28

KASDAN attendait devant Notre-Dame-de-Lorette depuis une demi-heure. Il s’était garé à la diable, dans la rue  circulaire de l’église, à cheval sur le trottoir, ajoutant encore au bordel du quartier. Il avait laissé un premier message, prévenant le Russe qu’il venait le chercher. Pas de réponse. Un deuxième message pour lui dire qu’il était devant l’église. Pas de réponse non plus.

Il allait tenter un nouvel appel quand Volokine déboula. Avec son treillis et sa gibecière, il ressemblait à un militant d’une cause altermondialiste, des tracts plein le sac, prêt à mobiliser des troupes sous le frontispice des églises.

Le chien fou descendit les marches quatre à quatre. Quand il fut installé à la place passager, Kasdan fulmina :

— Jamais t’écoutes ton portable ?

— Désolé, Papy. Grande conférence. Je viens seulement de consulter ma messagerie.

— Du nouveau ?

— Ouais, mais pas ce que j’attendais.

— Quel genre ?

— Sylvain François n’est pas notre coupable. D’ailleurs, il chausse du 40 ou du 42.

— Alors quoi ?

Volokine résuma. La peur de Goetz. El Ogro. Cette idée d’un monstre qui enlèverait les enfants pour leur voix. Kasdan ne comprenait pas l’intérêt de ces nouvelles informations.

— Que des conneries, quoi.

Volokine sortit son nécessaire à joints. Kasdan grogna :

— Tu peux pas t’arrêter un peu, non ?

— C’est bon pour ce que j’ai. Roulez. Y a des keufs partout, ici. Kasdan démarra. Conduire le détendait et il en avait besoin.

— Et vous ? demanda Volokine les yeux baissés sur ses feuilles.

— Je suis tombé sur les deux seuls prêtres criminologues au monde.

— Ça donne quoi ?

— Des théories bidon, mais contagieuses.

— Comme ?

Kasdan ne répondit pas. Il remonta la rue de Châteaudun jusqu’à la station de métro Cadet puis tourna à droite, dans la rue Saulnier. Il avait un objectif. Il prit à contresens la rue de Provence sur plusieurs centaines de mètres, faisant comme s’il possédait un gyrophare et une carte de flic valable. Enfin, il tomba dans la rue du Faubourg-Montmartre, bourrée de passants, et stoppa devant les Folies-Bergère.

— Pourquoi ici ? demanda Volo, en lissant son joint qui avait la perfection d’un sceptre d’Egypte.

— La foule. Pas de meilleure planque.

Le Russe acquiesça en allumant sa mèche de papier. Les volutes parfumées se répandirent dans l’habitacle. En réalité, Kasdan se livrait ici à un pèlerinage personnel. A la fin des années 60, il avait été amoureux d’une danseuse des Folies-Bergère. Ce souvenir ne l’avait jamais lâché. Les attentes, en uniforme, dans sa bagnole pie. La femme bondissant sur le siège passager, après le spectacle, les seins saupoudrés de paillettes. Et ses tergiversations. Elle était mariée. Elle n’aimait ni les flics ni les mecs fauchés...

Kasdan souriait en silence. Il voguait tranquille sur ses souvenirs. Il était à un âge où chaque quartier de Paris est le lieu d’un mémorial.

— Putain, ricana Volo. C’est moi qui fume et c’est vous qui planez.

L’Arménien se secoua de ses rêveries. Dans la voiture, les bouffées avaient dressé un épais brouillard. On n’y voyait plus à cinq centimètres.

— Tu peux ouvrir ta fenêtre ?

— Pas de problème, fit le Russe en s’exécutant. Alors, ces théories ?

Kasdan monta la voix pour couvrir le bruit de la foule qui s’engouffrait à l’intérieur :

— Les deux prêtres ont mis le doigt sur un fait particulier. Un truc qui devient évident.

— Quel fait ?

— L’absence de mobile. Il n’y avait aucune raison d’éliminer Goetz. Je t’ai suivi sur tes histoires de pédophilie mais on n’a pas trouvé la queue d’un indice.

— Et la piste politique ?

— Des suppositions, rien de plus. En admettant que d’anciens généraux éliminent des témoins gênants, ce qui en soi est déjà limite, il n’y a aucune raison pour qu’ils suivent un modus operandi aussi compliqué. Les mutilations, l’inscription, tout ça.

— Donc ?

— Les curés m’ont parlé d’un tueur en série. Qui agirait sans autre mobile que la jouissance du meurtre.

Volokine cala ses talons sur le tableau de bord :

— Kasdan, on sait qu’ils sont plusieurs. On sait que ce sont des mômes.

— Tu sais ce qu’a dit Freud ? « Nous sommes tous fascinés par les petits enfants et les grands criminels. » Nos « petits enfants » sont peut-être aussi de « grands criminels ». Tout cela, à la fois.

— Hier encore, vous n’admettiez même pas l’idée de violence chez un gosse.

