XXVII
Rocambole, l’oreille collée aux fentes de la trappe, entendit d’abord d’horribles blasphèmes, puis le clapotement de l’eau que Venture, qui nageait au milieu de cette nuit noire, battait à la fois de ses pieds et de ses mains. Le brigand jurait et criait ; mais ses cris et ses blasphèmes, assourdis par le peu de sonorité des voûtes de la cave, montaient si faiblement jusqu’à Rocambole, que celui-ci jugea tout de suite qu’il était impossible qu’ils fussent entendus du dehors. Venture cria, jura et nagea pendant environ dix minutes, puis le bruit cessa un instant.
– Tiens ! dit Rocambole, il vient de trouver l’échelle et il s’y cramponne.
Mais, presque aussitôt, un cri plus terrible, plus strident que les autres, se fit entendre, et, en même temps, comme la chute d’un corps qui retombe lourdement à l’eau après en être un moment sorti.
Puis… plus rien !
– Zampa l’a tué raide, pensa l’élève de sir Williams. Il aura trouvé le bon endroit. Allons ! un de moins…
Et Rocambole écouta encore ; mais le plus profond silence régnait à présent dans la cave.
Maman Fipart avait quitté son grabat et s’était traînée jusqu’à la trappe.
– Eh bien ? demanda-t-elle.
– Je crois qu’il est mort.
– Tu crois ?
– Je n’entends plus rien.
En effet, quelques minutes s’écoulèrent encore, puis une voix monta des profondeurs de la cave. C’était la voix de Zampa.
– Il a son compte ! Laissez-moi remonter, disait le Portugais.
– Allume ta lanterne, maman, dit Rocambole.
La vieille tira ses allumettes de sa poche, les frotta sur le carreau et se procura à l’instant de la lumière.
Alors Rocambole souleva la trappe, qui était fort lourde, du reste.
– Viens donc voir, maman, dit-il.
Il mit un pied sur l’échelle, se pencha et tendit la lanterne à Zampa. Soudain, la cave se trouva éclairée, et, grâce à cette clarté, Rocambole et maman Fipart purent voir le corps inanimé de Venture qui flottait sur l’eau rougie de son sang.
– Ah ! le brigand ! murmura de nouveau maman Fipart, quand je pense qu’il voulait te faire raccourcir !
– Peuh !… répondit Rocambole, ce n’est pas pour cela que je l’ai envoyé ad patres, maman.
– Et pourquoi donc, mon chéri ?
– Mais, dame !… parce qu’il était au courant de mes affaires, ce qui me gênait.
Maman Fipart frissonna.
Elle se trouvait à genoux sur le bord de la trappe, et, comme si elle eût eu un pressentiment, elle voulut se relever. Mais Rocambole, plus leste et plus prompt, lui posa les deux mains sur les épaules et la maintint à genoux.
– Regarde donc ton ami, maman, dit-il. Il est bien mort, hein ?
– Je le crois.
Maman Fipart prononça ces mots avec un léger tremblement et voulut de nouveau se relever.
– Mais reste donc là que je te parle, fit Rocambole d’une voix câline.
Et il ramena ses deux mains des épaules au cou ridé de la vieille. Puis il continua :
– Faut avouer que tu as eu de la chance tout de même, l’autre jour, d’être repêchée comme ça, hein ?
Et Rocambole arrondit ses deux mains autour du cou de maman Fipart et en fit un étau.
– Aïe ! cria la vieille, qu’est-ce que tu fais ?
– Tais-toi donc, laisse-moi rire…
– Mais… tu… m’étrangles !…
– Parbleu ! répondit le bandit d’un ton cynique, et je te garantis bien qu’il n’y a pas dans ta cave le moindre ravageur pour te repêcher cette fois…
Et Rocambole serra le cou de la vieille, qui ne put même jeter un cri, et il cria à Zampa :
– Tiens ! sauce-la-moi proprement et qu’elle boive un bon coup d’eau douce, elle qui aimait tant l’eau-de-vie…
Puis il précipita maman Fipart dans la cave.
