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PREMIÈRE IMAGE. Noir et blanc. Un jeune homme à l’allure stricte, serré dans un costume cintré, portant une petite cravate jaillissant d’un col rond.

— Hans-Werner Hartmann. 1936. Il vient d’obtenir son diplôme du conservatoire de Berlin. Prix de piano. Harmonie. Composition. Il a 21 ans. Sa mère est française. Son père bavarois. Des petits-bourgeois dans le textile.

Le musicien n’avait rien d’un blondinet aryen. Brun, maigre, il avait une tête de fanatique, dans le style des terroristes des romans russes. Ses cheveux étaient particuliers : très noirs, très épais, ils lui poussaient droit sur le crâne, comme si ses idées passionnées avaient pris corps dans cette matière électrique. Des yeux sombres, enfoncés dans leurs orbites, semblaient embusqués derrière des pommettes hautes, sur lesquelles on aurait pu affûter un couteau. Des lèvres fines complétaient l’expression dure, pénétrée d’une intensité terrible. Une tête à la Jack Palance.

— A cette époque, on peut supposer qu’il est partagé, voire déchiré, entre deux tendances. Sa passion pour la musique et son obsession patriotique. En tant que musicien, il ne peut ignorer que les grands compositeurs allemands ou autrichiens sont Mahler, Schönberg, Weill... Or, tous ces artistes sont déjà bannis par le régime nazi. C’est l’époque de la « Gleichschaltung », la « mise au pas ». On brûle les livres de Freud ou de Mann dans les rues. On décroche les tableaux dans les musées. On interdit les concerts de musique juive. Hartmann est partie prenante de cette réforme.

Il appartient aux Jeunesses hitlériennes. En tant qu’esthète, il ne peut souscrire à cet aveuglement. En même temps, il est un enfant de son époque. Amer. Haineux. Élevé dans le ressentiment de la défaite de 1918.

Kasdan songea à son fils. Le mauvais âge. L’âge où les enfants deviennent soi-disant des adultes. L’âge où ils sont en vérité le plus vulnérables, s’embarquant dans n’importe quel voyage.

— Je crois surtout qu’il est un musicien raté, poursuivit Bokobza. Il a décroché son diplôme mais sait déjà qu’il n’a aucune originalité en tant que compositeur ni aucune chance de devenir pianiste concertiste. Ce constat d’échec doit renforcer son amertume. Il est mûr pour l’enthousiasme barbare des nazis. Finalement, c’est l’expédition Schäfer qui va le sauver d’une carrière classique de cadre hitlérien.

Le carrousel tourna. Une image ancienne de Lhassa, capitale du Tibet, jaillit sur l’écran. Les hautes tours du palais du Potala surplombaient la Cité interdite.

— Vous savez que les nazis étaient obsédés par le problème des origines, la race pure et tous ces mirages ? Dans ce domaine, ils avaient une obsession spécifique : la montagne. A leurs yeux, c’était le lieu des origines par excellence. Le lieu de la grandeur, de la pureté. Le Reichsführer Heinrich Himmler, chef des SS, dirigeait à cette époque une bande de fumistes, soi-disant spécialistes, qui avaient réécrit l’histoire du monde, mélangeant des rites païens et des croyances farfelues sur l’existence de civilisations perdues. Ils avaient même inventé une théorie, selon laquelle les ancêtres des Aryens, congelés dans la glace, auraient été délivrés par la foudre. Dans ce contexte, les Tibétains, vivant en altitude et en toute pureté, constituaient des cousins possibles à ces Lohengrin descendus des glaces. Il fallait aller vérifier... Ce fut l’expédition Schäfer.

Un claquement. Une nouvelle diapositive. Des Occidentaux et des Tibétains assis par terre, autour d’une table basse. Au milieu, un barbu placide...

— Au centre, c’est Ernst Schäfer, zoologiste, racialiste, soi-disant expert de la race aryenne. A côté, Bruno Berger, qui va passer son temps à mesurer des crânes et à « tester » la pureté des Tibétains. Ces aventures ont un côté comique, sauf qu’elles ont débouché sur la Solution finale. Je préfère vous le dire : toute ma famille a disparu à Auschwitz. A gauche, entre deux Tibétains, on reconnaît Hartmann. Il s’est laissé pousser la barbe.

