46
QUAND ILS SE RETROUVÈRENT, à 20 h, Kasdan exigea un débriefing complet. Ils étaient place Saint-Michel, au chaud, dans le break Volvo.
Le Russe déballa tout. L’avocate, Geneviève Harova, qui lui avait relaté le coup de fil sibyllin de Goetz. Les crimes continuent. Ses vains efforts, à lui, pour dénicher les trois Chiliens arrivés en France avec Wilhelm Goetz, le 3 mars 1987.
— Répète un peu ce que tu viens de dire.
— Ces types sont entrés en France et n’en sont pas ressortis. Pourtant, ils sont introuvables. Tout se passe comme s’ils avaient été avalés par le territoire.
— Étrange, fit Kasdan. Quelqu’un a déjà utilisé ces mots dans cette enquête, à propos d’un autre sujet. Je ne me souviens pas dans quel contexte...
— Les ravages de l’âge.
— Ta gueule. Quoi d’autre ?
Volokine avait gardé le meilleur pour la fin. La disparition de Charles Bellon, 13 ans, en mai 1995. Appartenant à la chorale de Saint-Augustin, sous la direction du père Olivier.
Kasdan joua à Candide :
— Et alors ?
— Ça nous fait quatre disparitions d’enfants dans cette affaire. Trois du côté de Goetz, une du côté d’Olivier. Et je suis sûr qu’il y en a d’autres. Des chefs de chœur organisaient ces disparitions. Un vrai réseau.
— Quelle est ton idée ? Toujours une vengeance ?
— Non. Je pense maintenant le contraire. C’est l’Ogre lui-même qui fait le ménage. Un homme très puissant, qui « consomme » des voix d’ange et qui envoie ses enfants-tueurs pour éliminer ses propres rabatteurs. Il réduit au silence des témoins gênants.
— Eh bien mon coco...
Le ton était ironique. Volo ne s’en formalisa pas. Il savait que sa théorie était cinglée. Il ajouta simplement :
— Je suis sûr que je brûle. La voix est la clé de l’affaire. La voix des enfants et leur pureté.
— C’est tout ?
— Non.
Volokine raconta son dernier rendez-vous. Bernard-Marie Jeanson. Il glissa cette idée selon laquelle Wilhelm Goetz avait caché son secret, d’une façon ou d’une autre, au sein des œuvres chorales qu’il dirigeait.
— Je ne te laisserai plus seul, conclut Kasdan. C’est délire sur délire.
— Et vous ?
— Moi ? Je crois que j’ai trouvé ton ogre...
L’Arménien raconta l’histoire de Hans-Werner Hartmann. Musicologue. Hitlérien. Chercheur. Gourou spirituel. Maître de torture. Un destin tourmenté, sur fond de Seconde Guerre mondiale et de dictature chilienne.
Volokine n’aurait pu rêver plus belle coïncidence :
— Putain, souffla-t-il. Tout colle.
— T’emballe pas. Tout ça, ce ne sont que des fragments, des présomptions, rassemblés d’une manière artificielle. Concrètement, nous n’avons que trois meurtres sans lien entre eux. Un soupçon d’enfants-tueurs. Et un gourou lointain, mort depuis longtemps.
Volokine ne répondit pas. Kasdan n’avait pas démarré. A travers le pare-brise, le Russe observait la place Saint-Michel et ses dragons. Déserte. Cette fois, l’alerte avait bien sonné. Les Parisiens s’étaient retranchés dans leurs foyers dorés et chaleureux. Noël se déroulerait à huis clos.
— Qu’est-ce que tu proposes ? lâcha enfin l’Arménien.
— On fonce chez Goetz. On vérifie les œuvres chorales qu’il a dirigées ces dernières années. On prend la première lettre de chacune d’elles et on voit ce que ça donne.
— Ça me paraît vaseux.
— Vous avez une autre idée pour Noël ?
— Oui. Et ce n’est pas incompatible avec tes recherches. (Il tourna la clé de contact.) On y va.
La Volvo s’arracha. Contourna la place. Remonta la rue Danton puis la rue Monsieur-le-Prince, en direction du boulevard Saint-Michel. Les deux hommes ne parlaient plus. Le Russe pouvait le sentir : à cet instant, ils goûtaient la même sensation. La chaleur de leur enquête. Leur solitude partagée. Leur réveillon qui, pour une fois, ne rimerait pas avec « abandon ».
Place Denfert-Rochereau. Avenue du Général-Leclerc.
Docilement, Kasdan entama une large boucle afin d’emprunter la voie autorisée pour tourner à gauche. Volokine pensa : « Ce mec a la loi dans le sang. » Puis, carré au fond de son siège, il observa l’avenue René-Coty qui défilait. Elle avait la quiétude sereine d’un paquebot illuminé, glissant sur des eaux noires. Des ateliers d’artistes. Des écoles en briques rouges. Et les arbres du terre-plein central qui avaient la noblesse altière d’une allée menant au château.
Le château, c’était le parc Montsouris. Kasdan braqua à gauche. Descendit l’avenue Reille. La rue Gazan, calme et obscure, semblait les attendre.
Clé universelle. Escalier. Cordons de sécurité. Ils pénétrèrent chez le Chilien comme s’ils étaient chez eux. L’ordinateur était toujours là. Les forces de police ne se pressaient pas pour l’embarquer. Noël, comme du sucre dans le sang, avait englué toute rapidité d’action.
Ils refermèrent la porte. Passèrent dans le salon de musique. Verrouillèrent le volet roulant et allumèrent. Tout de suite, Volokine plongea dans les partitions de Goetz. Il savait où chercher. Il avait mené la même fouille la nuit précédente. Il feuilleta les archives de l’organiste et détailla les œuvres chorales qu’il dirigeait pour ce Noël 2006.
Quatre pièces distinctes pour quatre chorales. L’Ave Maria de Schubert pour l’église Saint-Jean-Baptiste. Un fragment du Requiem de Tomas Luis de Victoria pour Notre-Dame-du-Rosaire. Un extrait de l’oratorio Jeanne d’Arc au bûcher de Arthur Honegger pour Saint-Thomas-d’Aquin. Un autre Requiem, celui de Gilles, un musicien du XVIIe siècle, pour Notre Dame-de-Lorette.
Volokine sortit son carnet et nota les titres en lettres capitales : «AVE MARIA », «REQUIEM », «ORATORIO », «REQUIEM »... Soient A. R. O. R. Ça ne donnait rien. Le Russe tenta un autre ordre : ARRO. Puis un autre encore : ROAR. Aucun sens. Encore une idée à la con...
Il tourna la tête pour voir où en était Kasdan. L’Arménien s’était assis par terre et semblait écouter de la musique au casque. Les lumières des vumètres de l’ampli éclairaient son visage. Il ressemblait à un vieil espion de la Stasi en train d’écouter une cible.
— Qu’est-ce que vous foutez ?
Kasdan appuya sur le bouton pause de la platine CD :
— Le type que j’ai rencontré cet après-midi, le chercheur israélien... Il m’a donné un document sonore. L’interrogatoire de Hans-Werner Hartmann, réalisé à Berlin par un psychiatre américain, en 47. Plutôt instructif. Et même terrifiant.
— Vous m’en faites profiter ? Mes conneries de mots croisés ne donnent rien.