XV
Comment la veuve Fipart, que nous avons laissée à Clignancourt, dans un taudis, couverte de haillons et sans autres moyens d’existence que sa hotte et son crochet, se trouvait-elle rue de l’Église, et dans le costume où nous la voyons ? C’est ce que nous allons expliquer en peu de mots.
Du moment où il eut décacheté la lettre de la comtesse Artoff au duc de Sallandrera, et se trouva, grâce aux quelques renseignements que la veuve Fipart lui donna, sur la piste de la vaste intrigue ourdie par Rocambole, Venture comprit la nécessité absolue où il était d’éloigner de Clignancourt, et, pour ainsi dire, de confisquer l’horrible vieille à son profit. En effet, il pouvait se faire que Rocambole la retrouvât, qu’il la forçât à lui avouer où il était, lui, Venture.
D’un autre côté, la haine que celle-ci manifestait pour son fils d’adoption était chose précieuse dans les circonstances présentes, et Venture avait compris tout de suite que s’il était obligé d’établir, à un moment donné, l’identité de son adversaire, ne fût-ce qu’aux yeux de M. de Château-Mailly, la veuve Fipart lui serait d’un secours puissant, sinon indispensable. Aussi, dès la veille, jour de son installation en qualité de cocher chez M. de Château-Mailly, Venture avait-il songé au Gros-Caillou comme étant peut-être le seul quartier de Paris où Rocambole ne songerait point à venir chercher maman Fipart, si, toutefois, il ne demeurait point persuadé de sa mort. Aussitôt, il s’était mis en mesure d’y trouver un logement convenable pour la chiffonnière et, au bout d’une heure de recherches, il avait jeté son dévolu sur une chambre meublée de la rue de l’Église, laissée vacante le matin même par un maître tailleur de régiment qui était parti avec son bataillon. Venture s’était donné pour un brave épicier, vieux garçon qui attendait sa mère, laquelle devait arriver de province.
– Elle restera avec moi, avait-il dit, et je lui rendrai la vie douce pour ses vieux jours, mais comme le logement que je lui fais préparer au-dessus de ma boutique n’est pas encore arrangé, je vais la loger en garni pour quelques jours.
Il avait terminé en payant une quinzaine d’avance ; puis il avait donné dix francs de denier à Dieu au portier, promis quinze francs à sa femme pour faire le ménage ; ensuite, il était bravement allé à Clignancourt emportant sous son bras une défroque achetée chez la première marchande à la toilette qu’il avait trouvée sur son chemin. Deux jours après, précédée d’une grosse malle, la veuve Fipart émerveillée avait pris possession de cette chambre meublée qui pour elle était un véritable palais.
– Eh bien ! maman, lui dit Venture en s’asseyant auprès d’elle, comment supportez-vous l’existence aujourd’hui ?
– Je crois que j’ai bu un coup de trop, répondit la vieille.
– Hein ? répondit Venture, est-ce que tu vas continuer à te livrer à la boisson, la fée aux guenilles ?
– Plus souvent, j’ai seulement pas bu un simple poisson d’eau-de-vie, vu que tu m’avais recommandé de me respecter, j’ai pris mon café comme une marquise, voilà tout.
– Alors, quéque tu veux dire par ton coup de trop ?
– Je veux dire que tout ce qui m’arrive ressemble à ce que je rêve quand je suis en gaieté.
– Ah ! bon, je comprends… Tu crois rêver…
– Là ! vous y êtes…
– Eh bien ! dit Venture, ce sera bien autre chose encore tout à l’heure.
– Est-ce que vous allez me faire des rentes ?
– C’est bien possible.
La veuve Fipart écarquilla ses petits yeux rouges.
– Ah ! maman, reprit Venture avec bonhomie, tu ne sais pas ce qui te pend au bout du nez.
– C’est-y un héritage ?
– À peu près.
Et comme la veuve Fipart ne trouvait ni un mot ni un geste pour peindre sa stupéfaction, Venture ajouta : – Comment trouves-tu le quartier ?
– Charmant. Il est plein de militaires… J’aime les militaires, moi.
– Et cette maison, la veux-tu ?
– Ah ! s’écria la vieille d’une voix tremblante d’émotion, est-ce que vous voulez que je me périsse de joie ?
– Écoute donc, poursuivit Venture, le fonds de l’hôtel est à vendre, je vais l’acheter, tu le géreras.
– Jour de Dieu ! je deviens folle…
– Et si dans quelque temps je suis content de toi, je te passe tout en ton nom.
Ces derniers mots, au lieu de mettre le comble au bonheur de la veuve Fipart, produisirent sur elle un effet tout opposé. La veuve de l’infortuné Nicolo était une femme de tête et elle comprit sur-le-champ que si Venture était homme à donner beaucoup, c’est qu’il avait plus encore à demander. Elle releva ses besicles sur son front, posa son journal, ouvrit sa boîte d’argent, y prit une pincée de tabac qu’elle aspira lentement et dit avec calme :
– Voyons, il paraît que nous avons besoin de maman Fipart.
– Parbleu.
– Eh bien ! causons un peu.
– Soit, causons.
