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CE NE SONT PAS des bons souvenirs. Le général Philippe Condeau-Marie se tenait debout, les mains dans le dos, face à la fenêtre de son bureau, dans la noble position du stratège avant la bataille. La noblesse s’arrêtait là. Le général était un petit bonhomme rondouillard et chauve. Sa seule caractéristique était son extrême pâleur. Le sexagénaire, visage exsangue, paraissait à deux doigts de s’évanouir.
Quand les deux partenaires avaient sonné au portail de la villa de Marnes-la-Coquette, ils s’étaient dit que l’entrevue était foutue. On était dimanche et le général recevait sa famille. A travers les vitres, des enfants montés sur des chaises décoraient un sapin de Noël alors qu’une femme, sans doute la mère des gamins, fille ou belle-fille de l’officier, disposait des boules de gui dans le salon. On ne pouvait pas tomber plus mal.
Pourtant, le majordome – un Philippin râblé, en sweat-shirt et jean – les avait fait entrer dans une pièce annexe puis était monté prévenir « michieu ».
Quelques minutes plus tard, le général les accueillait. Pantalon de toile yachting, pull en V bleu marine sur polo blanc, chaussures de bateau Dockside. Il semblait plutôt prêt pour l’America’s Cup que pour une bataille d’infanterie.
Très calme, mains dans les poches, il avait simplement prévenu :
— Je vous donne dix minutes.
Kasdan s’était lancé, encore une fois, présentant l’enquête, oubliant de préciser leur statut exact dans l’affaire. A la fin de l’exposé, Condeau-Marie avait considéré ses interlocuteurs et les avait gratifiés d’un sourire :
— Pendant la guerre d’Algérie, je me souviens de deux harkis qui avaient été faits prisonniers par les gars du FLN. Ils avaient été déshabillés, torturés, relâchés. Des militaires français les avaient arrêtés à leur tour, les prenant pour des rebelles. Puis d’autres soldats les avaient reconnus, en prison, estimant qu’ils étaient déserteurs. Au moment de leur jugement, ils ne ressemblaient plus à rien. Ni Algériens, ni Français, ni militaires, ni civils, ni héros, ni déserteurs. (Son sourire s’accentua, miroitant sur son visage de céramique blanche.) Vous me faites penser à ces gars-là.
— Merci du compliment.
— Passons dans mon bureau.
Ils avaient monté un étage – larges marches de bois, armes suspendues au mur – puis pénétré dans une grande pièce au plafond en pente, strié de poutres noires. Condeau-Marie s’était posté devant sa fenêtre, n’attendant plus de questions. Il savait ce qu’il lui restait à faire. Se mettre à table. Il attendait sans doute depuis longtemps deux va-nu-pieds dans leur genre. Deux émissaires du Jugement dernier. Il acceptait maintenant d’accomplir son devoir. Une sorte d’expiation pour Noël.
— Ce ne sont pas des bons souvenirs, répéta-t-il. Puis il attaqua, sans hésitation :
— Au fond, à cette époque, tout le monde craignait l’invasion communiste. Mieux valait encore ces grandes gueules d’Américains qui marchaient sur la Lune que les Soviétiques qui menaçaient de nationaliser la planète entière. Voilà pourquoi, lorsque le coup d’État chilien s’est produit, tout le monde s’est écrasé. C’était pourtant une honte. Les Américains avaient asphyxié le pays, financé des ordures d’extrême droite, saboté le régime d’Allende de toutes les manières possibles. Voilà comment est mort un régime qui avait été élu démocratiquement, représenté par des hommes d’une extrême valeur.
Kasdan était étonné par l’introduction. Il avait assez roulé sa bosse pour savoir que les militaires sont rarement de gauche. Puis il se souvint de sa propre émotion quand il avait relu l’histoire éphémère du gouvernement populaire de Salvador Allende. Pour une fois, les bons et les méchants étaient clairement identifiables. Et les héros étaient bien du côté des Rouges.
— Quand les militaires de « Patria y Libertad » nous ont fait du pied, avant même le coup d’État, il n’y a pas eu d’hésitation. Il fallait barrer la route aux socialistes. Nous savions, de toute façon, que le gouvernement populaire ne tiendrait pas. La diplomatie est toujours fondée sur le même principe. Voler au secours de la victoire. Autant être du bon côté le plus tôt possible et contribuer, dans la mesure du possible, à faire les choses « proprement ».
Kasdan intervint :
— Excusez-moi. On parle bien de torture, là ? Condeau-Marie plaça de nouveau ses mains dans ses poches. Il avait ces gestes très étudiés des hommes petits qui cherchent à se donner une densité particulière.
