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KASDAN se dirigeait vers la porte d’entrée quand Volokine l’interpella : Attendez.
— Quoi ?
— J’ai un dernier truc à faire.
Sans en dire plus, le Russe vira à gauche dans le salon et alluma l’ordinateur. Il portait toujours ses gants de chirurgien. Kasdan se posta derrière lui :
— Qu’est-ce que tu fous ?
— J’écris un mail.
— À qui ?
— Personnel.
— Tu crois qu’on n’a que ça à foutre ?
— J’en ai pour quelques secondes. Kasdan s’approcha. Volokine répéta :
— C’est personnel.
— A qui tu écris, à cette heure, un soir de Noël ?
— A ma fiancée.
Volokine était sûr de son effet mais le silence de Kasdan était particulièrement comique. On aurait dit qu’il avait reçu un coup de marteau sur le crâne.
Au bout de quelques secondes, l’Arménien ne résista pas :
— Tu as une fiancée, toi ?
— Disons : une sorte de fiancée.
— Où est-elle ?
— En prison.
— Une dealeuse ?
— Non. Je l’ai connue en taule, c’est tout.
— Qu’est-ce que tu foutais dans une prison de femmes ?
— Je peux finir mon message, ouais ?
Kasdan s’installa dans un fauteuil. La pièce était noyée d’obscurité. Le Russe acheva ses quelques lignes. Il n’obtiendrait pas de réponse. Il n’en avait jamais obtenu. Encore un e-mail à la mer...
Il appuya sur la touche envoyer puis ferma sa boîte aux lettres.
Au fond du salon, le vieil Arménien patientait. Volokine ne couperait pas à une explication et l’idée de raconter son histoire – son secret – au colosse ne lui déplaisait pas.
— 2004, attaqua-t-il. Les Stups m’avaient dans le collimateur. J’apparaissais plusieurs fois sur leurs bandes de surveillance, mais pas du bon côté, vous voyez ?
— Tu te fournissais en dope ? Volokine sourit sans répondre.
— Ils ont contacté Greschi, mon supérieur hiérarchique, et l’ont prévenu qu’ils allaient avertir les Bœufs. Greschi les a calmés puis m’a mis au vert. Il m’a inscrit à un programme à la con. Un truc de formation dans les prisons, portant sur le muay thaï.
— Tu as donné des cours de boxe thaïe en taule ?
— Une initiation, ouais. Un stage assorti d’un discours philosophique. Le message spirituel des arts martiaux, tout ça. Les mecs au trou n’en avaient rien à foutre. Tout ce qu’ils retenaient, c’était qu’ils pouvaient devenir, grâce à ces techniques, un peu plus forts, un peu plus dangereux.
— Quel est le lien avec ta nana ?
— Bizarrement, la liste des taules comprenait aussi des prisons de femmes. En octobre, je suis allé plusieurs fois à Fleury, dont une fois côté meufs. J’ai fait mon petit baratin sous les ricanements des nanas.
— C’est là que tu as rencontré ta fiancée ?
— Ouais.
— Tu l’as sautée dans les vestiaires ?
Volo ne répondit pas, brutalement saisi par les souvenirs.
Dans le gymnase, les détenues formaient un arc de cercle autour de lui. Elles gloussaient. Se poussaient du coude. Volo éprouvait un malaise. Il pouvait repérer les gouines, ouvertement hostiles. Et les autres. Fébriles. Frémissantes. Des femmes qui n’avaient pas été touchées par un homme depuis des années, hormis le médecin du bloc. Celles-là distillaient de puissantes ondes de désir. Mais c’était un désir vicié, mué en rage sourde. Le Russe s’imaginait suspendu aux anneaux du gymnase, victime d’une tournante au féminin.
Dans ce cercle, il l’avait reconnue. Francesca Battaglia. Trois fois championne du monde de muay thaï féminin, de 1998 à 2002. Quatre fois championne d’Europe, durant la même période. Il l’avait même admirée, en personne, lors d’une exhibition à Bercy, en novembre 1999. C’était bien la pasionaria de la boxe thaïe, perdue parmi ces éclopées de la vie. Que foutait-elle là ?
