XXXIII
Trois jours après l’installation de Zampa le fou chez le docteur Samuel Albot, la comtesse Artoff descendit de sa voiture, à huit heures du soir, dans la cour de l’hôtel habité par le médecin mulâtre.
Jung, le fidèle valet du docteur, vint lui-même ouvrir la portière du coupé et aider la jeune femme à descendre.
– M. Samuel attend madame la comtesse, lui dit-il.
Et il précéda Baccarat et l’introduisit dans la chambre des poisons, cette vaste pièce où la comtesse avait déjà pénétré une première fois. La salle était à demi plongée dans l’obscurité, car une seule bougie placée sur une table, à peu près au milieu, ne parvenait point à l’éclairer, tant elle était vaste.
La comtesse, en entrant, aperçut d’abord le docteur qui causait avec Roland de Clayet.
Roland s’était rendu chez lui sur l’invitation de la comtesse.
Puis elle vit un homme couché et immobile sur un divan. C’était Zampa.
Comme le docteur et Roland causaient à voix basse, Baccarat en conclut que Zampa dormait.
Le docteur vint à sa rencontre, la salua, lui avança un siège et posa un doigt sur ses lèvres.
– Parlons bas, dit-il.
– Est-ce qu’il dort ?
– Oui, et à son réveil il aura recouvré la raison.
– En êtes-vous sûr ?
– Je le crois.
La comtesse s’approcha de Zampa sur la pointe du pied et s’aperçut alors qu’il avait un bandeau sur les yeux.
– Le traitement auquel je l’ai soumis, dit le docteur, exige que le malade à qui il est appliqué soit plongé dans une obscurité complète pendant quelque temps. Le bandeau qui lui couvre les yeux et le front renferme une compresse imbibée des sucs d’une plante que j’ai rapportée de l’Inde. C’est là mon remède.
– Est-ce qu’il dort depuis trois jours ? demanda la comtesse.
– À peu près. C’est-à-dire qu’il est sous le joug d’une sorte de torpeur morale et physique, torpeur qui disparaîtra aussitôt que je lui aurai enlevé ce bandeau.
– Mais il a parlé, je suppose ?
– Pas depuis qu’il a le bandeau.
– Et vous êtes sûr qu’en le lui ôtant…
– Il aura recouvré la raison ? oui, madame.
– Docteur, dit Roland de Clayet, permettez-moi de vous dire que ceci tient du prodige.
– Monsieur, répondit le docteur, je ne suis pas né médecin, et la science est souvent le résultat de l’expérience, bien mieux que celui de l’étude.
« Il y a dix ans, aux Indes, en parcourant une de ces vastes forêts qui renferment à la fois des arbres dont l’ombre est mortelle, des plantes qui tuent ou qui guérissent, que peuplent les bêtes fauves et les taugs(13) étrangleurs, je tombai au milieu d’une tribu de ces Indiens fanatiques, et un moment je me crus perdu, car ils ne parlaient de rien moins que de m’immoler sur la tombe du dieu Sivah. Mais l’un d’eux me sauva la vie. Ce taug avait habité Calcutta l’année précédente et avait été frappé d’un coup de sang en plein midi dans une rue où je passais en ce moment-là. J’étais descendu de mon palanquin, j’avais saigné le taug et l’avais ainsi arraché à la mort.
« – C’est un savant ! s’écria-t-il en me reconnaissant et me voyant au pouvoir de ses coreligionnaires.
« Comme il était un haut dignitaire dans le culte mystérieux des étrangleurs, ma vie lui fut accordée ; mais son pouvoir n’alla point cependant jusqu’à obtenir la grâce d’un malheureux cipaye qui m’accompagnait. Bien que de race indigène, le cipaye fut condamné à mourir par ce fait seul qu’il était soldat au service des Anglais.
« Je fus invité, moi, à assister à son exécution. Refuser était impossible, et force me fut de suivre ces fanatiques.
« Le lieu de l’exécution se trouvait à six lieues de là, dans les montagnes. On me fit monter à cheval, et le malheureux cipaye, les mains liées derrière le dos, la corde au cou, les pieds nus, dut ouvrir la marche.
« Dès le départ, le condamné se prit à chanceler, et on fut obligé de le soutenir. Pendant le trajet, il fallut plusieurs fois le frapper pour le faire marcher. Enfin, en approchant du lieu de son supplice, sa terreur de la mort devint telle qu’elle détermina chez lui un accès subit de folie qui se traduisit instantanément par un éclat de rire et des chants, absolument comme chez Zampa.
« Parmi leurs nombreuses superstitions, les taugs étrangleurs en ont une assez bizarre. Ils ne tueront jamais un homme en état de folie. Quand ceux avec qui je me trouvais s’aperçurent que le cipaye avait perdu la raison, ils suspendirent les apprêts de son supplice.
« Alors l’un d’eux, un vieillard, s’approcha de moi et me dit :
« – Tu es un savant, toi, et Sivah a versé dans ton âme une étincelle de sa propre lumière, mais je gage qu’il ne t’a point enseigné les moyens de rendre l’esprit à ceux qui l’ont perdu ?
