XXXIV

Le nom de Rocambole, que venait de prononcer Zampa, jetait sur-le-champ, pour la comtesse, une vive lumière sur les événements dont la cité des chiffonniers, à Clignancourt, venait d’être le théâtre. Rocambole, il était facile pour elle de le deviner, avait cru prudent de se débarrasser à la fois de maman Fipart, de Venture et de Zampa, tous trois ses complices.

Baccarat se tourna vers le docteur et Roland de Clayet et leur dit :

– Laissez-moi interroger cet homme, car le nom qu’il vient de prononcer me met sur la voie de scélérats que je croyais à jamais disparus.

Le docteur et Roland se regardaient étonnés, et semblaient se demander ce que pouvait être cet assassin mystérieux qu’on appelait Rocambole.

– Zampa, dit la comtesse au Portugais, vous êtes dans les mains de la justice. Elle vous a confié au docteur, mais elle n’a point renoncé à son recours contre vous.

Zampa frissonna.

– Le docteur doit vous remettre en ses mains, poursuivit la comtesse, aussitôt que vous serez guéri, et… vous l’êtes.

Zampa voulut parler, sans doute pour implorer sa grâce, mais Baccarat lui imposa silence d’un geste.

– Écoutez bien ce que je vais vous dire, poursuivit-elle. Vous venez d’avouer que vous aviez assassiné Venture. Le témoignage du docteur et celui de monsieur suffiront pour vous envoyer à l’échafaud.

– Grâce !… madame, balbutia le Portugais, dont les dents claquaient d’effroi.

– Votre grâce, continua la comtesse, nous pouvons l’obtenir, le docteur et moi… Cela dépend de vous.

– Que faut-il faire ? demanda Zampa, qui continuait à manifester une vive terreur.

– Il faut tout dire.

– Oh ! je dirai tout, madame… mais si l’échafaud ne me prend pas, ce seront eux qui me tueront.

– Qui, eux ?

– L’homme à la polonaise et son maître.

– Quel est ce maître ?

– Je ne sais pas.

– Zampa, dit sévèrement la comtesse, prenez garde, la moindre réticence peut vous perdre.

– Madame, murmura le Portugais, je vais vous dire tout ce que je sais, tout ce qu’on m’a fait faire en me menaçant de la garrotte que j’avais méritée en Espagne.

– Voyons ?… fit Baccarat, qui ne put se tromper à la sincérité d’accent du bandit.

Alors Zampa, un peu plus calme depuis qu’on lui avait promis sa grâce, désireux de se venger de Rocambole d’une part, et redoutant du reste autant la guillotine que la garrotte, Zampa n’hésita plus à raconter dans leurs moindres détails à la comtesse et à ses deux compagnons, stupéfaits, ses relations avec l’homme à la polonaise, parfois transformé en John le palefrenier, commençant par les événements qui avaient amené l’assassinat de don José et finissant par ceux qui avaient déterminé l’empoisonnement du jeune duc de Château-Mailly.

La comtesse ne l’interrompit point et l’écouta jusqu’au bout.

Seulement le mulâtre poussa un cri de surprise lorsque Zampa eut prononcé le nom de la rue de Surène.

– Chut ! fit Baccarat, qui posa un doigt sur ses lèvres.

Quand Zampa eut terminé son récit, la comtesse se tourna vers Roland.

– Monsieur de Clayet, lui dit-elle, je connais beaucoup M. d’Asmolles.

– C’est un esprit droit et un grand cœur, dit Roland.

– Que pense-t-il de son beau-frère ?

– Du marquis de Chamery ?

– Oui.

– Il l’aime et l’estime au plus haut degré.

– Ceci est bizarre ! murmura la comtesse.

Et elle dit à Zampa :

– Connaissez-vous le marquis de Chamery ?

– Oui, je l’ai vu chez M. le duc de Sallandrera une fois, et ensuite au convoi de don José.

– Vous ne l’aviez jamais vu ?

– Non, dit Zampa avec conviction.

Ces derniers mots éteignirent pour la comtesse l’étincelle de clarté que le récit du valet de chambre avait jetée au milieu des ténèbres de ce vaste drame.

– Docteur, dit-elle à Samuel Albot, appelez votre domestique et faites reconduire cet homme dans la chambre qu’il occupera chez vous.

Le docteur sonna, Jung parut.

– Emmène cet homme au premier étage, dit-il, dans la chambre qui lui est destinée.

– Allez, Zampa, dit la comtesse avec bonté ; il vous sera tenu compte de vos révélations.

Lorsque Zampa fut sorti, Baccarat demeura pensive un moment.