Après son show, les détenues s’étaient précipitées dans la cour pour fumer une clope et échanger leurs impressions sur le petit minet qui s’était trémoussé devant elles. Francesca n’était pas du lot. Volokine avait interrogé les matonnes à son sujet puis était revenu sur ses pas. Elle était assise sur un tapis de sol, jambes croisées, visage coupé par les lignes d’ombre des grilles.
Son mode de vie ici était singulier. Elle avait obtenu l’autorisation de suivre son régime végétarien. Elle ne portait sur elle aucun produit d’origine animale. Pas même un lacet de cuir. Elle ne portait pas non plus la moindre marque, le moindre logo, qui pouvait rappeler la vaste exploitation du monde. Volokine l’observait. Elle était un corps pur. Un souffle nu. Comme une bouche qui n’aurait jamais porté de plombages.
Volo lui proposa de s’en rouler un petit. Elle refusa. Il demanda s’il pouvait s’asseoir. Elle refusa. Le Russe s’assit tout de même, bien décidé à jouer au lourd. Il commença à préparer le joint, l’observant du coin de l’œil. Elle avait les cheveux très noirs, coupés à la Cléopâtre. Une gueule de tragédie grecque. Elle portait un débardeur noir et un pantalon de jogging. Son buste, ses jambes étaient squelettiques. Il n’avait connu cette maigreur que chez les junks, dont les chairs sont brûlées par la drogue.
Cette apparente fragilité était une illusion. Francesca Battaglia pouvait briser sept planches de plâtre accumulées, d’un seul coup de talon. Il l’avait vue faire, à Bercy, quand les tours de force deviennent des tours de foire.
— Pourquoi tu es ici ?
— Actes terroristes.
— Quel genre de terrorisme ?
— Altermondialisme.
La voix n’était pas rauque comme il s’y attendait – toutes les Italiennes ont la voix rauque. Elle avait un accent qui donnait un poids particulier à chaque syllabe. Une sorte d’effet retard, qui conférait un rythme lancinant, incantatoire, à chacune de ses phrases.
Volokine alluma son joint. Ses mains tremblaient. Il reprit, sur un ton ironique qu’il regretta aussitôt :
— Tu veux rétablir la grande balance de la planète ? Forcer les multinationales à rendre leur liberté à leur main-d’œuvre ?
— Je veux qu’un jour, les multinationales ne puissent plus parler de « leur » main-d’œuvre. Qu’il n’y ait plus de possessif possible. Parce qu’il n’y aura plus d’exploiteurs ni d’exploités.
Volokine expira lentement un filet de fumée :
— C’est irréel. C’est de l’utopie.
— C’est de l’utopie. C’est pour ça que c’est réel.
Francesca disait vrai. L’homme est fait pour rêver, c’est-à-dire pour combattre et non subir. C’est la loi de l’évolution. Et surtout, l’homme est fait pour la poésie. Or, l’utopie est poétique. Et la poésie aura toujours raison contre le réalisme.
— Qu’est-ce que tu viens m’emmerder ? demanda-t-elle tout à coup. Tu es venu voir la bête dans sa cage, c’est ça ?
Volokine sourit. Il s’allongea. Ses tremblements passaient. Le joint faisait son effet :
— Je t’ai déjà vue, une fois. A Bercy. 1999.
— Et alors ?
— Tu sais ce qui me ferait plaisir ?
— Si tu lâches un truc de cul, je te brise le nez.
— Les douze taos du hsingh-i. Rien que toi et moi.
Sans répondre, elle s’allongea à ses côtés, sur le tapis de sol, et ferma les yeux. Elle paraissait capter un murmure, une ligne de vérité, sous la lumière des fenêtres.
Volokine se releva sur un coude et se pencha sur elle. Il ajouta à voix basse, une main sur sa propre poitrine, en signe de déférence :
— Ce serait un honneur pour moi.
Sans rien dire, elle se leva puis se plaça au centre du gymnase. Volokine ôta sa veste de treillis et la rejoignit. Elle esquissait déjà sa garde. Position « Pi Quan ». Bras écartés, puis lentement rejoints l’un au-dessous de l’autre, droit devant soi.
