XII
On avait couché le cadavre sur le dos. Les bras, la poitrine, l’abdomen, qui s’étaient trouvés exposés à l’action corrosive de la chaux, étaient fortement brûlés. Quant au visage, il était complètement méconnaissable.
Le grenier à foin, converti en morgue provisoire, était gardé par un gendarme.
L’aubergiste, qui conduisait le duc et son cocher, se chargea d’apprendre à ce fonctionnaire de l’ordre public la qualité du personnage auquel il servait d’introducteur, et l’intérêt qu’il avait à examiner le cadavre. Le nom du duc de Château-Mailly, qui avait été le principal actionnaire des chasses de la forêt de Sénart, fit tomber le chapeau du gendarme.
Venture suivait le duc d’un air indifférent, et personne au monde ne se fût douté, à voir sa physionomie placide, qu’il attachait une véritable importance à cette confrontation.
Le jeune duc maîtrisa sa répulsion et se pencha pour examiner, à la lueur de la lanterne que l’aubergiste tenait à la main, la jambe droite, sur laquelle se trouvaient les tatouages. Soudain il recula et laissa échapper un cri. Ainsi que l’avait affirmé le suisse du comte Artoff, le malheureux courrier avait bien, sur la jambe droite, un dessin représentant un homme nu jusqu’à la ceinture, chargeant un canon, et au-dessous un cœur percé d’une épée. Le doute n’était donc plus possible, et le cadavre n’était autre que celui du courrier. Or, on l’avait trouvé nu, et il devenait évident que le crime avait eu le vol pour mobile.
Les deux pièces si importantes pour le duc, puisque, dans sa pensée, elles devaient être la cheville ouvrière de son union avec mademoiselle de Sallandrera, avaient-elles été détruites ou simplement volées ?
Telle fut la question que M. de Château-Mailly s’adressa tout d’abord.
Mais Venture ne lui donna pas le temps de se lamenter et de faire le moindre commentaire à propos des deux lettres. Il venait de soulever sans répugnance aucune le cadavre, et, s’armant de la lanterne de l’aubergiste, il examinait avec attention le trou, triangulaire du fer qui avait dû donner la mort.
Après une seconde d’examen, il lâcha le cadavre, qui retomba sur sa couche de paille, et se tournant vers le duc, il lui dit en anglais :
– Je reconnais la blessure, et je sais avec quelle arme elle a été faite.
Ces mots firent tressaillir le duc, qui probablement allait le questionner avec cette vivacité qui provient des grandes émotions.
Le prétendu cocher anglais le prévint.
– Silence ! lui dit-il tout bas. Pas un mot devant ces gens-là.
– Cet homme est bien le courrier, dit le duc au gendarme et à l’aubergiste. Je viens de le reconnaître à ces marques.
Et il indiquait les tatouages.
– On peut donc, ajouta-t-il, le faire ensevelir dès le point du jour.
– Ah ! reprit le gendarme, ceci est l’affaire du juge de paix et du lieutenant. Moi, je n’y puis rien.
Le duc et Venture sortirent.
Ni l’aubergiste ni le gendarme n’avaient compris un mot des paroles échangées entre le duc de Château-Mailly et son cocher. La pantomime de Venture avait même échappé à leur observation.
Hors du grenier à foin, et lorsqu’ils se trouvèrent dans l’unique rue formée à Lieusaint par les maisons bâties à gauche et à droite de la grande route, Venture se rapprocha assez familièrement du duc.
L’aubergiste marchait à trois pas en avant pour éclairer la route.
– Monsieur le duc, dit Venture, toujours en anglais, faites votre déclaration, tandis que je vais atteler mes chevaux.
Le duc, un peu surpris de ce langage plus que familier, regarda son cocher.
Venture soutint le regard et ajouta :
– Monsieur le duc peut me congédier, car je ne suis que son cocher, mais s’il voulait oublier un moment mon humble profession, et me laisser mon franc-parler, peut-être ne s’en repentirait-il pas.
– C’est bien, dit le duc, parlez.
– Oh ! pas ici, répondit Venture.
– Pourquoi ?
– Parce que c’est trop long.
