XXVIII

– Allons, monsieur, en voiture ! vite, on part ! cria le chef de gare à Roland.

Mais Roland répondit, en proie à une vive émotion :

– Je ne pars pas.

– Plaît-il ? fit l’employé.

– Je retourne à Paris, dit le jeune homme avec fermeté.

Le conducteur du train avisa le chauffeur, un coup de sifflet se fit entendre ; le convoi partit, laissant Roland de Clayet en présence du chef de gare et des facteurs assez étonnés.

– Monsieur, dit Roland au chef de gare, je veux retourner à Paris.

– C’est facile, monsieur, voici un train omnibus qui vient de Montereau.

Et l’employé étendait la main vers l’horizon, où montait la fumée d’une locomotive.

Le train arriva ; Roland y prit place et revint sur Paris tandis que ses bagages allaient à Dijon. Le train entra en gare une demi-heure après l’express.

Roland courut à la salle où on délivre les bagages, dans l’espoir d’y trouver encore cette femme extraordinaire qui lui paraissait avoir le don d’ubiquité. Mais cette salle était déserte, tous les voyageurs de l’express étaient partis. Alors Roland eut une idée. Il s’adressa à un facteur et lui demanda où il pourrait trouver le chef du train direct qui venait d’arriver.

– Le voilà, tenez, répondit le facteur en désignant un jeune homme en uniforme qui fumait fort tranquillement en causant avec un chef de gare.

Roland alla vers lui et le salua.

– Monsieur, lui demanda-t-il, venez-vous de Lyon avec le train qui est arrivé ce soir ?

– Oui, monsieur, il y a quarante minutes, par l’express parti ce matin de Lyon.

– Avez-vous remarqué, dans un coupé, une jeune dame blonde, fort belle, entre deux messieurs ?

– Parfaitement, monsieur.

– Savez-vous son nom ?

– C’est la comtesse Artoff, qui revient de Nice avec son mari et son médecin.

– Monsieur, dit Roland avec émotion, je vois un ruban rouge à votre boutonnière et je vous crois un homme d’honneur.

– J’ai la prétention de l’être, monsieur, fit le chef de train, fort surpris de cet exorde.

– Eh bien ! monsieur, reprit le jeune homme, au nom des plus graves intérêts, j’ose dire les plus sacrés, dites-moi, sur l’honneur, si la comtesse Artoff est partie ce matin de Lyon.

– Je vous le jure, monsieur, je lui ai moi-même donné la main pour monter en wagon.

Roland oublia de remercier et même de saluer le chef de train, et il sortit de la gare comme un fou s’échapperait de Charenton. Il se jeta dans la première voiture de place qu’il trouva, et dit au cocher :

– Trois louis pour ta course et crève ton cheval s’il le faut, mais conduis-moi à Passy, ventre à terre.

– Quelle rue ? fit le cocher, suffoqué par la promesse des trois louis.

– Rue de la Pompe, 53.

Le cocher fit des merveilles, rossa son cheval à tour de bras et arriva à Passy en moins d’une heure.

Pendant le trajet, l’émotion de M. Roland de Clayet fut telle, qu’il se trouva dans l’impossibilité de lier deux pensées et fut dominé par une idée fixe : retrouver la femme qu’il avait vue le matin et la mettre en présence de celle qu’il venait d’apercevoir dans le train de Lyon.

La maison de la rue de la Pompe qui portait le numéro 53 était située entre cour et jardin, on s’en souvient. Roland descendit de voiture et sonna violemment à la porte. Une fenêtre s’ouvrit, une voix de femme demanda, inquiète :

– Qui est là ?

– Ouvrez ! dit Roland avec une impatience hautaine.

Et il sonna de nouveau.

Il était alors près de minuit. On hésita un moment ; mais comme Roland sonnait toujours, on se décida à ouvrir. Le cordon fut tiré de l’intérieur de la maison et la grille s’entrebâilla.

Roland pénétra dans la cour et reconnut sur-le-champ l’endroit où on lui ôtait son bandeau quand il arrivait. Une femme de chambre, la même que Rebecca avait à son service lorsque Roland était aimé d’elle, accourut à demi vêtue, reconnut le jeune homme et lui dit :

– Madame n’y est pas !

– Si elle n’y est pas, je l’attendrai.

– Elle ne rentrera pas.

– Ma petite, dit froidement Roland, choisis : ou m’introduire sur-le-champ auprès de ta maîtresse et gagner dix louis, ou bien me suivre chez le commissaire de police qui te fera subir un léger interrogatoire.

La soubrette eut peur.

– Ma foi ! dit-elle, Madame me chassera peut-être, mais je me recommande à la bonté de monsieur. Venez, je vais vous introduire.

Roland suivit la femme de chambre.

Celle-ci le conduisit au premier étage, lui fit traverser le salon et l’introduisit dans ce même boudoir bleu et blanc où la fausse comtesse Artoff l’avait reçu si souvent. Rebecca, en peignoir de velours, dormait sur un canapé et n’avait point été réveillée par le bruit de la sonnette agitée à tour de bras par Roland.

