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T’ES SÛR DE TON COUP ?
— Non. Mais je veux vérifier. Volokine avait insisté pour prendre le volant. Ils roulaient sur l’autoroute A86, en direction du port de Gennevilliers. Le Russe conduisait penché sur son volant, comme s’il voulait le tordre. A peine leur visite achevée, il avait expliqué :
— Pendant que Dalhambro pianotait sur sa bécane, il m’est revenu un détail. Milosz a expliqué que Hartmann considérait la civilisation moderne comme une corruption. Qu’il interdisait à ses disciples de toucher certains matériaux, comme le plastique.
— Ça t’évoque quelque chose ?
— Hier matin, j’ai interviewé Régis Mazoyer. Vous savez, cet ancien chanteur devenu garagiste. Il était 6 heures du matin. Le type bossait déjà. Le truc étrange, c’était qu’il manipulait le métal à mains nues mais, quand il m’a préparé du café, il a chaussé des gants de feutre. Il m’a expliqué qu’il était allergique au plastique. Vous connaissez beaucoup de gens allergiques au plastique ?
— Personne.
— On est d’accord. Il pourrait y avoir une explication à ce geste bizarre. Ce type a peut-être passé du temps dans la Colonie, version française. Et il en a conservé des tics.
— Pourquoi serait-il allé dans la secte ?
— Pour chanter. Quand il avait 12 ans, Régis Mazoyer avait une voix extraordinaire. Vous l’avez entendue. L’Ogre avait peut-être repéré le gosse...
— Et Mazoyer ne t’en aurait pas parlé ?
— Il m’a seulement mis sur la voie. A mon avis, il a peur. Il m’a donc laissé entrevoir la piste, me parlant d’El Ogro et me soufflant qu’il avait suivi des stages de chant. L’un d’eux s’est passé chez Hartmann, j’en suis sûr. Et sa mue précoce l’a sauvé d’un danger.
— Quel danger ?
— Je sais pas. Mais il peut nous en dire plus. Après ça, on va se coucher.
Volokine prit la sortie « Port de Gennevilliers ». Ils ne parlaient plus. Leur silence était comme un pacte. Kasdan était secrètement reconnaissant à Volokine d’avoir eu cette idée. Ils étaient possédés par le syndrome du requin. S’ils s’arrêtaient, ils crevaient...
Après un dédale d’échangeurs et de bretelles, ils traversèrent une zone industrielle, qui faisait courir dans la nuit les lignes de ses entrepôts et de ses parcs de stationnement. Kasdan songea à de grandes feuilles tracées au fusain. Des esquisses. Des brouillons. Des plans. La banlieue industrielle, c’était ça : des lignes, des formes, toujours grises, jamais achevées, jetées à la surface de la terre.
Volokine ralentit dans une rue en contrebas, au pied d’un vaste parvis, cerné de barres d’immeubles plantées en « U ». Des devantures éteintes s’égrenaient, puis des box de parking.
Le Russe se gara sur le parc de stationnement, en face. Il stoppa le moteur. Tira le frein à main. Trop fort, au goût de Kasdan.
— Bienvenue à la cité Calder. Le mec a installé son garage dans plusieurs de ces box. Je suis sûr qu’on va le trouver à cette heure. Il bosse très tôt. Et il dort dans son garage.
Ils sortirent dans la nuit. Des fantômes de buée s’exhalaient de leurs lèvres.
Kasdan rappela le petit :
— Tu fermes pas la bagnole ?
— Vous n’avez même pas de télécommande.
— Justement. Tu risques pas de laisser une portière ouverte par distraction.
Volokine soupira et verrouilla les portes à la main. Ils s’orientèrent vers les garages. L’un des rideaux de fer était ouvert à mi-hauteur, laissant filtrer une faible lumière. Ils s’approchèrent.
Aucun bruit. Le Russe frappa sur la paroi. Pas de réponse. Il se baissa pour voir à l’intérieur, sous la cloison entrouverte.
La seconde suivante, il reculait en étouffant un juron et en dégainant son Glock.
Kasdan s’écarta en un geste réflexe. Il tenait déjà son Sig Sauer.
Les deux flics se plaquèrent à droite et à gauche de la porte, sans un mot. En un parfait accord, ils levèrent le cran de sûreté de leur arme et tirèrent sur le ressort de la culasse.
Volokine fit une sommation.
Pas de réponse.
Cinq secondes.
Dix secondes.
D’un signe de tête, Volo fit comprendre : « Moi, le premier. » Il se glissa sous le volet, Glock en avant. Kasdan le suivit. À l’intérieur, une lanterne était accrochée au pont élévateur, diffusant une faible clarté. Ce n’était pas la lumière qui frappait mais l’odeur. Sourde, métallique, pleine de rancœur. L’odeur du sang.
Du sang en quantité astronomique.
Du sang comme du vin macérant au fond d’une cuve.
Volokine enfonça sa main à l’intérieur de sa manche. A tâtons, le long du mur, il trouva un commutateur.
La lumière jaillit, et la gerbe avec.
L’atelier de Régis Mazoyer avait été transformé en abattoir.
