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PARQUET FLOTTANT. C’était bien le mot. Le sol de l’appartement s’enfonçait sous ses pas et lui donnait l’impression de tanguer. A la manière d’un pont de navire filant au ras des cimes du parc, qu’on apercevait par la porte-fenêtre encore ouverte.

Kasdan la verrouilla, ferma les rideaux, chercha, le long du châssis, un commutateur. Il devinait qu’un système commandait un store roulant. Il trouva le bouton et l’actionna. Le volet descendit lentement, fermant la pièce au monde extérieur et à la clarté des réverbères.

Quand l’obscurité fut complète, Kasdan ferma les deux portes de la pièce, à tâtons, puis sortit sa Searchlight, en quête d’un autre interrupteur : celui de la lumière. Il ne risquait plus d’être aperçu du dehors. Il alluma un lustre. Un salon bon marché se révéla. Un canapé affaissé. Une bibliothèque en contreplaqué. Des fauteuils dépareillés. Goetz ne s’était pas ruiné en mobilier.

Aucun tableau au mur. Pas de bibelots sur les étagères. Aucune note personnelle dans la décoration. L’ensemble évoquait plutôt un meublé à deux balles. Kasdan s’approcha de la bibliothèque. Des partitions, des biographies de compositeurs, quelques livres en espagnol. Goetz avait appliqué son goût de la discrétion à son propre appartement : il n’y aurait rien à trouver ici.

L’Arménien enfila ses gants de chirurgien et regarda sa montre : presque minuit. Il prendrait le temps qu’il faudrait mais passerait l’appartement au peigne fin.

Il commença par la cuisine. A la lueur des réverbères. De la vaisselle propre sur l’égouttoir, à côté de l’évier. Des assiettes et des verres alignés dans les placards. Goetz avait le sens de l’ordre. Le frigo : presque vide. Le congélateur : rempli de plats surgelés. L’organiste n’était pas un chef cuistot. Kasdan nota un détail. Il n’y avait pas ici l’ombre d’une épice ou d’un produit chilien. Goetz avait fait table rase du passé, même dans ses goûts culinaires. Et aucun détail ne trahissait la présence du petit Naseer : Goetz ne conservait même pas ici les céréales de son amant.

Il passa à la chambre, se livrant de nouveau au manège du store. Lumière. Un lit au carré. Des murs nus. Des vêtements usés et ternes dans une penderie. Pas le moindre détail qui trahisse la personnalité du locataire, à l’exception de deux livres de la collection « Microcosmes ». L’un sur Bartok, l’autre sur Mozart. Et une croix suspendue au-dessus du lit. Tout cela sentait la vie bien réglée du retraité sans fantaisie. Une vie qu’il connaissait bien...

Mais Kasdan devinait autre chose. Une discrétion, une volonté de neutralité qui dissimulait un arrière-fond. Naseer, bien sûr. Mais aussi, Kasdan l’aurait juré, d’autres versants cachés. Où le musicien avait-il planqué ses secrets ?

Salle de bains. Bien rangée, sans plus. Goetz faisait le ménage lui-même et avait interdit à Naseer d’apporter le moindre de ses produits de soins. Pas de médicaments non plus. Pour son âge, le Chilien pétait la forme.

Reprenant le couloir, Kasdan découvrit une deuxième pièce. Un salon de musique, où trônaient un piano et une chaîne hi-fi à l’ancienne, énorme. Goetz avait tapissé le plafond d’emballages d’œufs, sans doute pour insonoriser l’espace. Store. Lumière. Les multiples alcôves du plafond projetèrent des ombres démultipliées, dignes d’un tableau de Vasarely.

En scrutant les murs, Kasdan comprit qu’il se rapprochait ici de l’intimité de Goetz. Ce salon respirait la passion de l’organiste : la musique. Deux cloisons étaient couvertes de CD mais aussi de disques vinyle. Des collectors. Versions historiques d’opéras, de symphonies, de concertos pour piano. Cette pièce trahissait aussi une minutie, un chichi de vieux garçon. Malgré la grandeur du sujet – la musique –, quelque chose de mesquin, de ratatiné, planait entre ces murs et couvrait tout comme une fine couche de poussière.

Kasdan s’approcha du piano. Un modèle électrique sur lequel était branché un casque. Il s’attarda sur la chaîne hi-fi. Ampli intégré de marque Harman-Kardon. Deux enceintes colonnes. Caisson de basses. Du matos de pro. Tout le fric de l’organiste devait passer dans cette qualité du son.