— En Algérie, nous avions compris certaines vérités. La torture est une arme capitale. On ne l’a pas utilisée de gaieté de cœur mais nos résultats ont balayé tout état d’âme. Rien n’est plus important que de pénétrer le cerveau de l’ennemi. Et ce n’est pas près de changer en ces périodes de terrorisme.
Il y eut un silence. Condeau-Marie fit quelques pas puis reprit :
— Tout passait par l’ambassade de France. Officiellement, nous étions là pour des missions d’apprentissage des forces armées. Ce n’était pas faux. Les Chiliens étaient de piètres militaires. Dans leurs rangs, il y avait surtout des paysans illettrés qui avaient troqué la charrue contre un fusil.
Kasdan enfonça le clou :
— Mais vous, vous étiez là pour la torture, non ?
— Oui. Nous étions trois. Moi, La Bruyère, Py. Nous sommes d’abord venus faire un état des lieux, au lendemain du putsch. L’idée était de nettoyer le pays, le plus vite possible.
— J’ai lu pas mal de documents, rétorqua Kasdan, de plus en plus agressif. Le stade, la DINA, les commandos de la mort. Vous n’avez pas chômé. Vous avez du sang sur les mains, général !
Volokine lança un regard étonné à Kasdan. Condeau-Marie sourit. Sa pâleur de cire était comme un miroir dans lequel on pouvait se regarder.
— Quel âge avez-vous, commandant ?
— 63 ans.
— Vous avez servi en Algérie ?
— Au Cameroun.
— Le Cameroun... On m’en a souvent parlé. Ce devait être passionnant.
— Ce n’est pas le mot que j’utiliserais.
Kasdan commençait à voir rouge. Il monta la voix :
— Vous tournez autour du pot, putain ! Vous étiez au Chili pour former des tortionnaires ! Alors, racontez-nous ce que nous voulons entendre. Qu’est-ce que vous avez enseigné aux militaires ? Qui étaient vos collègues ? Vos élèves ? Quelles étaient vos techniques de salopards ?
Condeau-Marie contourna son bureau et s’installa derrière le plateau vierge de tout document. Il posa ses petits doigts sur le sous-main de cuir sombre. Encore un geste de densité.
— Asseyez-vous, proposa-t-il calmement aux deux enquêteurs. Ils s’exécutèrent. Le général noua ses mains, posément.
— Nous sommes arrivés en mars 1974, après la première vague de violence. Les militaires se défoulaient sur les gauchistes et les étrangers. Sans jeu de mots, on peut dire que nous leur avons apporté l’électricité.
Kasdan avait déjà compris. L’histoire n’est qu’un éternel recommencement.
— Ils l’utilisaient déjà, mais de manière chaotique. Ils avaient cette méthode qu’ils surnommaient le « gril », qui consistait en un lit métallique sur lequel le prisonnier recevait des décharges électriques. Plutôt sommaire. Nous les avons orientés vers un instrument venu d’Argentine, la «picana ». Une pointe électrifiée qui permettait un travail plus... précis. Nous leur avons enseigné les points sensibles. La durée de contact. Le seuil de tolérance. Le sens de notre formation était de montrer qu’on pouvait faire mal rapidement. Efficacement. Sans laisser de traces. Tout en respectant une sorte de... cadre scientifique. Nous avons par exemple imposé un médecin au cours de chaque séance.
— Combien de temps ont duré ces stages ?
— Je ne sais pas pour les autres. Moi, je n’ai pas fait long feu. J’ai réussi à rentrer en France au bout de quelques mois.
— On nous a parlé du plan Condor.
— Nos conseils servaient à toutes les opérations, dont le plan Condor, c’est vrai. L’avantage de l’électricité est la taille réduite du matériel. Les dictatures de l’époque pouvaient envisager d’installer des centres d’interrogatoire n’importe où. Même en territoire étranger.
— Vous étiez les seuls instructeurs ?
— Non. Nous étions une sorte... de groupe. Des bourreaux venus d’un peu partout. On enseignait. On faisait également, disons, des recherches. Cette répression offrait une opportunité unique. Du matériel frais, quasiment inépuisable. Les prisonniers politiques que le régime arrêtait en masse.
— Parmi les autres instructeurs, y avait-il d’anciens nazis ? Condeau-Marie répondit sans la moindre hésitation :
— Non. Les nazis étaient à la retraite, au fin fond de la pampa ou au pied de la Cordillère. Ou bien au contraire recyclés à Santiago ou à Valparaiso, dans des postes de bureaucrates. (Il se tut, paraissant réfléchir, puis reprit :) Maintenant que j’y pense, il y avait bien un Allemand, oui. Un personnage vraiment... terrifiant. Mais il était trop jeune pour avoir été nazi. Il était arrivé au Chili, je crois, dans les années 60.
— Comment s’appelait-il ?
— Je ne me souviens plus.
