XVIII

À dix heures du soir, le même jour, Venture rôdait rue de Surène et il vint se poster en face de la maison dans laquelle il avait vu entrer Rocambole la nuit précédente.

Le prétendu cocher avait dépouillé sa livrée ; il était redevenu Venture des pieds à la tête ; c’est-à-dire qu’il avait fait disparaître la teinte rougeâtre de son visage, ôté sa perruque blonde et ses favoris roux, et remplacé son costume de cocher par ses habits de ville ordinaires, qui lui donnaient l’air d’un épicier à son aise. Venture avait, en outre, un trousseau de clefs dans sa poche, et avec elles cet outil indispensable aux gens qui font métier de crocheter des portes et qu’on nomme un rossignol. Puis, comme dans les expéditions du genre de celle qu’il méditait Venture ne pouvait songer décemment à appeler les agents de police à son aide, en cas de malheur, et à se placer sous leur protection, il s’était muni pareillement d’une paire de pistolets dits coups-de-poing et d’un joli couteau catalan soigneusement affilé. Ce couteau, Venture l’avait acheté pour dix réaux à la femme du contrebandier qui tenait une auberge sur la route de Bayonne en Espagne.

La rue de Surène est généralement fort déserte, à partir de neuf ou dix heures du soir. Venture se promena longtemps de long en large, rêvant au moyen de s’introduire dans la maison où il soupçonnait Rocambole d’avoir élu domicile, et ne le trouvant pas :

– Puisque M. le marquis, comme on l’appelle, se dit-il, est parti ce matin, je vais avoir le champ libre chez lui et je pourrai fouiller tout à mon aise les tiroirs, les coins et les recoins, jusqu’à ce que j’aie trouvé les fameuses lettres. Le plus difficile est d’entrer. Si je sonne et que je vienne à passer devant le concierge, il peut m’arrêter au passage et me demander où je vais. Attendons.

Et Venture se promena plus d’une heure encore, les yeux attachés sur les croisées de l’entresol, derrière les persiennes desquelles on n’apercevait aucune lumière.

Enfin Venture entendit rouler une voiture, qui vint s’arrêter devant l’une des deux portes.

Comme il était sur le trottoir, il n’eut que deux pas à faire et il se trouva sur le seuil au moment où un valet de pied descendait de son siège et sonnait. La porte s’ouvrit.

Le valet de pied entra, criant :

– La porte, s’il vous plaît ?

Et Venture entra derrière lui, tandis que le concierge accourait pour ouvrir les deux battants, de façon à laisser entrer la voiture, qui était celle d’un locataire de la maison.

– Pardon, avait dit Venture, en passant devant le valet.

Le concierge crut que cet homme entrait avec le valet de pied, et ne lui accorda dès lors aucune attention.

Venture ne pressa point le pas et se dirigea fort tranquillement vers l’escalier de maître du premier corps de logis, faisant cette réflexion :

– À n’en pas douter, mon homme demeure à l’entresol, attendu que la nuit dernière les croisées de l’entresol se sont éclairées aussitôt qu’il a été rentré. Or, j’ai vu la même lumière se promener de croisée en croisée sur toute la façade : donc son appartement doit occuper toute la superficie de l’entresol, et, par conséquent, je ne trouverai qu’une porte.

Venture ne se trompait pas. Chaque étage de la maison avait une porte unique, à deux vantaux, sur son palier.

Arrivé devant la première, c’est-à-dire celle de l’entresol, le bandit s’appuya sur la rampe et attendit. Il craignait que le personnage que renfermait la voiture ne demeurât dans cet escalier.

Venture se trompait. Le locataire qui rentrait était un vieux magistrat. M. de N… occupait le premier étage du corps de logis situé au fond de la cour.

Après un quart d’heure d’attente, Venture, qui avait conservé l’immobilité la plus complète, s’approcha du bec de gaz qui éclairait l’entresol et l’éteignit.