Alors, comme le déclic d’une arme, son bras droit recula, son bras gauche se détendit. Tout son corps se mit en place. Genoux fléchis. Torse en recul. Main gauche à l’oblique vers le plafond. Main droite en retrait, coude replié.
Volokine reconnaissait l’élan de la nuque, reculant une dernière fois avant de se fixer. Geste gracile qui l’avait déjà frappé à Bercy. A ses côtés, il imita sa position.
Elle chuchota :
— Le singe.
En un seul mouvement, ils se voûtèrent et reculèrent d’un pas. Puis pivotèrent doucement et dressèrent leurs bras en ciseaux, devant leur torse. Ils enchaînèrent trois pas, leurs pieds se soulevant à peine, puis leurs jambes se croisèrent, reproduisant à la perfection la posture des bras. Tout n’était que légèreté, souplesse, malice dans leurs gestes. Ils étaient, littéralement, le « singe ».
— Le tigre.
Leurs bras se tendirent, s’écartèrent puis s’enroulèrent vers leur torse, comme pour englober une puissance venue de leur ventre. Ils se tenaient dans l’axe des fenêtres. Les treillis d’acier formaient un quadrillage éclaboussé de lumière.
Un pas à droite, un pas à gauche. Chaque fois, leurs bras repliés se détendaient, paumes tournées vers l’extérieur. Le tigre attaquait, avec ses grosses pattes, chargées de puissance...
Volokine sentait la sueur l’enduire, les effets du shit s’exsuder. Ses membres se fluidifiaient. Et toutes ces promesses d’énergie intérieure, celles qu’il avait oubliées, se rappelaient à son bon souvenir. Le Chi.
D’une voix sourde, il prononça :
— L’hirondelle.
Ils dessinèrent un cercle avec leur bras droit avant de décocher un coup de poing. Puis, avec une légèreté de danseurs, ils s’immobilisèrent dans la même position. Bras ouverts. Poing serrés. Tête tournée vers l’arrière, en équilibre sur un pied.
L’hirondelle ouvrait ses ailes.
Nouvelle volte-face. Leur poing droit jaillit au même instant, puis le gauche, dressé en lame. Ils pivotèrent. Regroupèrent leurs mains, face à face, comme se concertant pour une nouvelle attaque.
« Parfait », pensa Volokine, mais il n’avait toujours pas admiré ce qu’il attendait. Le célèbre coup de pied de Francesca Battaglia.
Il proposa :
— Le dragon.
Elle partit en retrait, avant de déplier sa jambe vers le soleil, talon en avant. On n’aurait pu imaginer geste plus furtif, plus rapide, et en même temps plus épanoui, plus déployé. La femme s’inclinait déjà, abaissant son pied droit, révérence au sol, avant de se détendre en une sorte d’entrechat.
Volokine l’imita et eut l’impression de peser des tonnes. « La belle et la bête », pensa-t-il.
Ils enchaînèrent ainsi les positions de l’aigle, du serpent, de l’ours, alors que le jour reculait entre les châssis blindés. Ils tournaient, volaient, virevoltaient, frappaient l’air ou demeuraient en suspens, avec une simultanéité parfaite.
Deux êtres humains tendant leur énergie en offrande à une liberté rêvée, gagnant en échange une harmonie, une complicité qu’ils n’auraient pu espérer dans aucun autre contexte. Pas même dans l’amour physique. Surtout pas dans l’amour physique.
— Tu l’as sautée ou non ?
Dans son genre, Kasdan pesait aussi des tonnes.
— Non. Je ne l’ai pas sautée. Nous avons vécu un truc différent, c’est tout.
— Ben mon vieux. La jeune génération...
Volokine se rappela encore. Quand les ténèbres étaient tombées sur le gymnase, il avait tenté sa chance, oui. Il s’était rapproché d’elle et, sans vraiment saisir ce qu’il faisait, il avait essayé de l’embrasser. Elle s’était esquivée en douceur. Sans agressivité.
