XVI

Avant de savoir quel devait être le fruit de l’observation de Rocambole, racontons ce qui était advenu à notre héros pendant la nuit précédente.

Après son dîner, M. le marquis de Chamery était monté, on s’en souvient, chez sir Williams. L’aveugle lui avait adressé à brûle-pourpoint cette question : – Sais-tu ce que c’est que le charbon ?

– Parbleu ! avait répondu Rocambole, c’est une maladie incurable qui se manifeste ordinairement chez les races bovine et chevaline.

– Et dont meurent les hommes, avait ajouté sir Williams.

Rocambole reprit :

– Pourquoi me fais-tu cette question, mon oncle ?

– Tu vas voir…

Et l’aveugle écrivit :

– Tu vas prendre une épingle sur la pelote de ton cabinet de toilette…

– Bien.

– Tu l’enfermeras dans une boîte bien hermétiquement close.

– Très bien.

– Puis, demain matin, au point du jour, tu iras te promener du côté de Montfaucon.

– Après ?

– Tu trouveras bien certainement à la voirie un cheval mort du charbon.

– À quoi le reconnaîtrai-je ?

Sir Williams haussa les épaules et l’ardoise répondit :

– Les équarrisseurs qui avoisinent la voirie dépècent tous les chevaux, même ceux qui ont été morveux, mais ils se gardent bien de toucher à ceux qui ont succombé au charbon.

– Ceci est un renseignement.

– Si tu trouves un cheval respecté par l’équarrisseur, tu peux te risquer.

– À quoi ?

– Tu visiteras soigneusement tes mains et t’assureras qu’elles n’ont aucune écorchure.

– Et puis ?

– Et puis tu enfonceras ton épingle dans le corps du cheval, tu l’y laisseras séjourner quelques secondes, et ensuite tu la replaceras dans sa boîte.

– Hum ! murmura Rocambole, je crois que je comprends.

– Pas du tout.

– Que ferai-je donc de l’épingle ?

– Tu entreras demain chez M. de Château-Mailly.

– Faut-il le piquer avec ?…

Sir Williams haussa les épaules pour la seconde fois et écrivit :

– Quand tu seras chez le duc depuis une heure, tu sauras quel est son cheval favori.

– Parbleu !

– Alors tu prendras l’épingle et tu le piqueras légèrement sous le ventre.

– Pourquoi le cheval et non le maître ?…

– Parce que, écrivit sir Williams, j’ai mon idée… et qu’elle est bonne…

– C’est bien, dit Rocambole, je commence à m’y habituer. Tu me fais agir comme un automate ; mais je te pardonnerai si j’épouse Conception.

– À moins que je ne meure, tu l’épouseras.

– Est-ce tout ce que tu as à me dire ?

Sir Williams hocha affirmativement la tête.

Rocambole tira sa montre.

– Sais-tu, lui dit-il, que c’est assez dangereux de s’en aller en plein jour à Montfaucon ? Si j’y allais ce soir… il n’est que dix heures, je ne vais jamais chez Conception avant minuit ; j’ai bien le temps.

– Comme tu voudras.

Le faux marquis laissa sir Williams, demanda son coupé et se fit conduire rue de Surène. Là il prit, comme l’avait recommandé sir Williams, une petite boîte en carton qui avait renfermé une bague, puis une grosse épingle en cuivre sur sa pelote. Après quoi, il se déshabilla et revêtit un costume complet de laquais. Pendant qu’il accomplissait ce déguisement sous lequel il devait se présenter chez Conception, Rocambole se livra à une fructueuse méditation sur les moyens d’aller à Montfaucon et d’en revenir avec le germe du terrible mal.

– Bon ! se dit-il, le prétexte est fameux.

Il ressortit de la maison de la rue de Surène par l’entrée opposée où il avait laissé son coupé, si bien que ses gens purent croire qu’il y était toujours. Puis il gagna le faubourg Saint-Honoré, accosta un cabriolet de remise, dit au cocher sans aucun préambule :

– Savez-vous où est Montfaucon ?

– Oui, répondit le cocher, c’est là que mon pauvre gris est allé finir ses jours.

– Qu’est-ce que votre gris ?