Le duc, dont la surprise allait croissant, regarda une seconde fois son cocher.
Ce dernier demeura impassible et se contenta de dire, toujours à voix basse :
– J’ai reconnu l’assassin à la forme de la blessure, et monsieur le duc verra si je me trompe. Mais je supplie monsieur le duc d’attendre que nous soyons en route.
– Soit, dit le duc.
M. de Château-Mailly rentra à l’auberge et demanda une plume et de l’encre. Puis il écrivit au juge de paix, déclarant qu’il avait reconnu le cadavre comme étant celui d’un courrier à lui, ajoutant que l’assassin avait dû détruire ou voler un portefeuille renfermant une lettre assez volumineuse adressée d’Odessa à Paris par M. de Château-Mailly, colonel retraité et sujet russe, à M. le duc de Château-Mailly, place Beauvau.
Le duc se mettait en outre à la disposition de l’autorité pour de plus amples renseignements.
Pendant qu’il écrivait, le faux Anglais faisait atteler ses chevaux au phaéton.
Dix minutes plus tard, le duc mettait deux louis dans la main de l’aubergiste et remontait en voiture.
À peine le duc eut-il dépassé la dernière maison de Lieusaint, que Venture, qui était assis à sa gauche et tenait ses bras croisés en parfait cocher qui laisse conduire son maître, lui dit :
– Monsieur le duc devrait me rendre le fouet et les guides.
Cette phrase fut articulée en bon français au moment même où le fringant attelage entrait dans la forêt, et elle acheva d’étonner le duc, à qui jusque-là le cocher avait paru être un Anglais pur sang.
Avant que le duc pût, par un mot quelconque, formuler son étonnement, Venture ajouta :
– Ce que je vais dire à monsieur le duc est de nature à lui donner des distractions, et comme la lune vient de nous fausser compagnie et que nous n’avons pour nous diriger que la seule lumière de nos lanternes, les distractions peuvent être fâcheuses par une nuit sombre, sur une route mal entretenue.
– Mais… voulut objecter le duc, au comble de la stupeur.
– Monsieur le duc, répliqua froidement Venture en lui prenant les guides des mains, vos chevaux ont trop de sang pour être conduits par un cocher ému.
– Ému, moi ?
– Vous le serez tout à l’heure.
– Mais… pourquoi ?
– Tenez, reprit Venture, vous devez voir que je parle français comme un véritable Parisien que je suis.
À ces derniers mots le duc jeta un cri.
– Oh ! ne craignez rien, monsieur le duc, bien que nous soyons en pleine forêt de Sénart, laissez-moi vous affirmer que je n’ai pas l’intention de vous assassiner, encore moins celle de vous voler, et permettez-moi d’établir à vos yeux, sinon mon identité, au moins pourquoi je suis entré chez vous, ce matin même, avec la qualité de cocher anglais.
La surprise du duc ne lui permit pas d’articuler un seul mot.
Venture continua :
– Tenez, monsieur le duc, bien que vous ne m’ayez absolument rien dit et que je ne sois que depuis quinze heures à votre service, je sais la moitié de vos affaires.
– Vous ! put enfin crier le duc.
– Vous êtes amoureux de mademoiselle Conception de Sallandrera…
– Plaît-il ? fit M. de Château-Mailly avec hauteur.
Mais Venture ne se déconcerta point et reprit fort tranquillement :
– Faites attention, monsieur le duc, que nous sommes sur une route déserte, qu’il est trois heures du matin et que personne ne peut vous entendre causant familièrement avec votre cocher. Si je me permets de vous parler ainsi, c’est que j’ai peut-être une connaissance exacte de votre situation et le moyen de vous tirer d’embarras.
– Voyons ? dit le duc, fasciné malgré lui par l’accent de Venture.
Celui-ci continua :
– Supposez un moment que je ne suis pas votre cocher, et causons librement.
– Parlez, je vous écoute.
– Vous êtes amoureux de mademoiselle de Sallandrera, poursuivit Venture.
– C’est vrai.
– L’année dernière, la comtesse Artoff, une brave dame qui se nommait Baccarat, jadis…
Le duc tressaillit.