« – Et ce moyen dont tu parles, répondis-je, le connais-tu ?
« – Je le connais.
« Alors le vieux taug fit quelques pas dans la forêt et y cueillit une petite plante d’un vert pâle dont la tige était hérissée d’épines.
« Je le regardais faire avec une certaine curiosité.
« Il plaça les feuilles de la plante sur une pierre, puis avec le manche de son poignard, qui avait à peu près la forme d’un pilon de pharmacien, il se mit à l’écraser. Lorsque les feuilles eurent été suffisamment broyées, et ne présentèrent plus aux regards qu’une sorte de pâte juteuse, le vieux taug dénoua le foulard blanc qu’il avait autour de la tête, le plia en deux et y plaça la feuille broyée entre deux doubles. Après quoi, il fit un signe qui fut compris par les taugs.
« Trois d’entre eux s’emparèrent du cipaye, le terrassèrent, lui lièrent les pieds et les mains, et alors le vieux taug s’approcha et lui appliqua sur le front le foulard, qu’il noua solidement derrière la tête.
« Le cipaye jeta un cri de douleur, se débattit un moment comme s’il eût été en proie à des convulsions ; puis, peu à peu, ses mouvements devinrent moins brusques, il se renversa sur le dos et garda bientôt une complète immobilité.
« Je crus qu’il était mort ; mais je ne tardai point à reconnaître qu’il avait été pris d’une léthargie subite.
« – Eh bien ! me dit le taug, tu vas voir ; dans trois jours il aura toute sa raison.
« À partir de ce moment, les taugs plantèrent leur tente, c’est-à-dire qu’ils s’installèrent en cet endroit sous les grands arbres de la forêt, et ils se livrèrent à des chants, des prières et des danses dont il me fallut prendre ma part.
« Pendant trois jours, le cipaye donna à peine signe de vie. Le troisième jour arrivé, le vieux taug lui enleva son bandeau.
« Alors le cipaye ouvrit les yeux et promena autour de lui un regard fort calme, dans lequel je ne distinguai plus le moindre signe d’aliénation mentale.
« – Parle-lui, me dit le taug, il te répondra.
« J’adressai la parole au cipaye, je lui demandai ce qu’il avait éprouvé, et ses réponses furent nettes, calmes, sensées. Le malheureux n’était plus fou et, dès lors, il était bon à immoler.
« – Eh bien ! me dit le taug, sur ta parole d’homme, je t’adjure de dire la vérité : est-il fou ?
« – Non, répondis-je avec conviction, et sans me douter cependant que je prononçais son arrêt de mort.
« À peine avais-je parlé que le taug fit un signe, et, à ce signe, un jeune homme de dix-huit ans lança avec la dextérité d’un gaucho des pampas la corde à nœud coulant que chaque étrangleur porte à sa ceinture. La corde s’enroula autour du cou du pauvre cipaye, et le malheureux fut étranglé en dix secondes.
« Quant à moi, acheva le docteur Samuel, les taugs me rendirent la liberté, me donnèrent un cheval frais et me renvoyèrent avec une corde à ma ceinture. Cette corde devait être une sauvegarde pour le cas où je rencontrerais d’autres étrangleurs.
« Mais, avant de partir, j’avais cueilli quelques plantes semblables à celle dont le taug avait broyé les feuilles et je les emportai, me promettant bien de renouveler leur expérience. Dans l’Inde, la folie est assez fréquente ; un coup de soleil suffit pour l’occasionner. De retour à Calcutta, je n’eus plus de trêve que je n’eusse trouvé un fou, et huit jours après mon retour j’expérimentai mon remède sur une femme du peuple. Mais la femme était de complexion délicate et elle mourut au bout de quelques heures.
« Quelque temps après, un taug fut fait prisonnier par les troupes anglaises et condamné à mourir.
« Si on eût étranglé le taug, il fût allé au supplice en souriant ; mais il devait être attaché à la bouche d’un canon, et les Indiens qui meurent de ce supplice terrible sont persuadés qu’ils n’entreront jamais dans le paradis, parce qu’il leur sera impossible de retrouver et de réunir leurs membres dispersés, le dieu Bramah n’admettant dans son paradis que des hommes complets.
« Le matin de l’exécution, j’allai trouver le commandant militaire et lui fis part de mon aventure chez les taugs, dont je connaissais la répugnance pour ce genre de mort.
« Le commandant me promit que le condamné demeurerait attaché environ une heure avant qu’on mît le feu à la pièce. Je comptais sur les angoisses terribles qu’éprouverait le malheureux pour déterminer la folie, et c’était avec quelque raison.
« L’heure de l’exécution arrivée, on attacha l’Indien à la bouche du canon, les mains liées, les pieds enchaînés. Je me tenais à quelques pas de distance. Bientôt je vis le condamné, qui avait été jusque-là d’une pâleur livide et poussait des cris affreux, devenir rouge et cesser de crier. Son œil morne et vitreux s’alluma, le rire vint à ses lèvres, et il se prit à chanter.