Puis il se glissa vers la porte, chercha à tâtons, avec le doigt, le trou de la serrure, y introduisit son rossignol, et avec cette habileté merveilleuse des voleurs de Londres, en compagnie desquels il avait jadis travaillé, il crocheta le pêne et ouvrit sans faire le moindre bruit. Alors il entra dans l’appartement, referma la porte sur lui et demeura quelques instants encore immobile et retenant son haleine, dans la plus complète obscurité. Mais après quelque hésitation, et comme le plus profond silence régnait autour de lui, Venture s’enhardit, tira de sa poche des allumettes et un rat-de-cave, se procura une lumière douteuse, et, à l’aide de cette lumière, examina le lieu où il se trouvait. Il était dans une antichambre assez vaste, aboutissant à la fois à un couloir qui, sans doute, conduisait à la cuisine, et à plusieurs portes recouvertes de draperies en reps oriental.

– Quel chic ! murmura Venture.

Et il se dirigea bravement vers l’une de ces portes, mit la main sur le bouton de cristal et pénétra dans la salle à manger.

Rocambole avait très confortablement meublé l’entresol de la rue de Surène, à une époque où il n’avait point encore retrouvé sir Williams, ni songé à épouser mademoiselle de Sallandrera. Il n’avait assigné à ce logis qu’une destination mystérieuse.

Un événement en avait décidé autrement, mais le mobilier était demeuré le même.

L’appartement se composait d’une salle à manger, d’un grand salon, d’une petite chambre à coucher, d’un fumoir et d’un vaste cabinet de toilette. Tout cela était frais, coquet, heureux, tendu d’étoffes moelleuses à tons chauds, orné de tableaux d’un certain prix, encombré d’objets d’art, de chinoiseries, de potiches et de tous ces riens ruineux qui charmeront éternellement les femmes.

Venture s’arrêta dans le salon, se laissa tomber sur le canapé, comme s’il était chez lui, et se donna le temps de réfléchir un moment.

– Quand on a un pareil appartement et qu’on s’est fait marquis, se dit-il, on a au moins un valet de chambre, sinon un groom et une cuisinière. M. le marquis est absent, mais ses gens sont à Paris, et s’ils sont sortis, ce qui est probable, vu que je n’entends pas le moindre bruit, ils finiront par rentrer. Hâtons-nous donc de prendre nos mesures et de passer une inspection du bazar.

Venture, en filou de profession, qui se rend, par un seul coup d’œil, un compte exact de la disposition d’un appartement, jugea que la chambre à coucher devait être à gauche, puisque la salle à manger était à droite du salon. Il se dirigea donc vers cette pièce, et là, comme son rat-de-cave commençait à lui brûler les doigts, il alluma une bougie qui se trouvait sur la table de nuit. Puis il continua sa visite.

La chambre à coucher, tout en velours bleu, ne contenait aucun meuble, aucune étagère qui pût faire supposer à un œil exercé que ce fût dans cette pièce que les fameux papiers avaient été cachés. Mais au fond de la chambre à coucher, Venture aperçut une autre porte. Cette porte donnait dans le fumoir. Là, il y avait une bibliothèque, un meuble de Boule(7) soigneusement fermé et, sur ce meuble, un coffret de bois de santal, garni de trois fermoirs d’acier. Ce coffret attira l’attention de Venture.

– Ce pourrait bien être là-dedans, pensa-t-il. Dans tous les cas, je donnerais bien ma tête à couper que les papiers se trouvent dans cette pièce. On y va voir…

La tournée que Venture venait de faire n’était que préparatoire. C’était comme une reconnaissance du pays. Il ne s’arrêta pas plus dans le fumoir que dans la chambre à coucher, mais il gagna le couloir qui faisait le tour de l’appartement. Ce couloir le conduisit à la cuisine.

– Le marquis ne mange pas chez lui, se dit Venture, la batterie est couverte de vert-de-gris. Donc, il n’y a pas de cuisinière.