— Wilhelm Goetz ?
— Non. Plutôt un nom en « man »... Hartmann. Oui, je crois que c’était Hartmann.
Kasdan nota le nom dans son carnet, improvisant l’orthographe.
— Parlez-moi de lui.
— Il nous dépassait tous. Et de très loin.
— De quelle manière ?
— Il connaissait les techniques de la souffrance... de l’intérieur.
— Comment ça ?
— Il les expérimentait sur lui-même. Hartmann était religieux. Un mystique, dont la voie était celle de la pénitence. Un fanatique qui vivait pour et par le châtiment. Il s’automutilait. Se torturait lui-même. Un vrai cinglé.
— Avait-il des techniques de prédilection ?
— Une de ses obsessions était l’absence de traces, de marques, de cicatrices. Cette exigence avait quelque chose à voir avec son credo religieux – un respect du corps, de sa pureté. Je ne me souviens plus très bien. En tout cas, il privilégiait l’électricité et aussi des méthodes plus singulières.
— Comme ?
— La chirurgie. Les techniques, balbutiantes à l’époque, non invasives. Les interventions sans ouverture qui passent par les orifices naturels : la bouche, les narines, les oreilles, l’anus, le vagin... Hartmann parlait de choses effroyables : des sondes brûlantes, des câbles aux crochets repliés, s’ouvrant à l’intérieur des parois organiques, des coulées d’acide dans l’œsophage...
Kasdan tressaillit. Cette caractéristique tendait un lien direct avec le modus operandi des meurtres – les tympans. France Audusson, l’experte ORL, avait parlé d’un instrument mystérieux, qui avait percé les tympans de Goetz, et n’avait pas laissé la moindre particule.
— Comment était-il, physiquement ?
Condeau-Marie fronça les sourcils. La lumière de la fenêtre venait caresser son crâne brillant, qui donnait l’impression de fondre comme une bougie.
— Je ne comprends pas. Ces vieilles histoires ont un intérêt pour votre enquête ?
— Nous avons la conviction que la clé des meurtres se trouve dans le passé du Chili. Alors répondez. A quoi ressemblait Hartmann ?
— Il avait encore des allures de jeune homme mais il devait avoir 50 ans. Une tignasse noire, très drue, et des petites lunettes, qui lui donnaient l’air d’un étudiant en sociologie. Vraiment un type étonnant. Vous savez, j’ai pas mal voyagé dans ma vie. Notamment en Amérique du Sud. C’est une terre où on doit s’attendre à tout, en permanence, parce que c’est en effet ce qui survient. Hartmann était un pur produit de ces terres de solitude, encore barbares.
— C’est tout ce dont vous vous souvenez ? Un détail qui nous permettrait de l’identifier ?
Le général se leva. Pour se délier les jambes. Réveiller ses souvenirs. Il se posta à nouveau devant la fenêtre. Silence.
— Hartmann était musicien.
— Musicien ?
Le petit homme eut un haussement d’épaules :
— En Allemagne, il avait fait ses classes au conservatoire de Berlin. C’était un musicologue et il avait des théories sur la question.
— Comme ?
— Il prétendait qu’il fallait torturer en musique. Qu’une telle source de bien-être jouait un rôle aggravant dans l’opération d’anéantissement de la volonté. Ces flux contradictoires – musique et souffrance – brisaient un peu plus l’homme torturé. Il parlait aussi de suggestion...
— De suggestion ?
— Oui. Il défendait l’idée qu’ensuite, le prisonnier, au moindre son de musique, se placerait lui-même en position de victime prête à parler. Il disait qu’il fallait empoisonner l’âme. Vraiment un drôle de lascar.
Kasdan n’avait pas besoin de regarder Volokine pour savoir qu’il pensait comme lui.
— Avez-vous entendu parler, à l’époque, d’un hôpital où auraient été pratiquées des vivisections humaines sur fond de chorales ?
— On m’a parlé de pas mal d’horreurs mais pas de celle-ci.
— Les médecins auraient été allemands.
— Non. Ça ne m’évoque rien.
— Le nom de Wilhelm Goetz vous dit-il quelque chose ?
— Non.
Kasdan se leva, imité aussitôt par le Russe.
— Merci, général. Nous aimerions interroger le général La Bruyère et le colonel Py. Savez-vous où nous pouvons les trouver ?
— Pas du tout. Je ne les ai pas vus depuis 30 ans. A mon avis, ils sont morts. Je ne sais pas ce que vous cherchez dans ces vieilles histoires mais pour moi, tout cela est mort et enterré.
Kasdan se pencha vers le petit homme. Il le dépassait de trois têtes :
— Vous devriez venir faire un tour à la morgue. Curieusement, c’est là-bas que vous comprendriez que ces histoires sont bien vivantes.