Cette fois la vieille était bien étranglée, et le froid de l’eau ne la fit point revenir.
– C’est une habitude à prendre, murmura Rocambole, qui regarda froidement le corps de sa mère adoptive qui flottait à côté du cadavre de Venture.
Zampa, accroupi sur son échelle, tenait toujours la lanterne.
– Eh bien ! voilà qui est fait, lui dit Rocambole. Vous pouvez remonter, à présent, monsieur l’intendant.
Zampa eut un frisson de joie et il commença son ascension, son couteau aux dents, s’aidant d’une main pour rencontrer les degrés de l’échelle, tenant la lanterne de l’autre. Bientôt son corps sortit à moitié de la trappe, et, pour remonter plus vite, il posa sa lanterne sur le bord et se prit à l’échelle des deux mains.
Rocambole était derrière lui, et, en ce moment, Zampa, tout occupé de ne point se laisser choir et de poser ses deux pieds solidement sur le seuil du taudis de feu maman Fipart ; en ce moment, disons-nous, Zampa entendit l’élève de sir Williams qui lui disait d’une voix railleuse :
– Ah çà ! mais vous êtes donc tous bêtes ?
Et soudain, il reçut un coup de poignard dans le dos, entre les deux épaules, jeta un cri, cessa de se cramponner à l’échelle, et tomba dans le gouffre qui déjà avait englouti deux cadavres.
Alors Rocambole retira l’échelle et laissa retomber la trappe.
– Je ne sais si tu es mort, murmura-t-il, mais dans tous les cas, si tu ne péris pas de mon coup de poignard, tu auras le temps de te noyer. L’échelle n’est plus là pour t’aider à sortir.
Rocambole prononça cette oraison funèbre sans trop d’émotion, souffla sa lanterne et se dirigea vers la porte qu’il ouvrit avec précaution.
La nuit était noire ; il tombait un léger brouillard bien froid et bien pénétrant, et la cité des chiffonniers était déserte. Rocambole put en sortir sans rencontrer personne.
– Ce petit drame ne manque ni d’intérêt ni de terrible ! murmura-t-il en s’en allant, et je vais faire rire sir Williams jusqu’aux larmes en lui racontant l’histoire de ces trois imbéciles : Venture qui se croyait nécessaire ; maman Fipart qui croyait à ma pitié filiale ; Zampa, qui s’était figuré qu’il me serait agréable, lorsque je serais l’époux de Conception, d’avoir pour intendant un drôle comme lui. Fi donc !
Le faux marquis de Chamery regagna Paris à pied, et alla changer de costume rue de Surène. Ses gens l’attendaient à la porte. Redevenu l’homme élégant qui faisait courir, l’imposteur remonta dans sa voiture et dit au cocher :
– Touche à l’hôtel !
Mais, en passant près de la Madeleine, il leva les yeux vers son cercle, et jugea, à la clarté qui brillait derrière les rideaux des croisées du grand salon, que la réunion devait être nombreuse.
Il ordonna au cocher d’arrêter et mit pied à terre :
– J’ai assez travaillé comme cela depuis deux ou trois jours, se dit-il, et je ne vois aucun inconvénient à me distraire un peu. Allons jouer au baccara.
Le misérable, qui venait de commettre un triple assassinat, gravit l’escalier du cercle en fredonnant un air d’opéra et entra dans le grand salon de jeu, le visage insouciant et calme et un sourire aux lèvres, comme un honnête sportsman qui n’a jamais éprouvé de plus violent chagrin que la perte d’un pari aux courses de La Marche. Mais une chose l’étonna tout d’abord et le fit arrêter sur le seuil.
Une vingtaine de membres du cercle entouraient la table du chemin de fer, et cependant on ne jouait pas… Les pontes avaient leur or devant eux, le banquier tenait les cartes et ne les battait point. On causait autour de la table, et les visages soucieux et attristés des convives frappèrent le faux marquis.