– Madame a le sommeil dur, dit tout bas la soubrette.

– Laisse-moi, répondit Roland.

Et, d’un geste impérieux, il la congédia.

La soubrette sortie, M. de Clayet appuya la main sur l’épaule de la jeune femme, qui s’éveilla en sursaut et laissa échapper un geste de surprise et presque d’effroi à la vue de son nocturne visiteur.

– Vous ! dit-elle.

– Moi, répondit froidement Roland.

Rebecca bondit et se trouva sur ses pieds.

– Comment ! dit-elle en fronçant le sourcil, vous osez venir ici ?

– Sans doute.

– Sans ma permission ?

– Ma chère belle, répliqua Roland d’un ton dégagé, vous avez eu la faiblesse, ce matin, de me donner votre adresse.

– Moi ?

– Mais sans doute. Vous avez crié assez fort pour que je l’entendisse, au cocher de votre voiture : « À Passy, 53, rue de la Pompe. »

– Eh bien ! fit Rebecca avec cynisme, c’est fort gentil à vous d’être venu ; et puisque vous êtes là, asseyez-vous, mon petit.

Ce ton trivial achevait de confondre Roland.

– Madame la comtesse Artoff, dit-il, pourriez-vous me donner des nouvelles de votre mari ?

– Il est toujours fou.

– Ah !…

– Et je l’ai envoyé à Nice.

– Doit-il y rester longtemps ?

– Dame ! fit Rebecca à tout hasard, ça dépend de son médecin.

– Eh bien ! dit Roland, il paraît que son médecin a décidé que le séjour de Nice ne lui valait rien.

– Bah !

– Et il est revenu ce soir.

– Qui ? mon mari ?

– Non… le comte Artoff ; et il était accompagné de sa femme, la vraie comtesse Artoff, acheva froidement M. de Clayet.

Si audacieuse que fût Rebecca, elle ne put se maîtriser complètement et changea de couleur, devenant rouge et pâle tour à tour.

Alors Roland la regarda fixement.

– Ma petite, lui dit-il, l’heure des mystifications et des plaisanteries est passée. Tu n’es pas la comtesse Artoff ; mais comme je ne sais pas qui tu es, il faut me le dire.

Sans doute que le regard de Roland fut terrible en ce moment, car Rebecca eut un léger frisson et essaya de se soustraire à l’étreinte du jeune homme.

– Allons, parle, dit-il d’un ton de menace.

Le naturel hardi, moqueur et cynique de l’ancienne étudiante reprit le dessus.

Elle partit d’un éclat de rire, regarda Roland à son tour et employa une qualification non moins triviale que répandue dans un certain monde et qui sert à désigner un imbécile, ou tout au moins une dupe.

– Serin, va ! dit-elle, riant toujours.

Ce mot fut pour Roland un vrai coup de tonnerre et lui fit comprendre à l’instant quel rôle odieux et ridicule il avait joué et combien il avait dû être bafoué par ses mystificateurs inconnus.

Il eut un accès de rage.

– Misérable !… s’écria-t-il hors de lui, tu vas me dire ton vrai nom ou je te tue !

Et ses deux mains enlacèrent le cou blanc et frêle de la jeune femme.

– Je me nomme Rebecca ! répondit-elle un peu émue, mais sans rien perdre de sa présence d’esprit.

– Qui es-tu ?

– Une fille de Paris.

– Qui t’a poussée à me mystifier, à jouer le rôle de comtesse, à m’écrire sous son nom, enfin ?

– Un homme que je ne connais pas.

– Tu mens !

– Non… je vous jure…

– Eh bien ! dit Roland, si cela est ainsi, tant pis pour toi, car je vais te tuer…

Et il lui serra le cou.

– Grâce ! balbutia-t-elle, je dirai tout… Mais, je vous le jure, je ne sais pas son nom. Il m’a rencontrée un soir, il m’a emmenée dans une rue et dans une maison qui m’étaient inconnues ; puis, le lendemain, il m’a logée ici et m’a dit : « Tu te nommes désormais la comtesse Artoff. »

– Eh bien ! s’écria Roland, tu lui diras tout cela.

– À qui ?

– À la comtesse Artoff.

La jeune femme eut le frisson.

– Non, non ! dit-elle, jamais.

Mais comme elle prononçait cette dénégation, l’œil de Roland se fixa sur la tablette de la cheminée. À côté de la pendule était un couteau, un joli couteau à fruit, dont la lame était pointue et le manche en vermeil. Le jeune homme s’en saisit et l’appuya sur la poitrine de Rebecca.

– Ma petite, lui dit-il, tu vas venir avec moi.

– Où ? fit-elle avec effroi.