Le boîtier d’un disque reposait sur le lecteur. Kasdan contempla la jaquette. L’enregistrement d’une œuvre vocale, le Miserere de Gregorio Allegri. L’Arménien lut le dos de la boîte et eut une surprise : le chef de chœur était Wilhelm Goetz en personne. Il tira le livret de son conditionnement et le feuilleta. Une photo de groupe sur deux pages. Parmi les enfants vêtus en blanc et noir, Goetz, plus jeune, regardait l’objectif, l’air enjoué. On discernait dans ses yeux une lueur de fierté, un éclat que Kasdan ne lui connaissait pas. L’homme aux cheveux déjà blancs rayonnait parmi son chœur, sa machine à produire des sons célestes...

Kasdan ouvrit le tiroir de la chaîne et vérifia que le disque était bien le Miserere. Toujours muni de ses gants, il attrapa le casque du piano, le brancha sur l’ampli, démarra le disque, s’assurant que la musique ne sortait pas en même temps des enceintes.

Tout de suite, ce fut un choc.

Il était habitué aux œuvres chorales. Chaque dimanche, la cathédrale Saint-Jean-Baptiste résonnait des chants arméniens a cappella. Mais il s’agissait de voix d’hommes, graves et martiales. Ici, rien de tel. Le Miserere semblait être une partition destinée aux enfants. Une polyphonie qui tissait des accords d’une innocence, d’une pureté bouleversantes.

L’œuvre commençait par de longues notes tenues, comme compressées encore par la prise de son. On croyait entendre les sons ronds et flûtes d’un orgue humain, dont les tuyaux auraient été des gorges d’enfants...

Kasdan s’assit à terre, casque sur les oreilles. Tout en écoutant, il parcourut la notice intérieure du livret. A l’évidence, le Miserere était un tube de la musique vocale. Une œuvre mille fois enregistrée. Elle avait été écrite durant la première moitié du XVIIe siècle. Gregorio Allegri était un membre du chœur de la chapelle Sixtine et l’exécution annuelle de cette pièce était demeurée un événement rituel pendant plus de deux siècles. Un détail frappa Kasdan. Le contraste entre le nom lugubre de l’œuvre, Miserere, et celui du compositeur, Allegri, qui évoquait plutôt la joie, la fête, l’allégresse.

Soudain, une voix aiguë jaillit des écouteurs. Une voix d’une douceur si étrange, si intense, qu’elle brisait quelque chose à l’intérieur de vous-même et vous nouait instantanément la gorge. La voix d’un petit garçon, suspendue, inaccessible, se détachant au-delà des accords, suivant une ligne mélodique très haute, comme lancée au-dessus du monde.

Kasdan sentit ses yeux se voiler. Bon Dieu, il allait pleurer, là, chez un mort, à minuit, assis par terre avec son casque et ses gants de chirurgien. Pour contrer l’émotion qui le submergeait, il se focalisa sur la notice. Le texte était rédigé par Wilhelm Goetz lui-même. Il racontait comment, lors d’un après-midi de pluie de 1989, il avait obtenu cet enregistrement quasi divin, alors que rien ne le laissait prévoir. Quelques minutes plus tôt, les petits chanteurs jouaient encore au football dans les jardins de l’église Saint-Eustache de Saint-Germain-en-Laye où la prise de son devait avoir lieu. Puis l’enfant soliste, un gamin du nom de Régis Mazoyer, avait lancé sa mélodie dès la première prise, les genoux encore maculés de boue. Alors, dans la chapelle glacée, le miracle s’était produit. La voix stupéfiante s’était élevée sous les voûtes de la nef...

Les lignes se troublèrent de nouveau sous ses yeux. Kasdan vit défiler des souvenirs. Nariné. David. D’un coup, il ressentit une immense tristesse, celle qu’il essayait toujours d’enfouir au fond de lui mais qu’il savait jamais oubliée ni enterrée. Tel était le pouvoir du petit choriste, ce Régis Mazoyer. Par sa seule voix, il parvenait à exhumer la mélancolie la plus profonde, à ressusciter en vous les disparus. Ceux qui ne vous laissent jamais en paix.

Kasdan arrêta la musique. Il éteignit la chaîne et prit conscience du silence qui l’entourait, entre ces murs de disques et ce plafond en boîtes d’œufs. Alors, ce fut comme un signal subliminal. Un avertissement. Une des clés du meurtre se trouvait dans cette voix ensorcelante. Ou dans l’œuvre chantée : le Miserere. Il se leva, sortit le disque du tiroir, le remit dans sa boîte et empocha le tout. Cette œuvre avait encore des choses à lui dire. Il éteignit la lumière. Ouvrit le volet roulant. Sortit.

De retour dans le salon, il se livra à une fouille attentive des tiroirs. Il dénicha la comptabilité personnelle de Goetz. Feuilles de Sécurité sociale, relevés bancaires, contrats d’assurances, bulletins de paie, émanant d’associations et de paroisses régies par la loi 1901. L’Arménien parcourut rapidement ces documents – sans intérêt. Et il n’était pas d’humeur à étudier des chiffres.