– Tiens ! voilà Chamery, dit-on en le voyant entrer.
Rocambole se fit un front impassible et s’approcha de la table de jeu en souriant.
– Est-ce que vous manquez d’argent, messieurs, dit-il, ou bien le banquier a-t-il une de ces veines qu’on n’ose braver ?
Mais un des joueurs répondit :
– Ce n’est point cela, marquis, nous avons tous de l’argent, et le banquier n’a pas de chance.
– Alors, pourquoi ne jouez-vous pas ?
– Parce que nous venons d’apprendre une nouvelle terrible…
– Plaît-il ?
– Et qui nous a foudroyés.
– De quoi s’agit-il donc ?
– Vous connaissez Château-Mailly ?
– Le duc ? Oui.
– Eh bien ! il est mort.
– Vous plaisantez !
– Nullement.
– Ah çà ! dit le faux marquis avec calme, à moins qu’il n’ait eu une apoplexie ou qu’il n’ait été tué en duel…
– Ni l’un ni l’autre, il est mort.
– Mais… de quoi ?
– Du charbon.
– Du charbon ? une maladie de cheval ?
– Précisément.
– Mais c’est impossible !… absurde !…
– C’est vrai.
Le faux marquis haussa les épaules.
– On ne meurt du charbon, dit-il, que lorsqu’on est palefrenier ou équarrisseur.
– Vous vous trompez…
– Et le duc n’était ni l’un ni l’autre.
– Oui, mais il avait un cheval qu’il aimait, un cheval arabe.
– Ibrahim ?
– Justement.
– Eh bien ?
– Ibrahim a été pris du charbon. Le duc, qui s’était fait, hier matin, une légère piqûre à la main, a eu l’imprudence de caresser son malheureux cheval…
– Et il est mort ?
– Comme vous le dites.
– Mais quand ?
– Ce soir, il y a deux ou trois heures.
Et l’on raconta à Rocambole ce qui était arrivé, et ce qu’il savait mieux que personne.
Le faux marquis de Chamery écouta attentivement en donnant les marques de la plus vive émotion ; il vanta le caractère chevaleresque de M. de Château-Mailly, déplora de voir un si beau nom s’éteindre, une fortune presque princière passer à des collatéraux éloignés. Enfin Rocambole s’éleva si bien à la hauteur de son rôle que le vrai marquis de Chamery n’eût pas fait mieux. Puis il s’esquiva, remonta en voiture et rentra chez lui. Là, une surprise agréable attendait le bandit : c’était une lettre arrivée dans la soirée.
Cette lettre était de Conception et ne contenait que quelques lignes.
La jeune Espagnole disait :
« Mon ami,
« J’ai le cœur ivre de joie ! Hâtez-vous d’accourir, venez au château du Haut-Pas… vous pourriez bien en ramener la marquise de Chamery. »
– Oh ! oh ! s’interrompit Rocambole, est-ce que décidément ma future aurait travaillé de son côté aussi bien que moi du mien ?
Et Rocambole continua à lire :
« Vous aviez fait vos confidences à votre sœur, mon ami.
« Ceci, après m’avoir embarrassée un peu, d’abord, je vous l’avoue, car je n’ai pu m’empêcher de rougir ; ceci, dis-je, a bien avancé nos chères petites affaires.
« La vicomtesse a, pardonnez-moi le mot un peu vulgaire, littéralement ensorcelé mon père. Ce matin, ils ont fait une longue promenade ensemble dans le parc, tandis que M. d’Asmolles conduisait en tilbury ma mère qui voulait voir une cascade située à deux lieues du château.
« J’étais de ce petit voyage.
« Quand nous sommes revenus, mon père était tout songeur, mais sans tristesse. Que lui a dit la vicomtesse ? Je l’ignore. Mais, pendant le déjeuner, mon père a parlé de vous ; il a paru écouter avec plaisir le récit de vos exploits dans l’Inde anglaise ; ensuite il a fait plusieurs questions sur la famille des Chamery, sur son ancienneté, sur ses alliances… Mais quand il a appris qu’un de vos ancêtres, le premier baron de Chamery, avait assisté à la seconde croisade, et avait été fait comte par Philippe-Auguste, il n’a pu s’empêcher de dire :
« – Mais voilà de la belle et vieille roche !
