus simple est de tout placer dans la balance et de savoir ce qui pèse le plus, de Rocambole ou de Baccarat. Commençons par le premier. Si j’adresse, après l’avoir recachetée convenablement, la lettre en question à Rocambole, et qu’il ne s’aperçoive point que je l’ai ouverte, peut-être m’enverra-t-il cinq mille francs. S’il s’en aperçoit, il ne m’enverra rien du tout, et j’aurai de la chance si, à la première occasion, je ne reçois point un coup de couteau quelque part… Si enfin je puis parvenir à le trouver et à le faire chanter, il paiera mal… Décidément, le plateau Rocambole n’est pas très lourd. Voyons le plateau Baccarat. Il est presque probable que la comtesse Artoff ne sait pas le premier mot de la présence de Rocambole à Paris, et que ce dernier a imaginé quelque jolie combinaison contre elle. Si je vais à la comtesse, et que je la mette sur ses gardes, elle est capable de me donner cent mille francs, peut-être plus.

Ces derniers mots achevèrent de fixer l’irrésolution de Venture.

– Le plateau Baccarat est infiniment plus lourd, se dit-il. Enlevez ! c’est pesé.

Et Venture acheva son repas. Puis il dit à la veuve Fipart :

– Pas plus tard que ce soir, je vas venir te chercher pour te mettre à l’ombre.

– Hein ? fit la chiffonnière.

– C’est-à-dire te loger convenablement et t’établir à Passy ou à Chaillot, ou bien encore aux Thermes, dans de la perse et du noyer première qualité.

– J’aimerais mieux de l’arcajou, répondit-elle, devenue avide tout d’un coup.

– Ambitieuse ! fit Venture.

Et il embrassa l’horrible vieille et sortit.

Le quartier de Clignancourt, où les chiffonniers s’étaient agglomérés depuis quelques années, était bâti presque au milieu des champs.

Venture gagna la grande route de Saint-Ouen et rentra dans Paris par les Batignolles et la barrière Clichy. Il était assez proprement vêtu, et comme il avait rasé ses favoris et sa barbe et coupé ses cheveux, il espérait que Rocambole, si le hasard le jetait sur sa route, ne le reconnaîtrait pas au premier coup d’œil.

Venture descendit la rue d’Amsterdam, passa devant le chemin de fer de l’Ouest et s’en alla tout droit rue de la Pépinière, à l’hôtel Artoff.

Le suisse fumait sur le pas de la petite porte, les persiennes de tous les étages étaient fermées.

– Monsieur le comte est-il visible ? demanda Venture.

– Monsieur le comte est absent, répondit le suisse, qui toisa le visiteur.

– Absent de Paris ?

– Oui.

– Alors je verrai madame la comtesse.

– Madame est partie avec Monsieur.

– Diable ! murmura Venture, que cette réponse désappointait fort, est-ce vrai ce que vous me dites là ?

– Très vrai.

– Cependant, j’ai reçu une lettre de madame, il y a sept jours.

– Madame est partie depuis quatre.

– Quand reviendra-t-elle ?

– Ah ! dame ! lorsque monsieur le comte sera rétabli.

– Il est donc… malade ?

– Il est fou.

– Fou ! exclama Venture.

Le suisse crut sentir une intonation de douleur dans ce mot que le visiteur répéta et lui dit :

– Vous connaissiez donc le comte ?

– Il a été mon bienfaiteur, et j’avais peut-être un important service à lui rendre.

– Vous ?

– Peut-être.

Ces mots intriguèrent le suisse ; il fit entrer Venture dans sa loge, et il voulut le questionner. Mais Venture demeura sur le qui-vive, et comme le suisse était bavard, ce fut lui qui parla.

Au bout d’un quart d’heure, Venture fut au courant de ce drame étrange qui s’était déroulé à l’hôtel Artoff.

C’est-à-dire qu’il apprit en quelques minutes les calomnies qui avaient couru dans Paris sur la comtesse, la folie du comte perdant la tête au moment où il allait mettre l’épée à la main, et les protestations d’innocence de la malheureuse Baccarat.

Le suisse termina par cette péroraison d’un mauvais serviteur :

– On dira tout ce qu’on voudra, mais il est bien certain que si madame la comtesse n’avait pas fait des siennes, on ne le dirait pas.

Venture avait écouté tout cela avec une stupeur profonde.

Il quitta l’hôtel Artoff, en proie à une sorte d’étourdissement, mais au milieu de cet étourdissement il eut encore assez de présence d’esprit pour établir un rapprochement entre les calomnies dont on accusait Baccarat et la suppression de la lettre au duc de Sallandrera.