– Quoi ! dit-il, vous savez…
– Bah ! je sais bien autre chose encore ! La comtesse Artoff, dis-je, a demandé sa main pour vous.
– C’est encore vrai.
– Il est vrai aussi qu’on vous a refusé. Mais, depuis, la comtesse Artoff a fait la connaissance d’un monsieur de Château-Mailly, russe, votre parent. Ce dernier lui a raconté une histoire, que je ne sais pas très bien, mais qui établit que vous êtes du sang des Sallandrera.
– Mais comment pouvez-vous savoir cela ? interrogea le duc, dont la stupéfaction n’avait plus de limites.
– Par une lettre que la comtesse a adressée au duc de Sallandrera lorsqu’il était en Espagne.
– Vous avez lu cette lettre ?
– Oui.
– Mais le duc ne l’a point reçue.
– C’est précisément à cause de cela que je l’ai lue.
– Mais où ? dans quelles mains ?
Venture allongea un coup de fouet au cheval de gauche, qui venait de broncher, et il répondit :
– J’ai cette lettre dans ma poche.
– Vous ! fit le duc.
– Moi-même.
– Mais qui donc êtes-vous ?
– Un homme qui va vous sauver d’un grand danger, c’est probable.
– Je rêve !… murmura M. de Château-Mailly, étourdi, confondu.
Venture ajouta :
– Monsieur le duc, il y a des gens que vous ne connaissez pas qui ont intérêt à ce que vous n’épousiez pas mademoiselle de Sallandrera.
– Cela doit être, pensa le duc, qui se souvint des fausses lettres de Conception et des demi-révélations de Zampa touchant ce rival imaginaire protégé par la duchesse.
– Oh ! dit Venture, ces gens-là, vous ne les connaissez pas, vous ne pouvez pas les connaître.
– Vous les connaissez donc, vous ?
– Peut-être.
– Et quels sont-ils ?
– Pardon, monsieur le duc, je vous le dirai plus tard. Qu’il vous suffise de savoir que ce sont eux qui ont intercepté la lettre de la comtesse Artoff au duc de Sallandrera et fait assassiner votre courrier, non point pour lui voler une misérable somme, mais pour lui enlever ces deux pièces qu’il vous apportait.
– Vous savez donc qui sont ces misérables ?
– Parbleu !
– Et vous êtes entré chez moi ?
– Pour les démasquer, monsieur le duc.
– Mais, s’écria M. de Château-Mailly, quel intérêt avez-vous donc à cela, vous ne me connaissez pas, moi !
– Pardon !
– Vous me connaissez ?
– J’ai beaucoup connu un de vos amis, un Anglais que vous avez souvent vu, du vivant de monsieur le duc votre oncle.
Le duc tressaillit.
– On le nommait sir Arthur Collins, ajouta tranquillement Venture.
Quelques gouttes de sueur perlèrent au front du jeune duc. Il se souvint tout à coup de madame Fernand Rocher et du rôle odieux que cet Anglais problématique, nommé sir Arthur Collins, avait voulu lui faire jouer auprès d’elle.
– Monsieur le duc, poursuivit Venture, vous me dispenserez, pour aujourd’hui, de plus amples renseignements sur ma propre individualité. Ce n’est pas nécessaire, ce serait même nuisible à vos intérêts. Qu’il vous suffise de savoir que j’avais été chargé, par les gens qui veulent à tout prix vous empêcher d’épouser mademoiselle de Sallandrera, d’intercepter la lettre de la comtesse Artoff.
– Ah ! c’est vous…
– Moi-même.
– Et cette lettre interceptée ?
– Je l’ai ouverte.
– Très bien.
– Une fois au courant de la situation, j’ai passé du camp ennemi dans le vôtre.
– Mais… dans quel but ?
– Oh ! mon Dieu ! répondit Venture, je ne vous le cacherai pas plus longtemps, dans le but de faire ma fortune.
Un sourire dédaigneux glissa sur les lèvres du jeune duc.
Venture ne vit point ce sourire, car la nuit était trop noire, mais il le devina.
– Mon Dieu !… dit-il, chacun a sa profession. Je suis, moi, dans les affaires ténébreuses.
