51

JE VAIS VOUS RACONTER UNE HISTOIRE. Le timbre de Volokine trahissait son espoir de se calmer au plus vite. Kasdan conduisait, les yeux rivés sur l’auto. Les deux hommes étaient tendus à bloc. Pour des raisons différentes.

— Il y a quelques années, attaqua le Russe, j’avais une copine qui habitait au 28 de la rue de Calais, dans le neuvième arrondissement, près de la place Adolphe-Max. Une fois, je prends un taxi et donne au chauffeur le nom de la rue. Aussi sec, il me demande : « Au 28 ? » Je confirme mais je ne relève pas.

Les phares des voitures, en face, lacéraient l’habitacle. Les bretelles du boulevard périphérique apparurent.

— Quelques semaines plus tard, je reprends un taxi et j’indique la rue de Calais. Le mec réplique : « Au 28 ? » Ce n’est pas arrivé à tous les coups, mais plusieurs fois. Rue de Calais. Au 28 ? Je suis flic et je n’aime pas les questions sans réponse. J’ai enquêté sur l’immeuble et ses habitants. Je n’ai rien trouvé. Rien qui puisse expliquer cette célébrité bizarre. Puis un jour, un chauffeur plus malin que les autres m’a affranchi. Il y avait une boîte échangiste, tendance SM, au 34. Les clients, n’osant jamais donner la bonne adresse, plaçaient quelques numéros entre eux et leurs fantasmes. Ça tombait chaque fois sur le 28.

Les panneaux indicateurs brillaient dans la nuit. Porte de Bagnolet. Porte des Lilas. Pré-Saint-Gervais. Même à l’approche de la capitale, la circulation demeurait fluide. La voiture semblait glisser, portée par la nuit. Les compteurs du tableau de bord brillaient comme ceux d’un avion.

— Très drôle, fit Kasdan. Quel rapport avec Milosz ?

— La boîte, c’était Le Chat à neuf queues.

— Très fort. Et bien sûr, tu sais ce que ce nom veut dire ?

— Un symbole dans la pratique BDSM. Un fouet à plusieurs lanières, avec un nœud au bout de chacune. On dit que les pirates s’en servaient pour punir les indisciplinés. Le condamné devait lui-même faire chaque nœud. Dans le monde BDSM, pratiquer le « chat à neuf queues », ça veut vraiment dire quelque chose. Un cran sur l’échelle de la douleur.

— Je vois que tu es en verve. BDSM : qu’est-ce que ça veut dire ?

— C’est un acronyme. Bondage. Domination. Sado-Masochisme. Mais on peut y lire aussi Soumission, Discipline... Vous voyez autour de quoi ça tourne.

— Le « bondage », qu’est-ce que c’est ?

— L’art des liens et des entraves. Vous n’avez jamais lu ce genre de bandes dessinées, où les filles sont ligotées et suppliciées ?

— Il y a longtemps.

— Bon. Ce qu’il faut savoir, c’est que le BDSM ne correspond pas au SM au sens large. C’est beaucoup plus sûr. Moins douloureux.

— Je ne vois pas la nuance.

— Le BDSM est fondé sur des pratiques sécurisées et consentantes. Des rites d’humiliation et de douleur, mais superficiels. Le SM est plus dur. Rites de sang. Tortures. Parfois aussi, « no limit ».

L’Arménien retrouva son sourire :

— C’est moi le vieux et c’est toi le maître. Volokine rit en retour :

— Prenez le périph jusqu’à la porte de La Chapelle. On filera jusqu’au boulevard de Rochechouart. Ensuite, vous prendrez à droite. Direction l’Etoile. Place Clichy, on braquera à gauche, dans le neuvième arrondissement.

Kasdan ouvrit la bouche pour signaler au môme qu’il arpentait Paris depuis 40 ans, mais il se tut. Autant lui lâcher la bride. Le gamin avait traversé une épreuve hors norme une heure auparavant. Le contact avec l’héroïne. La manipulation du fix. Et aussi quelque chose d’autre que l’Arménien ne parvenait pas à définir. Il s’en était sorti comme un bon petit soldat, mais certainement pas indemne.

— Milosz, tu le connais ?

— De loin. Il s’appelle en réalité Ernesto Grebinski. A la BPM, on a une fiche sur lui.

— Il aime la chair fraîche ?

— Non. Mais on a plusieurs fois chopé des mineurs dans sa boîte. Des « pain-sluts » qui n’avaient pas dix-huit balais. Bien à voir avec la pédophilie.

— « Pain-sluts » : tu peux m’expliquer ?

— Des créatures qui bandent exclusivement pour la douleur.

— Et ce surnom, Milosz : pourquoi ?

— Aucune idée. Ça fait plus slave. Plus brutal. Le mec est réglo, à sa façon. Il a son strict territoire. Partouzes. BDSM. Il fait du mal aux gens et les gens le payent pour ça. Point barre.

— Jamais de tendance dure ? De SM ?