« Ces paroles me sont allées au cœur. Ah ! mon ami, je n’ai jamais été si heureuse…
« – Pourquoi le marquis ne vous a-t-il point accompagné ? a-t-il demandé à M. d’Asmolles.
« – Mon Dieu ! lui a répondu celui-ci, parce qu’il avait à régler quelques affaires relatives à notre succession.
« Mon père a dit encore :
« – Mais il a, je crois, une assez belle fortune.
« – Oh ! a répondu négligemment le vicomte, il a de quoi vivre honorablement : soixante-quinze mille livres de rentes.
« – En terres ?
« – Oui, monsieur le duc.
« – Mais, a dit mon père, cela fait au moins trois millions.
« – À peu près…
« Mon père est redevenu songeur et on a parlé d’autre chose.
« Moi, après le déjeuner, je suis venue m’enfermer dans ma chambre, d’où je vous écris tout cela.
« Venez, mon ami, venez vite…
« CONCEPTION. »
– Hé ! hé ! murmura Rocambole quand il eut achevé sa lecture, je crois que ma brune fiancée a raison. Elle pourrait bien revenir du Haut-Pas marquise de Chamery… Allons consulter mon oncle !
Et il monta chez sir Williams.
L’ex-baronnet s’était si bien incarné par la pensée dans son élève, qu’il ressentait toutes les joies, toutes les peines qu’éprouvait Rocambole.
L’aveugle s’était mis au lit de bonne heure, mais il n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Il suivait par la pensée et pas à pas son cher élève dans cette aventureuse expédition où le jeune bandit allait se débarrasser à la fois de sa mère adoptive et de ses deux complices. Aussi le pas de Rocambole retentissant sur le parquet de sa chambre le fit-il tressaillir profondément.
Rocambole fredonnait. Cette bonne humeur dérida le front plissé de sir Williams, et le visage tout entier de l’aveugle traduisit énergiquement cette interrogation :
– Eh bien ?
– Eh bien ! dit Rocambole, l’affaire est faite. Ils sont flambés.
Sir Williams ferma la main, puis il releva trois doigts, ce qui voulait dire :
– Quoi ! tous trois ?…
– Tous trois, mon oncle.
Et Rocambole raconta la sanglante épopée qui venait de se dérouler à Clignancourt.
Sir Williams souriait avec bonhomie, comme s’il eût écouté le récit de Théramène ou un morceau de littérature choisi.
– Mais, poursuivit Rocambole, j’ai encore deux choses à t’apprendre.
– Voyons ? exprima l’aveugle par un clignement de ses yeux éteints.
– Château-Mailly est mort ce soir.
– Très bien ! fit sir Williams d’un signe de tête.
– Puis voici une lettre de Conception.
Et Rocambole lut à mi-voix la lettre qu’il venait de recevoir.
– Maintenant, dit-il, que faut-il faire, mon oncle ?
L’aveugle demanda son ardoise et écrivit : – Faire tes malles, demander des chevaux et partir au point du jour.
– Déjà ?
– Il ne faut pas que tu aies appris avant ton départ la mort du duc.
– Tiens ! c’est assez prudent.
– Ensuite, écrivit sir Williams, je suis du voyage.
– Toi ?
– Parbleu ! il faut bien que je signe à ton contrat de mariage.
– C’est un honneur pour moi, dit Rocambole en ricanant.
– Et puis, écrivit encore l’ex-baronnet, j’ai le pressentiment que si je n’étais pas là, tu ne te marierais pas.
– Tu crois ?
– Mon bon ami, ajouta sir Williams en soulignant chaque mot, rappelle-toi bien ceci, et tâche de le graver en lettres de feu dans ta mémoire, je suis le génie qui préside à ta bonne étoile. Le jour où je ne serai plus là, cette étoile s’éteindra !
