XXVI
À huit heures précises, maman Fipart, fidèle aux recommandations de Rocambole, descendit d’un fiacre dans la chaussée de Clignancourt, au-delà du Château-Rouge. Là, elle paya, renvoya son cocher et se dirigea à pied et à travers champs vers la cité des chiffonniers.
La nuit était fort noire et, comme la cité manquait de réverbères, l’ancienne cabaretière gagna son avant-dernier domicile sans rencontrer aucun de ses compagnons d’industrie.
Rocambole lui avait enjoint d’attendre chez elle et de ne point allumer de chandelle. Elle se jeta sur le grabat qui lui avait longtemps servi de lit, et y demeura immobile et songeuse en attendant Rocambole.
Chose assez bizarre ! maman Fipart, qui avait été une première fois étranglée par son fils adoptif, n’avait pas éprouvé la moindre défiance en venant à Clignancourt. Elle ne s’était pas dit une seule fois que peut-être le marquis de fraîche date lui tendait un nouveau piège pour se débarrasser d’elle tout de bon. En cela, maman Fipart était pleine d’illusions et de croyances. Elle croyait non seulement à l’affection de son fils chéri, mais encore à la maison à cinq étages qu’elle avait visitée avec lui dans la journée. La mort tragique du pauvre Nicolo, le bain forcé qu’elle avait pris sous le pont de Passy, les cinq années de misère profonde qui venaient de s’écouler pour elle, tandis que son fils adoptif vivait à Londres en gentleman et à Paris en marquis, rien ne l’avait désillusionnée, rien n’avait pu ébranler sa foi robuste. Ce fut donc en rêvant à sa future propriété que maman Fipart attendit. La maison à cinq étages atteignit bientôt, dans son imagination, les proportions d’un château en Espagne ; elle se vit à la tête de trente ou quarante mille livres de rente.
– J’aurai une voiture, se dit-elle, et j’irai dans la société bourgeoise. On m’appellera Mme Fipart. Je me ferai baronne, s’il y a moyen.
Et puis, comme la mort de Nicolo le saltimbanque avait toujours laissé un vide dans le cœur de maman Fipart, la vieille ajouta mentalement :
– Je trouverai peut-être à me marier. Ça s’est vu… J’épouserai un employé retraité, ou un jeune homme sans fortune et dont je ferai le bonheur.
Tandis que maman Fipart se mettait en tête l’idée de faire le bonheur d’un jeune homme, et qu’elle s’abandonnait à ce nouveau rêve, on frappa doucement à la porte.
Maman Fipart alla jusqu’au seuil et demanda tout bas :
– Qui est là ? Est-ce toi ?
– C’est moi. Ouvre.
La veuve Fipart ouvrit et Rocambole franchit le seuil du taudis.
Mais il n’était pas seul. Un autre personnage l’accompagnait : c’était Zampa.
– Maman, dit Rocambole, je t’amène un monsieur qui désire causer avec Venture.
– Ah ! ah ! fit la vieille en ricanant.
Rocambole ferma la porte. Puis il dit à Zampa :
– Maintenant, je vais te mettre au courant de la besogne qui te reste à faire pour devenir intendant de la fortune des Sallandrera… Et, ajouta-t-il en riant, te libérer à tout jamais de la garrotte.
Ce mot de garrotte arrachait toujours un léger frisson à Zampa, et, quand on le prononçait devant lui, il se sentait capable de tout pour échapper au supplice de ce nom. En le menaçant de la garrotte, on pouvait amener Zampa à assassiner vingt personnes pour une, à mettre le feu aux quatre coins d’une ville. Très probablement, Rocambole avait compté sur ce mot pour stimuler le zèle de Zampa.
– Avant de nous procurer de la lumière, dit le faux marquis, je vais vous dire ce dont il s’agit.
– Il s’agit de Venture, parbleu ! dit maman Fipart.
– Ah ! murmura Zampa, le cocher se nomme Venture ?
– Oui ; et bien que ce nom ne soit ni glorieux ni très populaire, je puis t’affirmer que si nous laissons en paix celui qui le porte, tu ne seras jamais intendant, et tu finiras tes jours avec un joli collier de fer autour du cou.