— Pas question. Pas ici. Pas comme ça.
Volokine s’était reculé, acquiesçant d’un hochement de tête.
— Je comprends.
En vérité, il ne comprenait rien. Il acquiesçait pour une autre raison. Pour l’étrange lueur dans les yeux de la femme. Pour l’absolue netteté de l’instant, échappant à toute analyse, à toute raison.
Volokine balaya son souvenir.
Pianota sur le clavier, effaçant les traces de son passage sur l’ordinateur de Goetz.
Kasdan désigna l’écran d’un signe de tête :
— Elle te répond ?
— Jamais.
L’Arménien ouvrit la bouche, sans doute pour lâcher encore une vanne, mais son téléphone portable sonna :
— Arnaud ? fit Kasdan. Tu as du nouveau ? On te rappelle dans cinq minutes, de la bagnole.
Les deux hommes refermèrent la porte de l’appartement. Se glissèrent dans la rue, sans rencontrer âme qui vive. Une minute encore et ils étaient dans la Volvo, moteur tournant, chauffage en marche.
La voix d’Arnaud retentit dans l’habitacle :
— J’ai logé le deuxième général.
— T’es pas en train de réveillonner ?
— M’en parle pas. Je me suis planqué au premier étage. C’est triste à dire mais je ne supporte pas les fêtes de famille.
— Bienvenue au club. Qu’est-ce que tu as pour nous ?
— L’adresse de La Bruyère. Toujours vivant. Les décorations, ça conserve, apparemment... Mais attention, je te garantis pas l’état du bonhomme. J’ai eu du mal à le tracer parce qu’il a été placé à la retraite prématurément. Il n’est plus en circulation depuis la fin des années 80. Raisons médicales.
— Quel genre ?
— Psychiatriques. La Bruyère souffre de troubles mentaux. Il a été interné plusieurs fois, pour... mortifications. Automutilations. Ce genre de trucs. Il souffre de délires masochistes.
Volokine fixa le parc Montsouris. Absolument vide. Absolument noir. Cette surface, comme un miroir, lui renvoyait une évidence. Goetz souffrait du même trouble. Cela ne pouvait être un hasard. Avaient-ils subi la même influence ? La même expérience ?
— La Bruyère a été d’abord envoyé au Val-de-Grâce, continuait Arnaud. Puis dans des instituts spécialisés de Paris ou de la région parisienne. Sainte-Anne. Maison-Evrard. Paul-Guiraud...
— C’est bon. Je connais.
Le Russe lança un regard à Kasdan. Il remisa ce détail dans un coin de sa tête.
— Et maintenant ? demanda l’Arménien avec impatience.
— Il croupit chez lui, paraît-il. Un pavillon à Villemomble. Il ne doit plus avoir la force de se cisailler la queue. Mais on murmure autre chose.
— Quoi ?
— Drogue. La Bruyère allégerait la fin de sa vie à coups d’injections. Héroïne ou morphine. Il doit être dans un drôle d’état. À ramasser à la petite cuillère, si je puis dire...
— Tu n’as trouvé aucun lien avec notre affaire de Chiliens, hormis les anciens stages là-bas ?
— Bizarrement, si. La Bruyère, même à la retraite, a supervisé des échanges internationaux. Notamment avec le Chili. Des consultations ponctuelles.
— Mais encore ?
— Il semble qu’il se soit occupé du transfert de certains militaires, des « réfugiés politiques », en France, à la fin des années 80.
— Tu pourrais vérifier la liste de ces militaires ?
— Non. Je n’ai aucun moyen de le faire. Je vous répète juste ce qu’on m’a dit. Seul La Bruyère sait ce que sont devenus ces invités...
Kasdan demanda l’adresse précise du général. Volokine la nota sur son bloc.
— Merci, Arnaud, conclut l’Arménien. Tu peux penser au troisième général ?
— Bien sûr. Mais un 24 décembre, à 22 h, mes pistes vont plutôt tourner court.
Quand il eut raccroché, les deux hommes n’échangèrent pas un mot. Ils s’étaient compris. Leur réveillon continuait.