Tandis que les événements que nous venons de raconter se déroulaient à Paris, un autre événement avait lieu à Nice, qui devait exercer une influence directe et capitale sur le dénouement de cette histoire. C’était pour Nice, on s’en souvient, que la comtesse Artoff était partie, emmenant avec elle son malheureux époux frappé de folie. Elle avait loué là, hors de la ville, une jolie petite maison située au bord de la mer, cette mer bleue comme le ciel qu’elle reflète.
Un médecin de Paris, le docteur B…, avait accompagné le noble malade et lui prodiguait ses soins. D’après le système curatif du docteur B…, le comte devait voir le moins de monde possible et demeurer presque toujours en tête à tête avec sa femme.
Du reste, pendant le voyage, l’état du comte, sans subir aucune amélioration, s’était cependant modifié. Il était devenu plus calme, et son caractère facile et doux semblait avoir repris le dessus. Mais il persistait à se croire Roland de Clayet et non le comte Artoff. Puis il avait fini par se persuader que le comte avait répudié sa femme, et que la comtesse, éprise de lui, avait consenti à le suivre.
Le docteur B… habitait la maison du bord de la mer, il voyait son malade à toute heure, et, chaque jour, il se confirmait, hélas ! dans cette triste opinion que le comte était atteint d’une folie incurable. Cependant, il y avait en ce moment, à Nice, beaucoup d’étrangers, et, parmi eux, un officier de marine anglais qu’une grave blessure avait contraint de venir implorer l’influence salutaire du doux climat d’Italie.
Cet officier, qui avait longtemps servi dans l’Inde, avait rencontré plusieurs fois, depuis leur arrivée à Nice, le comte et la comtesse Artoff.
La comtesse donnait souvent le bras au pauvre fou et se promenait avec lui au bord de la mer.
Le bord de la mer était également la promenade favorite de l’officier blessé.
On avait fini par échanger des saluts, et un matin la comtesse fut très surprise de recevoir une lettre dans laquelle sir Edward, c’était le nom du marin, demandait à venir lui présenter ses respectueux hommages. Cette demande ne laissa pas que d’étonner beaucoup la comtesse, qui d’abord eut la pensée de refuser ; mais bientôt elle réfléchit qu’il s’agissait peut-être de quelque affaire importante, et elle se décida à répondre à l’étranger qu’elle consentait à lui accorder l’entretien qu’il sollicitait.
Le docteur était sorti pour une partie de pêche ; le comte était encore au lit. La comtesse se trouvait donc toute seule quand le marin se présenta chez elle. Elle l’introduisit dans un petit salon du rez-de-chaussée, s’assit et lui indiqua un siège.
– Madame la comtesse, dit sir Edward, peut-être excuserez-vous ma hardiesse quand vous saurez qu’elle a pris sa source dans un intérêt mystérieux, dans une sympathie soudaine que m’ont inspirés votre malheur et la folie de votre époux.
– Je vous remercie mille fois, monsieur, dit la comtesse, qui s’inclina et laissa errer sur ses lèvres un sourire triste.
– Madame, poursuivit le marin, une ville de bains de mer est toujours plus ou moins un foyer perpétuel d’anecdotes, de médisances, d’histoires altérées ou amplifiées. Chaque nouveau venu s’y trouve biographié dès le lendemain de son arrivée.
– Ah ! dit la comtesse, et j’ai eu sans doute ma biographie ?
– Oui, madame ; on s’est entretenu de vous dans les cercles ; vous y avez eu d’ardents défenseurs en même temps que des détracteurs.
– Oh ! fit Baccarat avec tristesse, l’opinion du monde m’est bien indifférente aujourd’hui, je vous jure.
– La folie du comte, reprit le marin, a été surtout l’objet d’une foule de commentaires. Un jeune secrétaire de l’ambassade, qui est arrivé hier de Paris, nous a rapporté des détails étranges… Il nous a dit… Pardon, madame, interrompit sir Edward, je voudrais que vous pussiez lire dans mon cœur et dans mon esprit. Vous y verriez que le plus profond respect et le plus ardent désir de vous êtes utile dictent seuls mes paroles.