Cette image du supplice capital pratiqué en Espagne donna un dernier frisson à Zampa.
– Je suis prêt à le larder dans tous les sens avec mon couteau catalan, dit-il.
– Parfait. Tu seras récompensé du zèle que tu montres.
Et Rocambole dit à maman Fipart, qui ne comprenait rien encore au plan qu’il avait conçu :
– Allume ta lanterne, maman. Il n’y a personne dans la cour. Tous les chiffonniers sont partis, et nous sommes les maîtres du terrain.
La vieille obéit, alluma une lanterne, et Zampa put, à sa clarté, inspecter le taudis.
Alors Rocambole souleva la trappe de la cave, et alla prendre l’échelle, que maman Fipart avait replacée derrière son lit.
Zampa le regardait faire avec un étonnement profond. Mais Rocambole n’y prit garde. Il plongea l’échelle dans la cave et l’assujettit. Puis il s’aventura sur le premier échelon et descendit, sa lanterne à la main, laissant Zampa et maman Fipart plongés dans l’obscurité.
La cave était déjà à moitié pleine d’eau.
– Hé ! hé ! dit Rocambole, qui demeura sur l’échelon qui se trouvait à fleur d’eau, je crois qu’il y a là six pieds de liquide. C’est assez pour noyer, un homme.
Puis il tourna les yeux vers cet endroit de la voûte qui livrait passage à la fuite d’eau. Le liquide s’extravasait si bien entre les pierres, qu’il fallait le savoir pour remarquer l’endroit où il s’échappait du tuyau crevé.
– Zampa ne s’imaginera jamais, pensa Rocambole, que son bain se remplit au fur et à mesure. L’eau monte silencieusement et petit à petit.
Le faux marquis compta les degrés de l’échelle. Il y en avait quinze à partir de la trappe. Six plongeaient dans l’eau, le septième était dehors.
C’était sur celui-là que Rocambole s’était accroupi ; ce fut de là qu’il jeta un dernier regard à la cave avant de remonter.
Les murs fermés en voûte n’offraient aucune aspérité après laquelle il fût possible de se cramponner.
Rocambole se dit :
– Un homme qui se noie n’appelle pas longtemps au secours. En admettant que ceux-ci viennent à crier, ils auront du mal à se faire entendre, car le soupirail est bien bouché, et ils seront bientôt morts…
Le faux marquis remonta, sortit le corps hors de la trappe, posa sa lanterne sur le plancher et demeura les pieds sur l’échelle. Alors, il regarda Zampa.
– Tu le vois, dit-il, il y a là une cave, et je vais t’expliquer ce qu’il faut faire.
– J’écoute, dit le Portugais.
– Tu vas prendre le chemin que j’ai pris et descendre dans cette cave.
– Bien.
– Elle est pleine d’eau…
– Hein ? fit maman Fipart.
– Je dis qu’elle est pleine d’eau, répéta Rocambole d’un ton qui imposa silence à maman Fipart. Les dernières pluies en ont fait un puits.
– Est-ce qu’on peut se noyer dedans ? demanda Zampa.
– Oui et non.
– Comment cela ?
– Je veux dire que vous serez deux à y descendre : toi et lui.
– Bon !
– Le cocher se noiera.
– Et moi ?
– Toi, tu deviendras intendant.
– Je ne comprends pas bien, murmura Zampa.
– Eh bien ! répondit Rocambole, je vais m’expliquer.
Et il remonta tout à fait et s’assit sur le bord de la trappe, tandis que maman Fipart et Zampa regardaient toujours l’échelle et ne devinaient pas ce qu’il voulait en faire.
– Écoute bien, continua-t-il. Tu vois cette échelle et cette trappe ?
– Parbleu ! oui, je les vois.
– La trappe est placée entre le lit de maman Fipart et la porte d’entrée. On soufflera la chandelle et on laissera la trappe ouverte.
– Ah ! je comprends ceci, dit Zampa ; il entrera et tombera dans la cave.
– Précisément.