Du sang, partout. Sur les murs. Sur le sol, en flaques coagulées. Sur le rebord de l’établi, en croûtes épaisses. Dans la fosse, en traînées noires. Sur les instruments de mécanique et les pneus, en éclaboussures séchées.
Et partout, des empreintes de pas.
A l’œil nu, du 36.
Kasdan pensa : « Changement de modus operandi. » Les mômes avaient torturé et mutilé le garagiste avant de le tuer. Une autre idée traversa son esprit. Peut-être avaient-ils procédé comme d’habitude, détruisant d’abord ses tympans, mais la victime avait survécu à ses blessures. Son cœur avait poursuivi son activité. Le sang avait couru dans le corps – et giclé partout.
Au fond de la pièce, entre un cric et une pile de pneus, le cadavre mutilé était assis par terre, dos au mur, visage baissé. Pratiquement dans la même position que Naseer. Sauf que l’ancien chanteur tenait ses bras croisés sur son ventre. Kasdan s’approcha. La victime était blottie dans une mare noire, encore fraîche. Le meurtre ne datait que de quelques dizaines de minutes...
Tout en percevant la réalité de chaque détail, Kasdan était assailli par des visions de cauchemar. Des artères tranchées crachant leur jus. Des muscles vibrant sous l’effet des spasmes d’agonie. Un corps se vidant avec frénésie. Les dernières convulsions d’un sacrifice humain.
Kasdan sentit soudain qu’il touchait un point crucial.
Un sacrifice.
Du sang versé pour Dieu.
Volokine avait déjà enfilé des gants. Un genou au sol, se tenant à la frontière de la flaque, il tourna la tête de la victime. Des traînées noires avaient coulé de son oreille gauche. Il vérifia l’autre côté. Traces identiques. Confirmation. L’homme avait été assassiné par les tympans. Mais la technique n’avait pas fonctionné. Mazoyer avait survécu.
Cela n’avait pas arrêté les tueurs.
Ils s’étaient acharnés sur leur victime agonisante.
Volokine releva le visage de Régis. Il avait la bouche fendue d’une oreille à l’autre, plaie sombre révélant les pointes blanchâtres des dents au fond des chairs sectionnées. Toujours ce sourire béant, atrocement comique, rappelant, comme chez Naseer ou Olivier, l’expression sarcastique d’un auguste défiguré.
Mais cette fois, toute la surface du visage avait été attaquée au couteau, au point que la peau ressemblait à un champ de labour. Hérissé. Retourné. Un coup en particulier avait déformé le côté gauche, enfonçant l’œil en une tuméfaction de boxeur, alors que l’autre paraissait blanc et écarquillé, prêt à tomber.
Kasdan voyait maintenant ce qui intéressait Volokine. Le garagiste portait un bleu de chauffe, raidi d’hémoglobine. La fermeture Éclair en était descendue sur la poitrine. Les deux bras qu’il croisait sur son ventre se fondaient en une boue sombre, en voie de coagulation. Avec lenteur, le Russe attrapa l’une des manches et tira. Le mort semblait serrer un objet contre lui.
Volo n’eut pas à forcer. La raideur cadavérique n’avait pas encore joué. L’objet apparut, contre le ventre. Le cœur de l’homme. Sombre. Luisant. En y regardant de plus près, ce n’était pas seulement la combinaison qui était ouverte mais les chairs du thorax. Ou plutôt, chairs et fermeture Éclair béaient en une seule et même rivière noire.
Volokine ne dit rien. Il paraissait aussi froid qu’une barbaque congelée. Kasdan non plus ne réagissait pas. Ils avaient franchi un seuil de non-retour – et tout ce qu’ils découvraient maintenant leur semblait étranger à la réalité.
Au monde tel qu’ils le connaissaient.
Au fond, ni lui ni le Russe n’étaient étonnés.
L’explication était barbouillée au-dessus de la victime, en lettres de sang :
CRÉE EN MOI UN CŒUR PUR, Ô MON DIEU, ET RENOUVELLE AU FOND DE MOI MON ESPRIT.
L’écriture. Toujours la même. Liée. Appliquée. Enfantine. Kasdan songea à un atelier de dessin ou de découpage, comme on en organise dans les classes d’école primaire.
Volokine auscultait toujours le corps.
Palpant le torse, glissant ses doigts dans les chairs ouvertes.
Soudain, il bascula en arrière et tomba le cul sur le sol.
Kasdan braqua son arme, sans comprendre.
Il leur fallut quelques secondes pour saisir la situation.
La sonnerie d’un téléphone.
Sur le cadavre.
Volokine scruta les mains de Kasdan : il n’avait pas enfilé de gants. Le Russe se mordit les lèvres. Se releva. Palpa les poches du mort.
Il trouva l’appareil.
Ouvrit le clapet et écouta.
Il braqua le combiné dans la direction de Kasdan. L’Arménien tendit l’oreille : des rires.
Des gloussements d’enfants, entrecoupés de bruits de cannes.
La connexion s’interrompit.
Les deux partenaires restaient figés.
Alors, ils entendirent le tapotement, tout proche.
Léger, furtif, insistant.
Les enfants-tueurs étaient là, dehors.
Ils les attendaient.