– Parlez, monsieur, dit la comtesse, qui ne savait encore où son visiteur en voulait venir.
– M. Gaston de Lantil, l’attaché d’ambassade…
– Gaston de Lantil ? exclama la comtesse, mais il connaît beaucoup mon mari, ils étaient liés…
– Aussi, madame, poursuivit sir Edward, vous devez penser avec quelle respectueuse réserve il s’est exprimé sur vous et sur le malheur…
– Monsieur, dit la comtesse simplement en levant sur son interlocuteur un regard limpide et pur comme son âme, quoi qu’il en coûte à une femme comme moi d’être obligée de se défendre, permettez-moi un seul mot : j’ai été calomniée par un misérable ou par un fou.
– Je n’en ai jamais douté un seul instant, madame, répondit sir Edward ; mais laissez-moi vous parler de l’état de votre époux.
Baccarat tressaillit et regarda sir Edward.
– M. Gaston de Lantil, poursuivit le marin, nous a dit une chose qui nous a paru étrange.
– Qu’est-ce donc, monsieur ?
– Il nous a dit que la folie du comte Artoff, votre époux, s’était déclarée subitement.
– Oui, monsieur.
– Sur le terrain, et au moment où il allait croiser le fer.
– C’est parfaitement vrai.
– Que cette folie avait surtout consisté à lui faire croire qu’il était, lui, l’adversaire, tandis que ce dernier était lui-même le comte Artoff.
– Hélas ! monsieur, il le croit encore.
– Madame, murmura sir Edward, cette circonstance est d’autant plus étrange que votre mari se trouvait à Paris.
– Que voulez-vous dire ? fit Baccarat, surprise de cette remarque.
– La folie qui s’est manifestée chez le comte n’est point ordinaire.
– Le comte m’aimait, monsieur, et, convaincu de… mon…
– Arrêtez, madame, interrompit sir Edward, vous vous trompez.
– Croyez-vous, monsieur ?
– La folie instantanée et si bizarre du comte pourrait être attribuée à une tout autre cause.
– Que dites-vous ? s’écria la comtesse.
– À un empoisonnement.
– Oh ! fit Baccarat stupéfaite.
Sir Edward poursuivit :
– J’ai servi dans l’Inde ; j’ai passé environ un an à Java, et j’y ai pu voir les prodigieux effets d’une folie qu’on procure par un poison végétal qui croît dans cette île.
– Mais… monsieur…
– Les effets de ce poison se manifestent rapidement, et un signe très caractéristique de son inoculation, c’est la tendance qu’a tout de suite l’empoisonné à perdre sa propre individualité pour revêtir celle d’un autre !
– Mais ce que vous me dites là, s’écria la comtesse, est d’autant plus extraordinaire, monsieur, que mon mari n’est jamais allé dans l’Inde.
– Je le sais.
– Qu’à Paris il ne connaît personne qui puisse y avoir séjourné.
– Madame, dit gravement sir Edward, les gens qui ont pu vous calomnier sont, à mes yeux, capables de toutes les infamies, y compris celle d’empoisonner le comte.
– Mais alors, monsieur, s’écria Baccarat frissonnante, si cela était, si mon mari était… empoisonné… peut-être n’y aurait-il plus aucun remède ?…
– Ah ! dit sir Edward, j’étais à Paris le mois dernier, et j’y ai rencontré un homme qui s’est acquis, il y a quelques années, à Calcutta et à Chandernagor, une réputation merveilleuse.
– Et qui guérit la folie ?
– Surtout celle qui y a été contractée, soit sous l’influence des latitudes tropicales, soit à l’aide de toxiques recueillis sous ces latitudes.
– Oh ! parlez, monsieur, dit la comtesse avec animation, quel est cet homme ?