– Un fameux cheval, allez, qui s’est cassé la jambe montoir il y a une quinzaine, sur le macadam, un jour de pluie.

– Et on l’a abattu à Montfaucon ?

– Précisément. Vous allez à Montfaucon ?

– Oui.

– Tiens ! fit le cocher, la drôle d’idée…

– Oh ! dit Rocambole en montant dans le cabriolet, elle est bonne mon idée, vous allez voir.

Le cocher avait examiné son homme, et, vu le costume, il demeura persuadé qu’il avait affaire à un domestique de grande maison.

– Je vais vous la conter, mon idée, reprit Rocambole, tandis que le cocher poussait son cheval, et si vous me menez un joli train, je ne regarderai pas au pourboire.

– Voyons, dit le cocher, qui fit claquer son fouet.

– Il faut vous dire, continua le prétendu laquais, que moi aussi, je suis cocher.

– Avec cette différence que je conduis une rosse et vous des chevaux de sang.

– Justement ; je suis chez le baron de Collimon, vous savez, avenue Victoria.

Le cocher ne savait pas du tout, attendu que Rocambole inventait ce baron-là ; mais il répondit néanmoins :

– Ah ! oui, un vieux… décoré… qui conduit un phaéton, avec des chevaux gris ?

– Précisément. Vous avez dû me voir avec lui.

– C’est possible.

– Eh bien ! reprit Rocambole, c’est pour un de ces chevaux gris que je vais à Montfaucon.

– Est-ce qu’il est mort ?

– Avant-hier matin, Petit-Gris, c’est son nom, se trouve malade et portant bas, juste comme je descendais à l’écurie. Il avait mal tiré sa paille ; il rebutait sur l’avoine. On envoie chercher le vétérinaire. Le vétérinaire est un malin qui brocante sur les chevaux. Depuis pas mal de temps, il avait envie de Petit-Gris et il conseillait toujours à M. le baron de s’en défaire. Un jour, le cheval s’était donné un effort de jarret ; le lendemain il avait bronché et s’était tressailli un nerf. Dix fois M. le baron a voulu le vendre pour un morceau de pain ; mais moi j’étais là, et je disais : « Si M. le baron vend Petit-Gris, il peut fermer ses écuries, jamais il n’en retrouvera un pareil. »

– C’était un malin, le vétérinaire, observa le cocher.

– Or, continua Rocambole, on lui mène le cheval pour qu’il le soigne. Hier le groom y va, le vétérinaire répond : « Petit-Gris est très malade. » Ce matin, le vétérinaire écrit :

« Monsieur le baron,

« Petit-Gris est mort cette nuit du charbon. Je me hâte de le faire transporter à Montfaucon pour ne pas empoisonner nos écuries. »

– Farceur ! va, dit le cocher.

– Vous pensez bien, l’ami, dit Rocambole, que c’est une belle couleur, ça. Un cheval ne meurt pas du charbon sans qu’on s’en soit aperçu. M. le baron a cru le vétérinaire, mais moi je suis moins bon nègre, et je vais faire un tour à Montfaucon. Si j’y trouve mon pauvre Petit-Gris, je ne dirai rien… mais s’il n’y est pas… gare là-dessous ! C’est que le vétérinaire aurait fait filer le cheval quelque part…

– Fameuse idée cela ! dit le cocher ; mais il n’y a pas mal de chevaux morts à Montfaucon, et on a oublié d’y allumer le gaz, dans ce cimetière des bêtes, où les rosses de fiacre sont les égales des étalons de pur sang.

– Vous me prêterez une des lanternes du cabriolet, et vous m’attendrez sur le pont, répliqua Rocambole.

Au moment où Rocambole achevait son mensonge hippique, le cabriolet avait atteint la barrière. Une demi-heure après il courait hors de Belleville et arrivait à l’entrée de ce petit pont en vieilles planches, jeté sur ce ravin sans eau et d’aspect désolé, d’où les gibets de la féodalité ont disparu pour faire place à ce que le cocher de remise appelait le cimetière des bêtes.

La voie carrossable s’arrêtait là. Rocambole mit pied à terre et prit dans sa douille une des lanternes de la voiture. Puis il se hasarda dans un sentier qui descendait au fond du vallon, et s’aventura bravement au milieu de la légion de rats qui commençait son nocturne festin.