– Tu me donnes le fonds de l’hôtel, tu renouvelles le bail pour quinze ans…
– Diable ! fit Venture, comme nous y allons, la petite mère.
– Attends donc… Et tu mets tout en mon nom, n’est-ce pas ?
– C’est dit.
– Bon. Maintenant, voyons ce que je dois faire pour gagner tout cela. Si tu es ladre, on réfléchira.
– Je vas t’expliquer la chose.
– J’écoute.
– Tu te souviens de feu Nicolo ?
– Hélas ! murmura la vieille, qui mit sur ses yeux son mouchoir à carreaux saupoudré de tabac.
– J’ai ouï dire, continua Venture, que le pauvre diable s’est réfugié à l’abbaye de Monte-à-Regret (est monté sur l’échafaud).
– Hélas ! on l’a fauché (guillotiné). Et pourtant, soupira la veuve Fipart, il était innocent.
– Je le sais.
– Mais c’est la faute de cette petite canaille de Rocambole, qui m’a entortillée, en me prouvant que mossieu Nicolo avait eu des torts… Une femme jalouse, voyez-vous, c’est capable de tout.
– Et puis, observa Venture, on te donne dix mille francs.
– Tiens ! je n’y pensais plus…
– Oh ! c’est un détail, après tout.
– Bon ! fit la veuve Fipart, mais pourquoi me parles-tu de Nicolo ? Est-ce qu’il faudrait à présent innocenter sa mémoire ?
– C’est inutile. Mais il peut arriver que j’aie besoin de ton chiffon rouge (la langue).
– Contre qui ?
– Contre Rocambole.
– Oh ! le petit poison ! murmura la veuve Fipart avec colère, en voilà un que je ferais faucher volontiers.
– C’est ce que j’allais te proposer, puisque tu veux finir tes jours en tenant un hôtel garni, fréquenté par des militaires.
– Ça va. Mène-moi chez le juge d’instruction. Est-ce qu’il est arrêté ?
– Pas encore…
– Ah !
– Mais je suis sur la piste.
– Eh bien ! quand tu voudras, tu n’as qu’à me faire signe. On mènera la chose rondement.
– Et le lendemain de la fauchaison, l’hôtel sera en ton nom.
Et sur cette conclusion peu rassurante pour Rocambole et qui eût certainement causé quelque inquiétude à M. le marquis de Chamery, Venture se leva, souhaita le bonjour à la vieille et ajouta : – À propos, tu sais que je me suis fait cocher ?
– Cocher, toi ?
– Oui, mais c’est dans une bonne maison, et à la seule fin de faire raccourcir un peu Rocambole.
– Le fait est, murmura la vieille avec un horrible sourire, qu’il est un peu grand… Il a poussé comme un tournesol, mon nourrisson.
– Et les enfants précoces ne vivent pas, acheva le bandit.
Venture quitta maman Fipart, et trouva la propriétaire de l’hôtel garni dans la loge du concierge. Il débattit le prix de l’hôtel, gagna un rabais de cinq cents francs, et, séance tenante, passa un acte sous seing privé. Cela fait, il remonta dans sa voiture de remise.
– Où va le bourgeois ? demanda de nouveau le cocher.
– Rue de la Pépinière, répondit Venture.
Arrivé là, celui-ci grimpa de nouveau à son sixième étage, et reprit dans cette malle volumineuse, qui renfermait ses vingt mille francs, sa livrée de cocher, sa perruque poudrée et son chapeau galonné d’or.
Un quart d’heure après il redescendit et se dirigea vers la place Beauvau.
Quand il arriva à l’hôtel de Château-Mailly, le duc était dans les écuries, assistant au pansage.
– Ah ! vous voilà, dit-il en anglais au cocher, je viens d’empiéter sur vos attributions.
Venture regarda le duc. Celui-ci continua :
– Hier, vous avez congédié un palefrenier ?
– Oui, monsieur le duc.
– Ce matin, j’en ai pris un à mon service.
– Ah ! fit Venture avec insouciance.
– Il doit entrer ce soir, continua le duc. Le pauvre garçon m’a paru assez misérable ; il connaissait le palefrenier congédié, il est venu s’offrir. Quand je suis descendu, je l’ai trouvé dans la cour, il vous attendait, je l’ai engagé.
– Monsieur le duc est maître chez lui, répondit le cocher avec respect.
Tout en répondant au duc, Venture s’adressa le petit monologue suivant : – Les gens honnêtes et naïfs comme mon noble maître ne comprennent jamais certaines choses. Le duc va m’accabler de questions. Si j’ai le malheur de lui répondre, si je le mets au courant de mes démarches de cette nuit, d’abord il est capable de vouloir aller lui-même rue de Surène ; ensuite… Ah diable ! mais il n’y a pas d’ensuite du tout, attendu que si je lui raconte que j’ai vu un homme sortir à minuit de l’hôtel Sallandrera, il ne voudra plus de mademoiselle Conception à aucun prix. Je vais lui battre la campagne, c’est le plus simple.
Mais le duc savait que Venture avait passé la nuit dehors, et il désirait ardemment savoir ce qui s’était passé.