– C’est un mulâtre, un médecin né aux Antilles et qu’on nomme le docteur Samuel Albot. Si j’osais vous donner un conseil, dit sir Edward, ce serait de le consulter. Pourquoi ne l’appelleriez-vous pas auprès du comte ?
– Non, non, s’écria Baccarat, le faire venir serait trop long ; j’aime mieux aller à Paris.
– Cela vaut mieux encore, dit sir Edward.
– Monsieur, murmura la comtesse Artoff en prenant les mains de l’officier anglais, si le dévouement sans bornes d’une pauvre femme calomniée pouvait payer l’intérêt que vous voulez bien me témoigner, oh ! je vous en supplie, ajouta-t-elle avec des larmes dans la voix, ne repoussez pas celui que je vous offre.
– Madame, dit sir Edward, partez pour Paris, consultez Samuel Albot, n’hésitez pas à lui confier le comte. S’il est un homme au monde qui puisse le guérir, assurément, c’est lui !
Et l’officier baisa respectueusement la main de Baccarat, ajoutant :
– Me permettez-vous un dernier conseil ?
– Je vous le demande en grâce.
– Les médecins sont jaloux de leur art, ils croient quelquefois trop en eux-mêmes et pas assez en la science des autres. Prenez un prétexte pour retourner à Paris.
– Je vous comprends, dit la comtesse. Le docteur B… ne saura point que j’ai consulté le docteur Samuel.
Sir Edward salua une dernière fois et se retira.
Le lendemain, le comte et la comtesse Artoff quittaient Nice en chaise de poste. Pour aller plus vite, la comtesse semait l’or sur sa route. Trois jours après, elle arriva à Paris par le chemin de fer de Lyon. Elle avait quitté sa chaise de poste dans cette dernière ville.
Tandis que la comtesse Artoff et son mari se dirigeaient rapidement vers Paris, l’auteur involontaire de tous leurs malheurs, M. Roland de Clayet, se disposait à partir pour la Franche-Comté, où son oncle, le chevalier de Clayet, venait de mourir subitement. Cet événement était arrivé, du reste, en temps assez opportun pour le jeune fat, à qui le séjour de Paris était devenu assez désagréable depuis son duel avec le comte Artoff.
Roland avait beaucoup compté sur la popularité éphémère qu’allait lui acquérir l’affaire scandaleuse dont il avait été le héros. Mais Roland s’était trompé. Sa popularité avait pris un caractère odieux du jour où on avait appris la folie du comte Artoff. Dans le monde même où il vivait, une réaction rapide s’était opérée, et, à part deux ou trois niais de la force du jeune M. Octave, tous ses amis n’avaient point tardé à lui rompre froidement en visière. On comprenait bien jusqu’à un certain point que Roland eût poursuivi la comtesse Artoff de son amour, mais on ne comprenait pas qu’il eût manqué de loyauté et de chevalerie au point de se vanter publiquement de sa bonne fortune. Le comte Artoff était aimé et estimé. Roland devait être, dès lors, méprisé et haï. Quelques salons honorables lui furent fermés ; quelques sportsmen qu’il rencontrait journellement à Madrid ou aux Champs-Élysées ne s’étaient nullement gênés pour lui faire de ces impertinences publiques qui font monter le rouge au visage, sans toutefois motiver une provocation. Au bout de quinze jours, Roland se demanda s’il se battrait avec la moitié de Paris ou s’il ferait un voyage. Ce dernier parti était beaucoup plus sensé et surtout beaucoup plus pratiquable que le premier. Roland se demandait donc où il irait, quand son oncle mourut à point pour le tirer d’embarras.
Le jour même où cette nouvelle funèbre lui arriva, M. de Clayet fit faire ses malles à son nouveau valet de chambre. L’ancien, c’est-à-dire celui que lui avait donné le faux marquis de Chamery, avait disparu le lendemain du jour où le comte Artoff était devenu fou ; et, afin de motiver suffisamment son éclipse, il était parti en volant une centaine de louis et quelques bijoux à son maître, le tout, d’après les conseils de Rocambole.