Auprès de la cuisine se trouvait la porte qui donnait sur l’escalier de service ; puis, à côté de cette porte, un cabinet noir réservé sans doute à un domestique. Mais le lit n’était pas fait, le parquet, la petite table, le pot à l’eau, la cuvette étaient couverts de poussière.

– Le valet ne couche pas ici, se dit Venture. Par conséquent on peut travailler à son aise. Allons-y gaiement !

Il revint alors dans le fumoir, plaça le bougeoir sur la cheminée, ferma soigneusement les doubles rideaux des croisées, afin que la lumière ne pût être aperçue du dehors.

Après quoi il s’assit dans un fauteuil et il se dit : – Quand on veut trouver un trésor et qu’on soupçonne en être tout près, avant de se mettre à le chercher il faut se dire : « Si je possédais ce même trésor, et que je voulusse le cacher, où le mettrais-je ? » Donc, je suppose un moment que je suis Rocambole, qu’après avoir assassiné le courrier et volé les papiers je suis venu ici, et que, les papiers à la main, je me suis assis là, dans ce fauteuil, en me demandant : « Où diable pourrai-je donc bien les mettre pour qu’on ne les trouve pas(8) ? »

Et Venture regarda tour à tour la cheminée, les tableaux, les angles du plafond, la bibliothèque et le meuble de Boule.

– Évidemment, se dit-il, Rocambole n’est pas homme à avoir enfermé cela dans un tiroir, à côté de quelques actions de chemin de fer ou d’un titre de rente, pas plus qu’il n’est homme à les avoir brûlés. On ne brûle pas ces choses-là…

Le coffret qui d’abord avait attiré son attention fut bientôt dédaigné par l’esprit investigateur du bandit.

– Ce n’est pas là, pensa-t-il ; attendu que si une descente de justice avait lieu ici, le coffret serait ouvert tout d’abord…

Et ses regards se reportèrent sur la bibliothèque :

– Le moyen est usé, se dit-il, mais il y a bien des gens encore qui cachent des billets de mille francs dans un livre. Qui sait ?

Venture secoua l’un après l’autre tous les livres contenus dans la bibliothèque, en ayant soin, toutefois, de les replacer dans le même ordre. Aucun papier ne s’en échappa. Venture referma la bibliothèque, et passa au meuble de Boule. Le meuble était fermé. Mais c’était là une difficulté tout à fait insignifiante pour notre héros. Il prit son trousseau, examina la serrure et y adapta sur-le-champ une petite clef à trèfle. La clef entra, tourna, le meuble s’ouvrit.

Mais le meuble ne contenait que des objets d’une tout autre nature que celle que cherchait le bandit. Il trouva une bourse, un portefeuille renfermant quelques lettres adressées à M. Frédéric, des tasses de vieux sèvres et du Japon, et quelques objets insignifiants. Seulement, parmi ces derniers, il y en eut un qui attira son attention. Ce fut un poignard… Ce poignard, à manche de nacre et à gaine de chagrin, avait une lame triangulaire, qui rappela soudain à Venture la blessure de même forme qu’il avait vue à l’épaule du malheureux courrier.

En même temps, et en examinant de plus près cette arme, il se frappa le front et se dit : – Bon ! je le connais, ce charmant jouet : il a servi à sir Williams pour tuer Fanny. Je l’ai ramassé dans la chambre de madame Malassis une demi-heure après l’assassinat.

Et Venture, qui n’avait touché ni à la bourse ni au portefeuille, mit le poignard dans sa poche.

– Il figurera comme pièce à conviction sur la table du président des assises quand on jugera Rocambole, pensa-t-il.

Puis il ferma le meuble de Boule et vint se replacer dans le fauteuil.

– Cherchons ailleurs, se dit le bandit.

Et il se prit à réfléchir.

– Il est bien certain, pensa-t-il, que Rocambole n’a point descellé le parquet, ou creusé les murs, ou défait des sièges pour y cacher ses papiers. Si cela était, ma besogne ne serait pas commode. Ah ! il y a des tableaux : qui sait si, entre la toile et le cadre…

Sans doute Venture allait compléter sa pensée, mais il entendit soudain un léger bruit, le bruit d’une clé tournant dans la serrure. Et soudain aussi le bandit souffla la bougie, écrasa la mèche avec les doigts et courut se cacher, son poignard à la main, dans l’embrasure de l’une des croisées, derrière les lourds rideaux de reps.