— Il doit y avoir des soirées spéciales. Je ne sais pas.

— Il faudrait fermer toutes ces saloperies.

— Pour qu’il y ait délit, il faut qu’il y ait plainte. Nous parlons ici d’adultes majeurs, vaccinés et consentants.

Le métro aérien, boulevard de Rochechouart, était en vue. Kasdan tourna à droite et longea l’arche immense qui ressemblait à une fondation colossale soutenant la nuit. L’Arménien songea au Titan Atlas condamné à porter le ciel sur ses épaules. A 3 h du matin, le boulevard était absolument vide.

A la station de métro « Blanche », Volo ordonna :

— Tournez à gauche.

Rue Blanche. Rue de Calais.

— OK. C’est là. Garez-vous, qu’on n’ait pas l’air de mateurs. Kasdan s’exécuta. Le petit commençait à le chauffer avec ses ordres et ses explications. Ils sortirent en un seul mouvement. Un crachin glacé planait dans l’air. Les lampes à sodium distillaient un halo pigmenté. La nuit de Noël se corrodait, devenait spongieuse sous l’effet de l’averse acide.

Le Chat à neuf queues n’arborait aucune enseigne, ni plaque fixée au mur. Seulement une porte noire, frappée d’un loquet de cuivre et d’un judas.

— Laissez-moi faire, murmura Volokine.

Il attrapa le loquet et frappa à l’ancienne, comme au portail du château de Dracula. Aussitôt, la lucarne s’ouvrit. Une minuscule grille aux mailles serrées.

Une voix demanda :

— Vous avez la carte du Club ?

— Bien sûr.

Volokine plaqua son insigne sur le judas. La porte s’ouvrit. Un colosse se dressait sur le seuil. Il était plus grand que Kasdan, ce qui surprit l’Arménien : il n’avait pas l’habitude de regarder les autres en contre-plongée.

— Vous ne pouvez pas entrer, fit le cerbère, d’une voix curieusement aiguë. En pleine nuit, vous n’avez aucun droit. Je connais la loi.

Le Russe ouvrit la bouche mais Kasdan intervint :

— Il y a la loi. Et la sauce autour. Si nous n’entrons pas maintenant, je te promets de grosses emmerdes pour demain. Garanti sur facture.

Le géant, costume croisé impeccable, dansait d’un pied sur l’autre, tapant nerveusement son poing droit dans sa paume gauche. Sa gourmette scintillait à la lueur des réverbères.

— Je dois en référer au propriétaire.

— Réfère, mon gars. C’est justement lui qu’on vient voir. L’homme sortit son téléphone portable, sans lâcher ses visiteurs du regard :

— Veuillez décliner vos noms et vos grades, s’il vous plaît. Kasdan et Volokine éclatèrent de rire. C’était un rire nerveux, trop fort, vaine tentative pour repousser un peu le poids de cette nuit qui les oppressait. L’Arménien finit par dire :

— Dis-lui seulement : Hartmann.

— C’est qui ? L’un de vous ?

— Hartmann. Il comprendra.

L’homme se tourna et parla dans son cellulaire. Ses épaules étaient si larges qu’elles fermaient complètement l’embrasure de la porte. Kasdan ordonna à voix basse à Volokine qui s’agitait sur place :

— Calme-toi.

— Je suis calme.

Depuis la visite au vieux drogué, Volokine ressemblait à une charge de Semtex dotée d’une minuterie aléatoire. Un truc qui pouvait péter d’un instant à l’autre.

Le videur se retourna et s’effaça :

— Entrez, je vous prie. (Il verrouilla la porte derrière eux puis avança dans le sombre vestibule.) Suivez-moi.

Ils s’arrêtèrent devant une nouvelle porte en acier. Elle comportait un verrou de sûreté et un système de fermeture électronique. Le portier composa un code et manipula une poignée à levier chromée, qui rappelait celles des portes frigorifiques.

Derrière ce seuil, l’enfer commençait.

Miserere
titlepage.xhtml
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_000.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_001.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_002.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_003.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_004.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_005.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_006.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_007.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_008.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_009.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_010.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_011.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_012.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_013.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_014.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_015.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_016.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_017.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_018.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_019.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_020.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_021.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_022.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_023.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_024.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_025.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_026.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_027.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_028.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_029.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_030.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_031.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_032.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_033.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_034.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_035.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_036.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_037.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_038.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_039.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_040.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_041.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_042.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_043.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_044.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_045.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_046.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_047.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_048.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_049.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_050.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_051.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_052.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_053.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_054.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_055.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_056.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_057.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_058.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_059.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_060.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_061.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_062.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_063.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_064.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_065.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_066.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_067.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_068.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_069.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_070.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_071.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_072.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_073.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_074.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_075.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_076.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_077.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_078.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_079.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_080.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_081.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_082.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_083.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_084.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_085.htm
Grange,Jean-Christophe-Miserere(2008).French.ebook.AlexandriZ_split_086.htm