– Mais, moi…
– Le drôle est un rude nageur. Il serait capable, poursuivit Rocambole, de se soutenir à la surface de l’eau pendant plusieurs heures, et d’appeler au secours d’une voix si puissante, qu’elle passerait à travers les voûtes de la cave.
– Ah ! diable !
– Il faut donc l’aider un peu à se noyer.
– Eh bien ! on l’aidera… mais comment ?
– Voici ce que je vais encore t’expliquer : tu vois cette échelle ; comme toutes les échelles, je l’ai placée sur un plan incliné, vertical.
– C’est plus facile pour descendre.
– Le bout qui sort de la trappe est du côté de la porte, le bout opposé plonge dans l’eau, dans la direction du lit de maman Fipart.
– C’est vrai, eh bien ?
– Tu vas prendre le chemin que j’ai pris et tu t’arrêteras sur le dernier échelon qui touche l’eau. Tu te cramponneras solidement, car je vais faire subir un mouvement à l’échelle.
– Pourquoi ?
– Pour ramener au bord opposé le bout tombant au bord de la trappe qui fait face à la porte. De telle façon, ajouta Rocambole, que le cocher, en entrant, puisse tomber dans la cave sans rencontrer aucun obstacle.
– Je comprends.
– C’est déjà quelque chose.
– Voyons le reste. Que ferai-je sur l’échelle ?
– Quand un homme tombe à l’eau, reprit Rocambole, il pousse d’abord un cri, puis il se met à nager et cherche aussitôt un point d’appui. Venture se mettra donc à nager, trouvera à tâtons l’échelle et s’y cramponnera. Alors, tu le larderas à ton aise.
– Je comprends parfaitement à présent. Et lorsqu’il sera mort…
– Dame ! quand tu n’entendras plus rien, tu appelleras ; on ouvrira la trappe et tu remonteras.
– C’est bien, dit Zampa, je vois que je serai intendant.
– Cela vaut mieux que la garrotte.
Ce dernier encouragement fit mettre à Zampa un pied leste et hardi sur l’échelle.
– Je te préviens, dit Rocambole, notre homme est loin d’ici, et ne viendra pas avant une heure.
– Ça ne fait rien, dit Zampa, j’attendrai.
Puis il se risqua dans le gouffre, descendant les échelons, et cria :
– Je me tiens, vous pouvez aller…
Rocambole prit le bout de l’échelle et le ramena au bord opposé ; puis il laissa la trappe ouverte, entraîna maman Fipart vers le lit et lui dit :
– Maintenant, attendons, et pas de bruit…
– Ah çà ! souffla maman Fipart, tu es donc sûr que Venture viendra ?
– Parbleu !
– Comment cela ?
– Je lui ai promis cinquante mille francs.
– Quand cela ?
– Il y a deux heures, en lui donnant la liberté.
– Tu le tenais donc ?
– Enfermé et garrotté chez moi.
– Depuis quand ?
– Depuis la nuit dernière ; mais, dit Rocambole, je te conterai tout cela une autre fois.
– Que croit-il donc venir faire ici ?
– Il vient pour t’assassiner !
– Moi !… fit la vieille, qui ne put réprimer un léger frisson.
– Dame !… tu sais bien que Venture est un traître, et que, pour de l’argent, il fait tout ce qu’on veut.
– Oh ! le brigand !
– Venture t’avait promis un bel hôtel si tu me faisais mourir ; je lui ai promis, moi, cinquante mille francs s’il te tuait… Le piège est bon, il réussira.
– Fameux ! murmura maman Fipart.
– Seulement, comme il fallait l’occuper pendant deux heures, à partir du moment où je l’ai lâché, afin que j’eusse le temps de venir faire ici nos petits préparatifs, eh bien !… je lui ai conté une histoire, je lui ai dit que j’avais besoin, pour ce soir même, d’une clef que notre ancien, tu sais, le serrurier du faubourg, devait avoir.
– Et tu l’y as envoyé ?
Pendant que je venais ici.
– Mais, observa maman Fipart, qui avait quelque défiance dans l’esprit, comment se fait-il que Venture vienne dans cette maison pour m’assassiner, quand il m’a laissée au Gros-Caillou ?