– Il y a du Rocambole là-dessous, se dit-il.

On le voit, Venture réunissait et rattachait un à un tous les fils de l’intrigue.

– Ma foi ! pensa-t-il, puisque Baccarat est à moitié folle et son mari tout à fait toqué, c’est à M. de Château-Mailly qu’il faut que je m’adresse… et c’est chez lui que je vais !

Mais comme il faisait quelques pas dans la direction de la place Beauvau, Venture eut sans doute une inspiration, car il s’arrêta tout net.

– Bah ! dit-il, j’ai toujours travaillé pour les autres, si je travaillais pour moi ? Le duc est capable de m’écouter et de me donner ensuite pour prix de mes révélations une misère, un ou deux billets de mille francs, par exemple… Allons donc ! Tiens ! ajouta-t-il, je crois qu’il me vient du génie, et j’ai envie, moi aussi, de me mettre de la partie. Qui sait ? Je serai peut-être en passe de vendre la main de mademoiselle Conception à M. de Château-Mailly.

Et Venture, au lieu de continuer son chemin, entra dans un café qui faisait le coin de la rue de la Pépinière et du faubourg Saint-Honoré. Avait-il besoin de réfléchir encore ? On aurait pu le penser, si, après avoir demandé un verre de bière, il n’eût dit au garçon :

– Donnez-moi l’Almanach des vingt-cinq mille adresses.

« Je veux savoir où demeure M. le duc de Sallandrera, pensa-t-il.

Le garçon apporta l’énorme volume, et Venture, après avoir patiemment cherché, trouva cette indication :

M. le duc de Sallandrera, Grand d’Espagne, rue de Babylone, 108.

– 108, se dit-il, le numéro 108 doit faire le coin de la rue et du boulevard des Invalides. Parbleu ! voilà qui s’emmanche comme un poignard dans sa gaine…

« Maman Fipart a rencontré, à deux heures du matin, Rocambole sur le boulevard des Invalides. Le drôle venait de l’hôtel Sallandrera… mais…

Ce mais était gros d’hypothèses et replongea Venture dans ses méditations.

– Un homme qui a des diamants à sa chemise et un solitaire à son doigt, continua-t-il in petto, ne va pas à pied, et il est incontestable que le coupé qu’a vu maman Fipart lui appartenait. Or, si Rocambole sortait de l’hôtel Sallandrera, pourquoi sa voiture l’attendait-elle si loin sur le quai ? Évidemment, il en sortait incognito et par une petite porte. Donc Rocambole est l’amant de mademoiselle Conception et je comprends tout, maintenant.

Venture avait trouvé ou croyait avoir trouvé le nœud gordien de l’intrigue, mais le trouver n’était pas l’unique difficulté, il fallait le trancher.

Le bandit continua à part lui et avec beaucoup de raison :

– Baccarat était plus forte que Rocambole, et sir Williams lui-même, à preuve la perte douloureuse que celui-ci a faite de sa langue, dans la dernière campagne : mais il paraît que Rocambole a fait des progrès puisqu’il vient, à son tour, de rouler Baccarat. Or, s’il a roulé Baccarat, le duc de Château-Mailly ne doit pas lui peser grand-chose, d’autant plus que ces honnêtes gens ne sont jamais forts et ne veulent jamais croire au mal, par cette raison stupide qu’ils sont, eux, incapables de le faire. Si je vais raconter tout cela à M. de Château-Mailly, ou il ne me croira pas, ou il voudra faire ses affaires lui-même. Il sera battu à plate couture, et j’aurai mon règlement de compte avec Rocambole. Ceci ne fait pas mon affaire. Je veux servir le duc sans qu’il le sache. Il paiera après. Le difficile est de m’introduire chez lui.

Venture, tout en réfléchissant ainsi, prit un journal et feignit de lire ; mais tout à coup il tressaillit et son regard distrait fut attiré par une annonce conçue en ces termes :

On demande un cocher anglais pouvant dresser des chevaux de sang et conduire un carrosse à grandes guides. S’adresser à l’hôtel de Château-Mailly, place Beauvau.

– Mais je parle l’anglais comme John Bull lui-même, pensa Venture, et j’ai été cocher pendant dix ans ! Je veux entrer aujourd’hui même au service de M. le duc, et ce n’est pas seulement son carrosse de gala que je lui mènerai à grandes guides, c’est sa voiture de noces !

Rocambole avait-il donc enfin trouvé un adversaire sérieux, et allait-il succomber dans la lutte ?