Il se promena pendant quelque temps au milieu des ossements et des dépouilles dédaignées par l’équarrisseur ; puis tout à coup il s’arrêta devant un cadavre de cheval encore recouvert de sa peau. Les rats n’en approchaient point. Rocambole en vit quelques-uns tournés sur le dos et parfaitement immobiles. Ceux-là avaient payé leur hardiesse de leur vie, et étaient morts pour avoir osé toucher à l’animal atteint par le charbon.

– Voilà, si je ne me trompe, pensa Rocambole, un cheval qui se trouve dans les conditions que je cherche.

Il se retourna pour juger de la distance qui le séparait du cabriolet de régie ; il l’évalua approximativement à plus de trois cents mètres.

– S’il voit ce que je fais, murmura Rocambole en pensant au cocher, c’est qu’il a de fameux yeux.

Et il planta l’épingle dans le ventre du cheval mort et l’y laissa quelques instants. Puis il la retira, et il la plaça soigneusement dans la petite boîte qu’il avait apportée. Il avait eu soin, préalablement, d’examiner ses mains, doigt par doigt et phalange par phalange. Ses mains étaient vierges de toute écorchure. Il revint vers le cocher et lui dit :

– Je n’ai pas de chance.

– Comment cela ?

– Petit-Gris est mort. Il est là-bas, je l’ai bien reconnu.

Et Rocambole joua l’affliction sincère d’un homme qui a fini par aimer son cheval et le pleure comme un ami.

Il remonta dans le cabriolet et revint à Paris. À onze heures trois quarts, Rocambole laissait son cabriolet sur la place de la Concorde, donnait dix francs au cocher, se dirigeait vers le boulevard des Invalides et entrait dans les jardins de l’hôtel Sallandrera, sans prendre garde au chiffonnier placé en sentinelle à quelque distance, et qui, on s’en souvient, n’était autre que maître Venture.

 

Conception attendait le marquis de Chamery, comme de coutume, dans son atelier.

Le bonheur avait mis au front de la jeune fille comme une auréole. Son regard rayonnait. M. de Sallandrera ne lui avait-il pas dit que, désormais, il la laissait libre de se choisir un époux ? Et ce choix, dont à présent elle était maîtresse, n’était-il pas fait au fond de son cœur depuis longtemps ?

Cependant, lorsque Rocambole se fut assis auprès d’elle, tenant ses deux petites mains dans la sienne, elle lui dit d’un ton boudeur :

– Savez-vous que je suis fort triste, aujourd’hui ?

– Triste ?

– Et jalouse, fit-elle en rougissant.

– Tenez, pardonnez-moi, dit-elle avec une émotion subite, je suis folle sans doute, mais enfin…

– Vous m’effrayez…

– Je ne comprends pas, dit-elle, pourquoi, tandis que je pars, que nous partons, mon père, ma mère, votre sœur, son mari et moi pour aller en Franche-Comté, vous restez à Paris, vous.

– Et c’est pour cela que vous êtes jalouse ? fit Rocambole en souriant.

– Oui.

Et Conception ajouta tout bas :

– Vous êtes donc retenu à Paris par un devoir bien impérieux ?

Rocambole porta à ses lèvres la main de la jeune fille.

– Écoutez, dit-il, souriant toujours ; savez-vous bien, Conception, que vous n’êtes pas raisonnable ?

– Moi ?

– Sans doute. Comment, vous ne comprenez pas que c’est moi qui vends le Haut-Pas à votre père ?

– C’est juste.

– Et que je n’ai aucune raison sérieuse à mettre en avant pour être du voyage.

– Mais… moi…

– Enfant ! murmura le faux marquis, ne faut-il pas que votre père ignore tout ce qui s’est passé entre nous… jusqu’au jour… ?

– Mais enfin, dit vivement Conception, je ne puis pourtant pas dire à mon père : « J’aime le marquis de Chamery et je veux l’épouser. »

– Certainement, non ; mais voyez combien je suis plus diplomate que vous…

Elle le regarda. Il poursuivit, le sourire aux lèvres :

– Vous partez demain, n’est-ce pas ?