– Tiens, dit Rocambole, qui tira un papier de sa poche, lis plutôt, ma vieille.
Et il lui tendit le billet qu’il avait dicté à Venture, billet par lequel il enjoignait à la veuve Fipart de se rendre, la nuit suivante, à Clignancourt, de s’y coucher dans son lit, d’éteindre la lumière après avoir laissé la clé sur la porte, et d’attendre…
– Tu comprends, dit Rocambole, que je ne lui ai pas dit que je t’avais retrouvée.
– Ah ! c’est différent.
Rocambole éteignit alors sa lanterne, et le taudis rentra dans l’obscurité la plus profonde. Quelques minutes s’écoulèrent au milieu d’un silence complet. Zampa attendait, cramponné à son échelle ; Rocambole et maman Fipart retenaient leur haleine et attendaient aussi, sans faire aucun mouvement.
Tout à coup, un léger bruit se fit au-dehors. Rocambole, qui avait l’oreille fine, reconnut tout de suite un pas prudent, et qu’on s’efforçait d’assourdir. Puis la serrure rendit un léger son, et Rocambole et maman Fipart comprirent qu’on mettait la main sur la clé restée en dehors.
C’était maître Venture, dont l’existence était assez extraordinaire depuis vingt-quatre heures, qui arrivait pour exécuter les prétendus ordres de Rocambole. Venture, on le sait, avait passé la journée entière pieds et poings liés, couché sur le dos, et n’avait été délivré par Rocambole que vers sept heures et demie environ. Ce dernier lui avait dit alors :
– Tu te souviens du serrurier ?
– Oui, certes, avait répondu Venture ; il est toujours établi dans le faubourg Saint-Antoine.
– Eh bien ! tu vas venir avec moi. Je vais d’abord te payer à souper.
– C’est pas malheureux. Je meurs de faim.
– Nous ferons, en mangeant, nos petites conditions touchant maman Fipart.
– Soit.
– Et quand tu auras soupé, tu iras chez le serrurier.
– Pour quoi faire ?
– Pour lui demander une clé de roi de trèfle.
Rocambole désignait, par ce mot, une certaine fausse clé dont la bande de voleurs anglais à laquelle sir Williams et Venture avaient appartenu autrefois se servait avec un très grand succès. Rocambole, qui avait endossé la pelure et repris le teint rougeaud de John le palefrenier, avait alors emmené Venture dans ce même restaurant de la rue Neuve-des-Mathurins, où mangeaient les cochers des loueurs environnants, et il lui avait fait servir à souper.
– Il faut avoir des forces, lui avait-il dit, quand il s’agit de refroidir maman Fipart.
– Bah ! dit Venture, je lui tordrai le cou comme à un poulet.
À huit heures, Rocambole le mit dans une voiture en lui disant :
– Va-t’en d’abord chercher la clé. Tu me retrouveras demain matin.
– Où ?
– Rue de Surène et, si maman a tourné de l’œil, tu auras ton argent.
Venture s’en alla au faubourg Saint-Antoine tandis que Rocambole se hâtait de rejoindre Zampa, qui l’attendait dans le chemin de ronde de la barrière Blanche.
Le serrurier lui remit pour dix louis – ce qui était un prix fait – la clé, dont Rocambole n’avait nul besoin, et Venture remonta dans son cabriolet de remise, qu’il laissa une heure après dans la chaussée Clignancourt.
Comme maman Fipart, il se dirigea à pied vers la cité des chiffonniers, et, arrivé là, se glissa sans bruit devant la porte.
C’était lui qui venait de mettre la main sur la clé. Il ouvrit et fit un pas en avant.
– Es-tu là, la vieille ? dit-il tout bas.
– Oui, répondit à voix basse la veuve Fipart.
Venture retira la clé et ferma la porte. Puis il tira son couteau catalan de sa poche, l’ouvrit et s’avança dans les ténèbres, répétant :
– Où es-tu ?
– Ici, dit encore maman Fipart.
Venture fit trois pas, puis un quatrième, posa son pied dans le vide et tomba dans la cave en jetant un cri…
Alors Rocambole alla relever la trappe et la ferma.
Puis il se coucha dessus pour écouter.