– Allez, dit le duc, expliquez-vous…
– Sans moi, reprit Venture, monsieur le duc sera roulé de main de maître sans qu’il sache jamais par qui, et il n’épousera jamais Conception.
– Et… avec vous ?
– Si monsieur le duc suit mes conseils, s’il me donne ses pleins pouvoirs, les deux pièces volées se retrouveront, et le mariage aura lieu.
– Vous me le promettez ?
– Parbleu ! je n’entreprends que les affaires sûres.
– Voyons ! quelle somme vous faut-il ?
– Un instant ! dit Venture, avant de parler argent, il me faut une autre promesse de monsieur le duc.
– Parlez…
– Je continuerai à être le cocher de monsieur le duc et âme qui vive ne saura ce qui vient de se passer entre nous ?
– Soit.
– Monsieur le duc m’en donne-t-il sa parole ?
– Je vous la donne.
– Très bien. En outre, monsieur le duc fera ce que je lui conseillerai ?
– Oui.
– Et surtout, il ne me questionnera pas sur ma manière d’agir ?
– Non.
– Alors, dit Venture, nous pouvons parler argent.
– Voyons ! combien voulez-vous ?
– Heu ! heu ! murmura le cocher, voici que j’ai tout à l’heure cinquante-six ans, et je n’aime pas le travail. Pour jouir d’une vieillesse oisive, j’ai toujours ambitionné vingt-cinq mille livres de rente.
– C’est-à-dire cinq cent mille francs.
– Mon Dieu, oui ! Mais, se hâta d’ajouter Venture, si cela paraît cher, à première vue, monsieur le duc me permettra de lui faire observer que je ne lui demande rien d’avance.
– Comment l’entendez-vous ?
– Le soir de son mariage avec mademoiselle de Sallandrera, monsieur le duc me constituera vingt-cinq mille livres de rente. Pas avant.
– Soit, dit le duc, si vous me retrouvez les papiers volés.
– On les retrouvera.
– Et si vous arrivez à démasquer mes ennemis et à les réduire à l’impuissance.
– Oh ! pour cela, dit Venture, monsieur le duc peut s’en fier à moi.
– Que ferez-vous ?
Venture parut réfléchir un moment, puis il reprit :
– Si monsieur le duc me croit, s’il veut que nous arrivions à bien, il me laissera faire à ma guise et ne m’interrogera jamais.
– Comme vous voudrez, dit le duc ; seulement une question ?
– Parlez, monsieur le duc.
– Vous faudra-t-il bien longtemps pour retrouver les papiers ?
– Voilà ce que je ne puis dire à monsieur le duc. Cela dépendra.
– Mais… encore ?
– Peut-être huit jours, peut-être plus, peut-être moins.
Et Venture garda le silence et allongea un coup de fouet à ses chevaux. M. de Château-Mailly, tout rêveur, n’osa plus le questionner.
Le phaéton traversa en vingt minutes, car les chevaux allaient un train d’enfer, la forêt de Sénart, atteignit Montgeron, descendit Villeneuve-Saint-Georges, et un quart d’heure après roula sur le pont de Charenton.
Le jour commençait à naître et ses premières clartés glissaient sur les méandres infinis de la Marne.
– Tenez, dit Venture à M. de Château-Mailly, l’une des personnes qui veulent à tout prix empêcher votre mariage avec mademoiselle de Sallandrera a été jetée à l’eau, dans cette même rivière, il y a cinq ans. Elle était cousue dans un sac.
– Et elle ne s’est point noyée ?
– Mais non. C’était un jeune homme de vingt-quatre ans(4) ; il a eu la présence d’esprit et l’énergie de fendre le sac avec son couteau, d’en sortir et d’aller, nageant entre deux eaux, s’accrocher à une touffe de saules à cent mètres plus bas. Vous voyez, acheva Venture, que des gens comme cela sont des adversaires assez sérieux pour qu’on réfléchisse deux fois, comme je l’ai fait, avant de songer à engager la partie avec eux.
Et, ces paroles prononcées, Venture retomba dans son mutisme et refouetta ses chevaux. Peu après, le phaéton arrivait à la barrière et entrait dans Paris.