Il y avait, à l’extrémité de l’écurie, un cheval arabe que M. de Château-Mailly montait souvent et qu’il affectionnait d’une façon toute particulière. Jamais le jeune duc ne venait voir ses chevaux sans visiter Ibrahim, caresser sa croupe lustrée, et lui donner un mot d’amitié. Les palefreniers étaient habitués à cette prédilection ; aussi pas un d’entre eux ne s’étonna de le voir se diriger vers la stalle d’Ibrahim.
Venture le suivit.
Alors le duc regarda son cocher.
– Eh bien ? dit-il.
– Ça marche, répondit Venture.
– Quoi ?
– J’ai des renseignements.
– Sur mes ennemis ?
– Sur votre rival.
M. de Château-Mailly tressaillit.
– Mais, continua Venture, monseigneur m’a promis de se fier à moi.
– Sans doute.
– Et de ne point m’interroger.
– Soit, dit le duc.
Venture reprit tout haut :
– Est-ce que le palefrenier engagé par monsieur le duc est anglais ?
– Ma foi, répondit M. de Château-Mailly, je le crois bon teint, celui-là. Tenez, précisément le voilà qui arrive.
Et le duc montra à Venture le nouveau palefrenier, qui, en effet, entrait dans les écuries. Ce palefrenier paraissait être un homme de vingt-cinq à trente ans, il avait les cheveux d’un rouge carotte, le visage couleur de brique. Et les cochers du célèbre loueur de la rue Basse, dont nous avons parlé dans le cours de ce récit, l’eussent reconnu bien certainement. C’était John, le même John qui avait donné mille francs au cocher du fiacre vert chargé de conduire chaque nuit don José à Asnières, à la seule fin de prendre une fois sa place… Ou plutôt c’était Rocambole… Rocambole, l’homme aux déguisements multiples, et si merveilleusement métamorphosé, cette fois, que Venture lui jeta un regard des plus indifférents.
Il est juste aussi d’avouer que si Rocambole avait fait peau neuve des pieds à la tête et ne ressemblait en aucune façon ni au vicomte de Cambolh, ni au marquis don Inigo de los Montes, Venture avait subi, lui aussi, une sensible transformation. Il avait coupé ses favoris, taillés en côtelettes, et rasé ses cheveux, qui étaient noirs semés de quelques filets d’argent. Puis, à la place des premiers, il s’était appliqué, avec le savoir-faire d’un acteur, une paire de favoris rouges. Une perruque poudrée lui cachait une partie du front ; en outre, son visage était coloré et vermeil comme une trogne de vrai John Bull. Grâce à un corset lacé à outrance, Venture avait dissimulé un bon tiers de son embonpoint. Enfin sa superbe livrée bleu de ciel à revers cerise, qui lui tombait sur les talons, achevait de faire disparaître en lui tout vestige de l’homme primitif.
Venture n’avait pas reconnu Rocambole, Rocambole ne reconnut pas Venture.
Au reste, il leur arriva à l’un et à l’autre ce qui arrive souvent pour des adversaires qui vont croiser le fer. Chacun d’eux est beaucoup plus préoccupé du soin de défendre sa propre vie que de prendre celle de son antagoniste.
Venture jouait si bien son rôle d’Anglais que, persuadé qu’il se trouvait en présence d’un Anglais véritable, il s’appliquait bien plus à prononcer méthodiquement chaque mot, à rendre chacun de ses gestes avec un naturel parfait, qu’à examiner attentivement son interlocuteur. La même pensée domina complètement Rocambole.
– Où avez-vous travaillé ? demanda le cocher.
– À Londres.
– Chez qui ?
– Chez Lord W…
– Et puis ?
– Chez le marquis de L…
– Et… à Paris ?
– Chez le duc de R…
– Combien voulez-vous gagner ?
– Ce que vous voudrez, dit humblement le palefrenier.
– C’est bien, on verra.
Venture étendit sa main vers une stalle qui renfermait le cheval le plus difficile et le plus fougueux des écuries.
– Pansez-moi cet animal, dit-il.
John s’empara du cheval, l’amena auprès de la pompe, prit un baquet, une éponge et des brosses et se mit à travailler comme un homme qui a été élevé dans les chevaux et a toujours vécu avec eux.
Le cheval frémissait, hennissait, piétinait, s’impatientait, levait le pied… John le calmait d’un mot, d’un coup de plat de la main appuyée d’aplomb sur l’encolure ou le garrot.
– Cet homme sait son métier, monsieur le duc peut le prendre, dit Venture, qui s’éloigna de quelques pas avec M. de Château-Mailly.
– Enfoncé, l’Anglais ! murmura en même temps Rocambole.
Et tout en continuant le pansage du cheval, il regarda le cocher qui se dirigeait vers la cour en causant à mi-voix avec M. de Château-Mailly.
Mais tout à coup, il tressaillit.
– C’est drôle ! se dit-il… Est-ce que ce cocher britannique aurait essayé du bagne français ? Il me semble qu’il traîne légèrement la jambe droite… On dirait un cheval de retour (forçat libéré(6)).