– À Paris…

– Mais vous êtes fou… à cette heure !…

– Sur-le-champ, et prends garde ! Sur ma parole d’honneur, je suis homme à te tuer…

Le regard qui jaillit des yeux de Roland était de nature à épouvanter la jeune femme.

– Je ferai ce que vous voudrez, murmura-t-elle en tremblant.

– Viens, en ce cas.

Un châle traînait sur un siège ; Roland le jeta sur les épaules de Rebecca, et, gardant toujours son couteau à la main, il la prit par le bras et la força à sortir du boudoir.

Roland n’avait point renvoyé sa voiture. Le cocher, qui était loin de se douter qu’une scène assez dramatique se déroulait dans la maison où Roland venait d’entrer, s’était allongé sur son siège et s’était fort paisiblement endormi.

La soubrette était très émue, et quand elle vit passer sa maîtresse toute tremblante au bras de Roland pâle de colère, elle ne put que balbutier :

– Madame rentrera-t-elle cette nuit ?

– C’est probable, dit Roland, qui fit traverser la petite cour à Rebecca, éveilla le cocher et lui dit :

– Rue de la Pépinière, à l’hôtel Artoff. Un louis de plus si tu vas rondement.

Il fit monter la jeune femme et s’assit auprès d’elle.

La perspective de se trouver en présence de celle dont elle avait porté le nom et joué le rôle épouvantait plus Rebecca que les menaces de Roland, pour lequel elle avait un souverain mépris. Mais comme Roland était le plus fort en ce moment, elle devait le suivre bon gré mal gré.

– Ma foi, lui dit-elle, tandis que le coupé se mettait en route, tant pis pour mon protecteur ; voici quinze jours que je ne l’ai vu. Il m’a peut-être oubliée.

– De quel protecteur parles-tu ? demanda Roland.

– Eh bien ! du monsieur.

– Quel monsieur ?

– Celui qui m’a logée ici pour y jouer le rôle de comtesse.

– Ah ! tu ne l’as pas vu depuis quinze jours ?

– Non. Il m’a laissé trois billets de mille francs pour mon mois. Le terme est payé. Je ne me suis pas trop inquiétée d’abord, parce qu’il m’a dit qu’il avait un petit voyage à faire ; mais il pourrait bien se faire que je fusse lâchée d’un cran, comme il dit.

– Et comment était-il, ce protecteur ?

– Assez grand, mince, avec de petites moustaches blondes.

– Quel âge pouvait-il avoir ?

– Dans les vingt-huit ans.

– Et tu ne sais pas comment il s’appelle ?

– Non.

– Où il demeure ?

– Pas davantage. Je n’ai pu reconnaître la rue où il m’avait conduite ce soir-là. Seulement ça devait être aux environs de la Madeleine.

Alors, pressée par Roland, Rebecca conta petit à petit l’histoire entière de cette comédie odieuse et terrible dont elle avait été le principal instrument, elle n’omit aucun détail, aucune lettre reçue ou écrite. Seulement elle ne pouvait parvenir à définir Rocambole d’une manière assez complète pour que Roland le reconnût. D’ailleurs, Roland aurait accusé tout Paris avant de soupçonner le marquis de Chamery, beau-frère de M. d’Asmolles, qui avait été son meilleur ami.

Le coupé de remise arriva rue de la Pépinière.

Pour éviter les exclamations de surprise des valets à la vue de Rebecca, Roland lui fit baisser son voile et sonna ensuite à la petite porte de l’hôtel.

Le suisse, au lieu de tirer le cordon du fond de sa loge, vint ouvrir lui-même, fort étonné d’une visite à pareille heure, et demeura interdit à la vue d’un homme et d’une femme inconnus.

– Mon ami, dit Roland, madame la comtesse est arrivée ce soir ?

– Oui, monsieur.

– Est-elle couchée ?

– Non, monsieur, elle est sortie.

– À deux heures du matin ?

– Oui, monsieur.

– C’est bien. Laissez-moi entrer, je l’attendrai.

Roland avait aperçu de la lumière aux diverses croisées du premier étage de l’hôtel. De plus, il voyait des valets aller et venir par la cour.

– Germain ! cria le suisse à l’un d’eux.

Germain s’approcha.

– J’ai besoin de voir la comtesse Artoff, dit Roland ; il s’agit pour elle et pour moi des plus graves intérêts, et puisqu’elle est sortie, dussé-je l’attendre dans la rue…

– Ma foi, monsieur, dit le valet, madame la comtesse n’a point défendu sa porte, et bien qu’il soit deux heures du matin, je vais vous introduire au salon.

Le ton impérieux et ému tout à la fois de M. de Clayet en avait imposé au valet. Il conduisit Roland au salon du rez-de-chaussée de l’hôtel et l’y installa. Rebecca avait toujours son voile baissé.

Quelques minutes après, on entendit le roulement d’une voiture et le bruit de la porte cochère dont on ouvrait les deux battants. C’était la comtesse qui rentrait.

D’où venait-elle donc à cette heure ?