« Alors l’officier qui commandait l’exécution, et qui avait reçu des instructions secrètes, ordonna que le condamné fût détaché, et on me le remit aussitôt. Je le fis conduire chez moi et le soumis à mon traitement. Trois jours après, il était guéri, et j’obtenais sa grâce du gouverneur général des Indes.
– Et, demanda la comtesse Artoff quand le docteur eut terminé son récit, avez-vous recommencé plusieurs fois votre expérience ?
– Huit ou dix fois, madame.
– Avez-vous toujours réussi ?
– Quand le malade ne succombait point en quelques heures à la violence du topique et que la folie provenait d’une vive terreur, il recouvrait la raison.
– Ainsi, vous ne pourriez appliquer votre remède à mon mari ?
– Je ne l’oserais pas.
– Mais vous le guérirez, cependant ?
– Oh ! soyez tranquille, madame, je vous le promets.
Alors le docteur Samuel s’approcha du divan sur lequel Zampa était étendu et conservait une immobilité léthargique. Il le souleva, le secoua et dénoua le bandeau.
Zampa poussa un soupir, passa la main sur son front encore imbibé des sucs de la compresse, ouvrit les yeux et promena un regard étonné autour de lui.
Sur un signe du docteur, Baccarat et Roland s’étaient retirés à l’autre extrémité de la salle, de telle façon que, s’il les apercevait, Zampa ne pouvait du moins les reconnaître. Quelques minutes s’écoulèrent pendant lesquelles le Portugais chercha à rassembler ses souvenirs, essaya de reconnaître le lieu où il était, et garda un silence plein d’étonnement.
– Où diable suis-je donc ? murmura-t-il enfin dans sa langue maternelle.
Le docteur parlait le portugais.
– Zampa, répondit-il, vous êtes chez un médecin qui vous a guéri de la folie.
– J’ai donc été fou ?
– Pendant cinq jours.
– Tiens ! dit le valet, qui promena un nouveau regard autour de lui, je ne suis donc plus dans l’eau ?
Le docteur se tourna vers la comtesse et lui dit tout bas : – Vous voyez, il se rattache déjà à ses dernières impressions. (Et Samuel reprit tout haut, s’adressant à Zampa :) On vous a trouvé, il y a quatre jours, à Clignancourt, dans une maison dont la cave était pleine d’eau… On a retiré de cette cave deux cadavres…
– Ah !… s’écria Zampa en se frappant le front, je me souviens maintenant, c’est l’homme à la polonaise qui m’a assassiné et rejeté dans la cave au moment où j’en sortais avec ma lanterne et mon couteau que je tenais aux dents.
Le docteur eut une inspiration.
– C’était avec ce couteau, dit-il, que vous aviez assassiné Venture ?
Zampa pâlit et frissonna.
– Vous savez cela ? fit-il avec effroi.
– Je sais tout.
– Et moi aussi, dit une voix derrière le docteur.
Le docteur Samuel Albot s’effaça, et Baccarat entra dans le cercle de lumière projeté par la bougie placée sur la table voisine.
– La comtesse ! murmura Zampa, qui était allé deux fois à l’hôtel Artoff porter les lettres de M. de Château-Mailly.
Baccarat attacha sur lui un regard sévère.
– Zampa, dit-elle, vous avez assassiné Venture, vous avez empoisonné le duc de Château-Mailly.
– Vous savez cela ? vous savez cela ? répéta le Portugais, qui manifesta soudain une terreur très vive.
– Oui, dit Baccarat.
– Oh ! le duc, ce n’est pas moi, dit Zampa, c’est lui.
– Qui, lui ?
– C’est lui qui a placé l’épingle empoisonnée dans le fauteuil.
Baccarat tressaillit et jeta un regard à Samuel Albot.
Ce regard signifiait : « Eh bien ! que vous disais-je donc ? »
– Ah ! ce n’est pas vous, reprit-elle, c’est lui ?…
– Oui, madame.
– Mais, quel est-il, lui ?
– C’est l’homme à la polonaise.
– Qu’est-ce que l’homme à la polonaise ?
– Je ne sais pas.
– Zampa, dit sévèrement le docteur, vous venez d’avouer devant moi, devant madame et monsieur, et le docteur indiquait Roland du doigt, que vous aviez assassiné Venture. Cet aveu nous suffit pour vous envoyer à l’échafaud.
Ce mot acheva d’anéantir le Portugais. Il tomba à genoux, joignit les mains et balbutia le mot : « Grâce ! »
– Si vous voulez qu’on vous fasse grâce et qu’on ne vous livre point à la justice, dit alors Baccarat, il faut nous dire la vérité. Quel est cet homme qui a empoisonné le duc et qui vous a précipité dans la cave pleine d’eau ?
– C’est l’homme à la polonaise.
– Mais il a un autre nom ?
– Ah !… dit Zampa, je me souviens, la vieille femme qu’il a étranglée l’appelait son fils, son petit Rocambole.
Baccarat jeta un cri, et le nom de sir Williams revint de nouveau sur ses lèvres.