Or, Roland de Clayet, décidé à quitter Paris le soir même, Roland, disons-nous, ne voulut point partir sans aller serrer la main au jeune M. Octave, le seul ami qui lui fût resté fidèle. Il monta donc en voiture vers midi et ordonna à son cocher de le conduire rue de l’Oratoire.
Le coupé de notre héros, parti de la rue de Provence, longea les boulevards et prit la rue Royale. À l’entrée du faubourg Saint-Honoré, il fut arrêté par un embarras de voitures et Roland mit la tête à la portière pour se rendre compte du motif qui entravait ainsi sa marche. L’embarras de voitures avait pour cause première un conflit qui venait d’avoir lieu entre un omnibus et un fiacre. Le fiacre avait accroché l’omnibus, et les roues des deux voitures étaient si bien engrenées l’une dans l’autre, que les voyageurs étaient descendus. Une femme, qui était la propriétaire provisoire du fiacre, et qui manifestait une très vive émotion, se trouvait au milieu d’un groupe de curieux.
À la vue de cette femme, qui était vêtue fort élégamment, du reste, M. Roland de Clayet ne put réprimer un cri de surprise. C’était la comtesse Artoff ! Ou plutôt c’était cette femme qui ressemblait si parfaitement à Baccarat que Roland l’avait prise constamment pour elle.
La jeune femme, au cri poussé par Roland, tourna la tête et le reconnut. Roland salua.
Elle lui envoya un sourire et mit deux doigts sur sa bouche comme pour lui recommander le silence.
– Bon ! pensa Roland, c’est une comédienne habile. Son indignation n’était que jouée ; son départ, s’il a eu lieu, a été suivi d’un prompt retour, et elle m’aime encore !
Sans doute le jeune fat allait mettre pied à terre et offrir, en pleine rue, ses hommages et ses services à la prétendue comtesse, mais il n’en eut pas le temps.
La jeune femme arrêta un coupé vide qui passait dans la rue Royale, s’élança dedans, et dit au cocher assez haut pour que Roland l’entendît :
– Rue de la Pompe, 53, à Passy !
– Parbleu ! murmura Roland, je la retrouverai maintenant. Je sais le numéro de la maison où j’ai eu une entrevue avec elle…
Et comme les voitures recommençaient à circuler, son coupé se remit en marche et le déposa dix minutes après rue de l’Oratoire.
Quelques secondes plus tard, le jeune M. Octave était au courant de la rencontre.
– Que faut-il faire, selon toi ? demanda Roland.
– Partir.
– Pour la Franche-Comté ?
– Oui.
– Sans la revoir ?
– Parbleu ! elle n’a crié son adresse au cocher que pour que tu l’entendisses. Elle t’attendra ce soir, demain, et après-demain elle t’écrira.
– Tiens, fit le fat, c’est bien possible !
– Elle t’a souri, donc elle t’aime toujours.
– Je le crois, murmura Roland avec une modestie ridicule.
Et il suivit le conseil, car le soir, à huit heures, il montait dans un wagon de première classe du chemin de fer de Lyon.
Mais à la première station, c’est-à-dire à Villeneuve-Saint-Georges, l’express qui quittait Paris croisa celui qui s’y rendait.
Les deux trains s’arrêtèrent quelques secondes, et le regard distrait de Roland plongea dans un coupé de celui qui venait de Lyon. Et, comme le matin à l’entrée du faubourg Saint-Honoré, le jeune homme poussa un cri. Il venait d’apercevoir dans ce coupé le comte Artoff et Baccarat… Baccarat, qu’il croyait rue de la Pompe, à Passy, qu’il avait vue le matin en toilette de ville, et qu’il retrouvait le soir en costume de voyage, venant de Lyon.
– Ah çà, dit-il, est-ce que, comme le comte Artoff, je vais devenir fou ?
Et il ouvrit vivement la portière de son wagon et il s’élança sur la voie. Mais déjà le train qui se dirigeait sur Paris s’était remis en route.