Puis l’idée lui vint. Naseer avait dit : « Willy se sentait surveillé. » Pouvait-il être sur écoute ? Dans ce cas, ce serait une écoute à l’ancienne, avec mouchard intégré au combiné. L’Arménien dévissa l’appareil téléphonique. Il possédait une solide expérience en matière d’écoutes illégales. Sa période « cellule antiterroriste ». Rien, bien sûr. Pas l’ombre d’un micro.

Il s’assit dans un fauteuil. Réfléchit. Sur Goetz, son opinion était faite : pas seulement discret mais obsédé par le secret. S’il y avait quelque chose à trouver ici, il faudrait démonter l’appartement. Kasdan n’en avait ni le temps ni le pouvoir. Son regard se posa sur l’ordinateur posé sur un bureau, dans le coin du salon. Là non plus, rien à faire. La machine était sans doute scellée par un mot de passe et, si elle abritait des secrets, Goetz avait dû prendre soin de les cacher, aussi bien que le reste.

Kasdan laissa sa pensée divaguer. Il soupesait l’information essentielle de la soirée : Goetz homosexuel. Cela ouvrait une possibilité nouvelle : un crime passionnel. Pas Naseer mais un autre amant, parallèle au petit Mauricien. Un dingue qui en voulait au Chilien pour une raison ou une autre et avait voulu le tuer par la douleur. Autre possibilité : la mauvaise rencontre d’un soir. Kasdan avait beau lutter contre ses préjugés, pour lui, tous les homosexuels étaient des queutards, des baiseurs jamais apaisés. Goetz avait-il croisé un psychopathe sur sa route ?

Il laissa errer son regard à travers la pièce. Il détaillait chaque recoin, chaque plinthe, à la recherche d’il ne savait quoi. Soudain, son regard s’arrêta sur une anomalie, au-dessus de la tringle à voilages de la baie vitrée. Il attrapa une chaise et se hissa à hauteur du châssis. Il observa la zone qui présentait une différence de couleur, entre la porte-fenêtre et le plafond. A l’évidence, on avait repeint cette bande étroite. Kasdan la palpa, à la recherche d’un relief. Ses doigts captèrent une bosse. Il passa sa main plusieurs fois dessus. Une forme circulaire, de la taille d’une pièce d’un euro.

Il partit dans la cuisine chercher un couteau et remonta sur son perchoir. Avec précaution, il creusa autour de la forme puis glissa la lame dessous. D’un coup sec, il fit craquer la peinture et détacha l’objet.

Une onde de glace le traversa.

IL tenait dans sa paume un micro.

Et pas n’importe lequel : un des modèles de marque coréenne qu’utilisait l’atelier de la PJ ces dernières années. Lui-même l’avait souvent posé quand il sonorisait les appartements des suspects. Le mouchard contenait un capteur de sensibilité, qui l’actionnait selon un certain seuil de bruit – le claquement de la porte d’entrée par exemple.

Le froid se dilua dans ses veines à mesure que ses idées se précisaient. Wilhelm Goetz était bien sous surveillance mais pas d’une milice chilienne ou de barbouzes sud-américains. Il était écouté par les services de la PJ ! Ou encore les RG ou la DST. Dans tous les cas, du pur jus franchouillard.

Kasdan contempla sa pièce à conviction puis observa le téléphone fixe. Le fait qu’il n’ait pas trouvé de micro dans le combiné ne prouvait rien. Aujourd’hui, les lignes étaient surveillées par la police à la source, à travers France Télécom ou les opérateurs de téléphones portables. Cela, il pouvait le vérifier en passant quelques coups de fil.

Il empocha le zonzon et recommença sa fouille de l’appartement. Cette fois, il savait ce qu’il cherchait. En moins d’une demi-heure, il découvrit trois micros. Un dans la chambre. Un dans la cuisine. Un dans la salle de bains. Seul, le salon de musique avait été épargné. Kasdan fit jouer dans sa paume gantée ses quatre mouchards. Pourquoi les flics épiaient-ils le Chilien ? Etait-il vraiment sur le point de témoigner dans un procès de crime contre l’humanité ? En quoi cela pouvait-il intéresser la Boîte ?

Kasdan retourna vérifier si ses « prélèvements » ne laissaient pas de traces trop apparentes. Si Vernoux et ses acolytes ne fouillaient que superficiellement l’appartement, ils n’y verraient que du feu. L’Arménien remit les meubles en place, éteignit les lumières, releva les stores et partit à reculons, refermant la porte d’entrée en douceur.

Il en avait assez pour cette nuit.

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