— La faculté d’adaptation. Essentielle pour un flic. Les deux prêtres m’ont mis la puce à l’oreille. Les crimes suivent un rituel. Un rituel qui évolue. Les tympans et la douleur pour Goetz. La même chose pour Naseer, avec quelques atrocités supplémentaires. Le sourire tunisien. La langue coupée. L’inscription sanglante. Le ou les tueurs nous parlent. Leur message évolue.

Volokine cracha une longue langue de fumée vers le dehors, façon lézard :

— Développez.

— Dans une des quatre chorales que Goetz dirigeait, il y a deux ou trois mômes, apparemment semblables aux autres, mais en réalité différents. Des bombes à retardement. Un signal va provoquer leur crise meurtrière. Quelque chose chez Goetz va transformer ces enfants en tueurs. Ce « quelque chose » est très important parce que ça nous force à considérer Goetz à nouveau, à le détailler encore, jusqu’à trouver chez lui ce qui a pu provoquer ce passage à l’acte. Le Chilien abrite, dans sa personnalité, son métier, son comportement, un signe, un détail qui a suscité la pulsion criminelle des enfants. Quand nous aurons trouvé ce signe, nous serons tout près de ceux que nous cherchons.

— Et Naseer ?

— Peut-être qu’il porte le même signe. Ou que le complot criminel englobait le Mauricien, pour une raison qu’on ignore. Ou bien encore Naseer a été tué parce qu’il avait vu quelque chose. Mais maintenant, les tueurs suivent leur voie. La machine est lancée.

— Ce signal, ça pourrait être une faute, un acte coupable, non ? Dans ce cas, on reviendrait à ma première théorie : la vengeance.

— Sauf qu’en deux jours, on a pas trouvé de preuve d’une faute chez Goetz.

— D’accord. Vous avez une autre idée ?

— Je pense à la musique.

— La musique ?

— Quand Goetz a été tué, il était en train de jouer de l’orgue. Peut-être qu’une mélodie particulière a provoqué la crise chez les enfants.

— Vous êtes sûr que vous n’avez rien pris, aujourd’hui ? Kasdan se tourna vers son partenaire. Sa voix se renforçait. Il ouvrit ses mains :

— Il est 16 h. Les mômes jouent dans la cour, derrière la cathédrale Saint-Jean-Baptiste. Tout à coup, les notes de l’orgue résonnent, discrètement. Dans le brouhaha, nos enfants entendent la mélodie. Ils sont attirés, aspirés par ce fragment. Ils plongent sous la voûte qui mène à l’intérieur de l’église... Ils poussent la porte entrebâillée... Ils pénètrent dans la nef et montent les marches de la tribune... La musique les hypnotise, les fascine...

— On reviendrait donc à des membres de la chorale de Saint-Jean-Baptiste ?

— Je ne sais pas.

— Et cette mélodie : vous pensez à un morceau spécifique ?

— Le Miserere de Gregorio Allegri.

— C’est une œuvre vocale.

— On doit pouvoir l’interpréter à l’orgue.

— Pourquoi Goetz aurait-il joué ça, justement ce jour-là ?

— Je n’ai pas d’explication. Mais je suis sûr que le Miserere joue un rôle dans l’affaire. Laisse-moi continuer. La ligne mélodique résonne. Les fameuses notes très hautes. Tu connais sans doute...

— C’est le do le plus aigu de toute la musique écrite. Il ne peut être chanté que par un enfant ou un castrat.

— OK. Ces notes rentrent dans la tête des enfants. Elles leur rappellent quelque chose. Elles transforment leur personnalité. Ils doivent stopper cette mélodie. Détruire celui qui joue. Oui. Je suis sûr que la musique est une clé dans cette histoire.

Le Russe reprit une taffe de son cône :

— Eh bien, mon vieux... Touchez jamais à la drogue, ça pourrait être dangereux...

Kasdan poursuivit son raisonnement :

— Ce premier crime a été un coup d’envoi. Pour le suivant et peut-être ceux à venir. Pour moi, le meurtre de Naseer révèle la nature profonde des tueurs. Les mutilations. L’inscription. Il y a un rite. Il y a peut-être une vengeance. Il y a surtout assouvissement d’un désir. C’est un crime sadique. Les assassins ont pris du plaisir à le commettre. Ils ont pris leur temps pour agir. Ils se sont repus de sang et de chair meurtrie. Quand ils ont terminé leur sacrifice, ils se sont sentis comblés et heureux. Alors, ils ont écrit à Dieu... Ils...

La sonnerie de son portable l’interrompit. D’un geste, il répondit :

— Ouais ?

— Vernoux. Où vous êtes, là ?

— Faubourg Montmartre.

— Rejoignez-moi à l’église Saint-Augustin, dans le huitième. Magnez-vous.

— Pourquoi ?

— On en a un autre.

— Quoi ?

— Un autre meurtre, putain ! Tout le monde est là.

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