– Monsieur de Clayet, dit-elle enfin, vous êtes jeune, et vous vous êtes acquis, hélas ! une bien terrible réputation d’étourderie.

– Ah ! madame, murmura Roland, je paie mes fautes trop cher pour n’être point corrigé à tout jamais.

– Je le crois, j’en ai la conviction, monsieur, et c’est pour cela que je n’hésite pas à vous initier à tous les ténébreux mystères que je vais tâcher de débrouiller, et sur lesquels, je l’espère, vous garderez le plus profond secret.

– Je vous le jure, madame.

– Docteur, poursuivit la comtesse, tous les événements dont nous avons eu connaissance, à savoir le rôle joué par cette femme, que M. de Clayet a prise pour moi, l’empoisonnement de mon mari, l’assassinat de don José et celui de M. de Château-Mailly, tous ces événements, dis-je, tendaient à un but unique : débarrasser Mlle de Sallandrera de deux prétendants à sa main au profit d’un troisième.

– Ceci est incontestable, madame.

– Or, poursuivit la comtesse, quel est ce troisième prétendant ? Je cherche et n’ose trouver. Je vois d’une part un misérable du nom de Rocambole se servant de Zampa, un autre bandit, assassinant, empoisonnant, ne reculant devant aucune extrémité. Comment supposer que cet homme agit pour son propre compte ? Comment admettre qu’il a pu rêver un jour de devenir l’époux de la fille d’un Grand d’Espagne ?

– C’est assez difficile, en effet.

– Je sais bien que c’est un bandit plein d’audace, mais il est bien plus probable qu’il agit pour le compte d’un autre.

– Qui sait ? fit le docteur.

– D’un autre côté, poursuivit Baccarat, trois faits rattachent forcément, fatalement à cette mystérieuse affaire un des noms les plus honorables de la noblesse française. D’abord, le marquis de Chamery a donné un valet de chambre à M. de Clayet ; ce valet a joué un rôle important dans la trahison dont j’ai été victime. Ensuite, le marquis de Chamery est le seul, dites-vous, qui ait pu voler le poison qu’on vous a soustrait, et Zampa affirme que, en effet, il a reçu de l’homme à la polonaise l’ordre de se faire renverser à votre porte par un timon de voiture. Enfin, l’endroit où Zampa allait recevoir les instructions est ce même appartement de la rue de Surène, 26, à l’entresol, où M. de Chamery se faisait appeler M. Frédéric.

– Je n’ai pu me tromper, à la description faite par Zampa, dit le docteur.

– C’est donc au profit du marquis inspiré par sir Williams que tous ces crimes se sont commis, reprit la comtesse.

– Mais, s’écria Roland, tout ce que vous me dites là, madame, tout ce que j’entends me confond. Le marquis de Chamery passe pour un cœur loyal et chevaleresque, il a les plus beaux états de service qu’on puisse imaginer, il est brave comme un lion, il s’est battu avec le baron de Chameroy. Tout Paris l’aime et l’estime, sa sœur l’adore…

– C’est là, en effet, murmura la comtesse, c’est contre ce rempart d’honorabilité que viennent se briser toutes mes hypothèses.

– Tout cela est incompréhensible, dit le docteur.

– Enfin, acheva Baccarat, faut-il donc supposer aussi que Mlle de Sallandrera, une jeune fille chaste et pure, a trempé dans l’assassinat de don José, dans l’empoisonnement de M. de Château-Mailly ? Mystère que tout cela, horrible mystère !… Oh ! tenez, s’écria la comtesse Artoff, il me passe par l’esprit une lueur étrange, infernale, une de ces idées qui hérissent les cheveux et donnent le frisson.

– Quelle est donc cette idée, madame ?

– Oh ! avant que je ne parle, voyez-vous, il me faut votre parole à tous deux, un serment solennel, sacré, inviolable, que vous serez muets comme la tombe…

Roland et le docteur levèrent la main, impressionnés qu’ils étaient par la voix altérée et le front pâle de la comtesse.

– Nous serons muets, dirent-ils tous deux, nous le jurons !…

– Eh bien !… dit la comtesse, écoutez-moi donc alors. Au commencement de la Restauration, quand cette fraction de la noblesse française que les victoires de l’Empire n’avaient point ralliée au drapeau national remettait enfin le pied sur le sol français après vingt-cinq années d’exil, un homme parut qui se fit appeler d’un nom bien connu dans le nobiliaire de France, qui se fit reconnaître par toute une famille, par de vieux amis, par un gouvernement même. Cet homme, porteur d’actes authentiques, qui établissaient son identité, la tête meublée de souvenirs qui ne pouvaient laisser aucun doute sur ses relations passées et ses amitiés, revenait de l’émigration, et le roi le fit colonel. Un jour, à l’issue d’une revue, tandis que le brillant officier se rendait à l’état-major, un homme en haillons l’aborda et lui dit à l’oreille :

« – Tu n’es pas le comte de Sainte-H…, tu es C…, le forçat, mon ancien compagnon de chaîne.