– Demain matin. La chaise de poste de mon père doit attendre à huit heures précises, à la barrière, celle de votre sœur.

– Très bien. Durant le trajet, qui sera de deux jours, ma sœur, qui m’aime beaucoup et à qui j’ai fait mes confidences, parlera souvent et beaucoup de moi.

– Vous avez raison, murmura Conception.

– Et, acheva Rocambole, comme votre père tient essentiellement à la naissance…

– Oh ! interrompit vivement Conception, vous êtes d’excellente noblesse, mon ami.

– Sans doute ; mais enfin, par le temps d’usurpation de titres qui court, je ne suis pas fâché qu’on puisse le constater.

« Fabien prouvera à M. de Sallandrera que les Chamery, quoique peu riches, sont de très vieille roche. Un de mes ancêtres a commandé les Marches comtoises, au quatorzième siècle. Notre titre de marquis date de là.

On le voit, Rocambole s’était si bien incarné dans la peau du vrai marquis de Chamery, qu’il avait fini par croire à ses ancêtres.

– De telle façon, continua-t-il, que lorsque j’arriverai, votre père sera déjà parfaitement fixé sur le point important.

Puis il garda un moment le silence, et, comme s’il eût obéi à une voix intérieure, il ajouta tout à coup :

– Tenez, il me vient à l’esprit un pressentiment étrange…

– Ah ! fit Conception, inquiète.

– J’ai remarqué maintes fois que chaque événement avait comme sa répétition dans un avenir proche ou lointain. La première fois que je vous ai vue, n’ai-je pas eu le bonheur…

– Vous m’avez sauvé la vie, mon ami, dit Conception avec vivacité.

– Eh bien ! quelque chose me dit que là-bas j’aurai l’occasion de rendre le même service à votre père et à quelqu’un des siens.

– Ah ! vous m’effrayez.

Rocambole se mit à sourire.

– Bah ! dit-il, si le danger est évité, qu’importe de l’avoir couru.

Et les deux amants s’abandonnèrent pendant quelque temps encore à une charmante causerie, pleine de rêves d’avenir, de projets, d’espérances.

Puis vint le moment des adieux, moment plein d’émotion, pendant lequel ils se renouvelèrent tous leurs serments.

Enfin Rocambole prit congé après avoir mis un baiser au front de Conception, et il s’en alla, reconduit par le négrillon.

Ce fut au moment où il mettait un louis dans la main du moricaud et franchissait le seuil de la petite porte des jardins que son pied heurta le chiffonnier couché dans le ruisseau.

– Ivrogne ! dit le marquis déguisé en laquais.

Ainsi qu’on l’a déjà vu, Rocambole rentra rue de Surène par la porte opposée à celle où attendait sa voiture, ce qui devait causer l’erreur grossière où tomba Venture, le prétendu chiffonnier, le prétendu cocher de M. le duc de Château-Mailly.

Rocambole ne passa que quelques minutes dans son entresol, le temps d’y reprendre ses vêtements ordinaires ; et ensuite il redescendit, sortit, on s’en souvient, par l’autre porte, et se jeta dans son coupé.

– À l’hôtel ! dit-il.

Le cocher, qui dormait sur son siège et qui croyait que son maître n’avait pas bougé de la maison depuis six heures du soir, s’éveilla en sursaut et poussa ses chevaux.

– Il n’y a que Venture qui m’inquiète, pensa Rocambole, car tout le reste marche à merveille.

Cependant le faux marquis était loin de se douter, en parlant ainsi, que Venture l’avait suivi pas à pas depuis minuit, et l’eût certainement accompagné jusqu’à son hôtel si les deux portes de la maison de la rue de Surène ne lui eussent fait faire fausse route.

Le coupé traversa la place Louis-XV, le pont, et s’engagea sur le quai.

Mais là, un événement insignifiant en apparence, et qui cependant devait avoir sa gravité pour le faux marquis, vint attirer son attention.

La nuit était assez noire, il tombait un brouillard froid et pénétrant. Le quai était désert et silencieux.

Tout à coup, le marquis entendit des cris de détresse, puis des voix confuses, cris et voix qui semblaient monter du milieu de la Seine. Aussitôt il ordonna au cocher d’arrêter, et il se prit à écouter attentivement.