En même temps des pas retentirent dans le corridor qui tournait autour de l’appartement, et ces pas s’approchèrent, pénétrèrent dans le salon et s’arrêtèrent dans la chambre à coucher. Était-ce un domestique ? Était-ce Rocambole lui-même ?

Cette dernière hypothèse était peu probable, puisque, le matin, son concierge avait dit à Venture que M. Frédéric était parti pour un voyage de huit jours.

Venture n’en demeura pas moins immobile, retenant son haleine et serrant le manche de son poignard. Il était décidé à se défendre et même à tuer l’importun qui le troublait ainsi dans ses recherches, si cet importun venait à le découvrir ; mais il avait pris, en même temps, la résolution de se tenir tranquille jusqu’à la dernière extrémité. Les pas allèrent et vinrent pendant environ dix minutes dans la chambre à coucher, et Venture entendit même ouvrir une porte qu’il n’avait sans doute pas remarquée, et qui était celle d’un cabinet de toilette dans lequel Rocambole serrait ses nombreux travestissements.

De l’endroit où il était blotti, il était tout à fait impossible à Venture de voir dans la chambre à coucher, et, par conséquent, de savoir quel était le personnage à qui il avait affaire. Mais bientôt les pas se rapprochèrent de lui, et un rayon de clarté vint se briser sur la glace du fumoir.

Un homme entra. Cet homme était élégamment et simplement vêtu, et Venture le regarda avec une certaine curiosité. C’était et ce n’était pas Rocambole. C’est-à-dire qu’en ce moment notre héros, car c’était lui, était si bien redevenu marquis de Chamery, qu’il était méconnaissable pour Venture, qui ne se souvenait exactement que de Rocambole. La mère Fipart seule aurait pu reconnaître à de légers signes, à d’imperceptibles lignes de sa physionomie, son fils d’adoption.

Mais s’il ne reconnut pas en lui Rocambole, non plus qu’il ne l’avait reconnu dans John le palefrenier, en revanche Venture se dit : – J’ai déjà vu ce monsieur quelque part. Et il y a de cela quinze jours, dans le faubourg Saint-Honoré… un jour de pluie… il m’a demandé du feu.

Ce souvenir fut pour Venture cette étincelle qui met le feu à une traînée de poudre et fait sauter un baril.

– Corbleu ! pensa-t-il, c’est ce jour-là même que j’ai trouvé une lettre signée sir Williams, que j’ai trouvé sur les buttes, par une nuit noire, maître Rocambole, qui m’a fait partir pour l’Espagne, et qui m’a dit : « Tu me reconnais à la voix, mais bien certainement tu ne me reconnaîtrais pas autrement. Je me suis fait une autre tête… »

Et Venture ajouta :

– Si c’était lui !

À cette dernière réflexion, Venture tira de sa poche l’un de ses pistolets, appuya son doigt sous la détente de manière à étouffer le bruit de la noix et l’arma lentement.

Le marquis de Chamery allait et venait par le fumoir, cherchant un objet quelconque et ne le trouvant pas.

Il prit un cigare sur la cheminée et l’alluma. Puis il s’approcha de la bibliothèque :

– Je ne serais pas fâché, murmura-t-il à mi-voix, de relire un peu la lettre de monseigneur l’évêque de Saragosse.

Cette voix, que Rocambole n’avait pas pris la peine de modifier par une légère accentuation anglaise, fit tressaillir Venture.

– C’est lui, se dit-il, c’est bien lui. Si ce n’est pas sa figure ; c’est sa voix…

Et Venture, froid et calme comme le sont les bandits d’une certaine trempe, éleva son pistolet, et, à travers la solution de continuité des rideaux, il ajusta Rocambole entre les deux yeux.