« Le colonel s’indigna, cravacha le mendiant et le fit arrêter.

« Mais le forçat soutint son accusation, la justice s’en saisit et, quelques mois après, la cour d’assises renvoyait au bagne le faux gentilhomme qui avait assassiné le véritable et s’était emparé de ses papiers(14).

– Ah ! madame, s’écria Roland, que dites-vous donc là, et comment pouvez-vous croire… ?

– Mon Dieu ! fit la comtesse, je n’affirme rien et je donnerais tout au monde pour me tromper. Mais enfin, il faut que je voie cet homme… il le faut !… Oh ! si Rocambole et lui ne faisaient qu’un, je le reconnaîtrais sur-le-champ !

– Je vous ferai observer cependant, dit Roland, que vous avez déjà vu le marquis de Chamery.

– C’est vrai ; un soir, chez moi… Vous y étiez.

– J’y étais.

– Mais je ne l’ai point remarqué.

– Et ne croyez-vous point, cependant, que sa voix, à défaut du visage, puisse se modifier à ce point ?

– Oh ! je ne sais plus… je ne sais rien…, murmura la comtesse, mais je veux le voir.

– Eh bien ! dit Roland, vous le verrez demain.

– Où ?

– Chez moi. Je l’engagerai à déjeuner. Vous serez cachée… Vous pourrez le voir et l’entendre.

– Ceci est impossible, dit le docteur.

– Pourquoi ?

– Parce que le marquis n’est pas à Paris.

– Et où est-il ?

– Je ne sais ; mais Jung, mon domestique, est allé aujourd’hui à l’hôtel de la rue de Verneuil, et on lui a dit que le marquis était parti.

– Quand ?

– Il y a trois jours.

– Seul ?

– Non, avec le matelot aveugle, dans une chaise de poste.

– Sir Williams ! répéta tout bas la comtesse avec une conviction tenace et indiscutable.

Comme il était fort tard, la comtesse Artoff ne pouvait songer à prendre le soir même des renseignements sur le but du voyage entrepris par M. le marquis de Chamery.

– Docteur, dit-elle, M. de Clayet et moi nous allons vous quitter. Je vous attends demain matin pour mon malheureux malade.

– Madame, répondit le docteur, dès demain je vais soumettre le comte à un traitement infaillible pour la folie dont il est frappé.

Baccarat, en quittant M. de Clayet, lui dit : – Demain, j’aurai les renseignements que je veux avoir, et peut-être aurai-je besoin de vous.

– Je suis à vos ordres, madame, répondit-il en saluant avec respect.

Le lendemain, en effet, Roland reçut, avant midi, un billet de la comtesse. Ce billet n’avait qu’une ligne : « Venez sur-le-champ, je vous prie. »

Roland courut à l’hôtel Artoff.

Une chaise de poste tout attelée était dans la cour, prête à partir.

Cette circonstance étonna Roland ; mais sa surprise fut au comble quand il eut été introduit dans le boudoir où la comtesse l’attendait avec Samuel Albot.

Baccarat avait dépouillé les vêtements de son sexe pour revêtir un costume masculin.

Ainsi métamorphosée, elle ressemblait à un jeune homme de dix-huit à vingt ans.

– Monsieur de Clayet, dit-elle, vous alliez en Franche-Comté quand vous m’avez rencontrée ?

– Oui, madame.

– Eh bien ! venez, ma chaise de poste est en bas, nous partirons.

– Pour la Franche-Comté ?

– Oui.

– Mais… où allons-nous ?

– Dans le château de feu votre oncle, qui est situé, m’avez-vous dit, à trois lieues de celui de M. d’Asmolles.

– En effet, madame. Mais…

– Mais, dit Baccarat, M. d’Asmolles, le duc de Sallandrera et sa fille s’y trouvent… et le marquis est parti, il y a quatre jours à présent, pour le rejoindre. Comprenez-vous, maintenant ?

– Je comprends et je suis prêt à vous suivre, madame.

Une heure après, la comtesse Artoff, laissant son cher malade aux mains du docteur Albot, courait en compagnie de Roland de Clayet sur la route de Besançon. Mais la comtesse arriverait bien tard, sans doute, car Rocambole et sir Williams avaient sur elle une avance de quatre jours et bien des événements s’étaient accomplis déjà au château du Haut-Pas, où nous allons nous transporter et précéder Baccarat.