Kasdan repérait surtout les croix gammées et les sigles SS qui décoraient la maison himalayenne. Hallucinant. L’horreur nazie, à quatre mille mètres d’altitude...

— Hartmann, demanda-t-il, que faisait-il dans cette expédition ?

— Il s’occupait de la musique. Je veux dire : la musique des Tibétains. Il était à la fois diplômé du conservatoire et hitlérien. Le profil idéal. On a retrouvé ses notes, dans les archives de l’expédition. Hartmann a reçu un véritable choc au Tibet. Une révélation. On ne sait pas vraiment de quoi. A son retour, il ne se considère plus comme un musicien ni même un musicologue, mais comme un chercheur. Il va travailler sur les sons, les vibrations, la voix humaine...

— Quand sont-ils revenus ?

— En 1940.

Bokobza manipula son carrousel. Nouvelle image. Des baraquements. Des matons. Des spectres en costume de toile. Un camp de concentration.

— Hartmann n’a pas le temps de se lancer dans ses recherches. C’est la guerre et le jeune homme, toujours proche du pouvoir, est envoyé dans les camps, en tant que conseiller.

— De quoi ?

— De l’activité musicale des prisonniers. Une autre obsession des nazis : la musique. Ils en mettaient partout. Quand les déportés sortaient des trains de la mort, ils étaient accueillis par une fanfare. Quand ils travaillaient, c’était en chantant. On torturait aussi en musique. Des exécutions massives de populations civiles juives de l’Est se sont déroulées sur fond musical, diffusé par des haut-parleurs. C’est sans doute ce qu’on appelle « l’âme allemande »...

Kasdan songea à ce qu’avait raconté l’homme mutilé, Peter Hansen, sur le chœur qui accompagnait les expériences chirurgicales, et au témoignage de Condeau-Marie : comment Hartmann suggérait d’associer musique et torture. Tout était né de l’horreur nazie.

Bokobza joua de son appareil. Un autre camp. Toujours des baraques alignées, toujours ce parfum de mort...

— Hartmann a d’abord fait un passage au camp de Terezin. Vous en avez entendu parler ?

— Oui. Mais je ne suis pas contre un rafraîchissement.

— Theresienstadt, en Tchécoslovaquie, est un des mensonges les plus funestes des nazis. Un camp modèle, une vitrine, qu’ils montraient aux membres des commissions de la Croix-Rouge et aux diplomates, leur faisant croire que tous les camps étaient structurés sur ce type de « colonie juive ». Des activités artistiques, des travaux moins pénibles... Terezin est célèbre parce que le camp a abrité la crème des artistes juifs. Certains compositeurs ont écrit là-bas des chefs-d’œuvre. Robert Desnos, le poète français, y est mort. En réalité, Terezin était la dernière station avant Auschwitz. C’est d’ailleurs à Auschwitz que Hartmann est ensuite parti.

— Il a connu les massacres des camps ? Le chercheur eut un rire sinistre.

— Il était aux premières loges. Les vraies douches avant les fausses, pour mieux dilater les pores de la peau et laisser pénétrer le gaz. Les cadavres qu’on sortait, dix minutes après, d’une trappe pour les faire brûler. Les bébés qui survivaient parfois, tétant le sein de leur mère et échappant au gaz mortel, qu’il fallait achever d’une balle dans le crâne...

D’un coup sec, Bokobza fit glisser une nouvelle diapositive. Des cendres humaines dégueulant de fours en forme de sarcophages.

— ... Les enfants brûlés ou enterrés vivants, faute de temps, faute d’espace...

L’Israélien jouait de sa machine avec une rage à peine contenue. Sa voix prenait une inflexion de plus en plus dure :

— ... Les milliers de corps brassés au bulldozer, dirigés vers des charniers ! Les cheveux coupés des cadavres, afin d’en confectionner de la moquette pour les sous-marins allemands...

Nouveau claquement, nouvelle horreur. Les scènes qui saliront l’espèce humaine à jamais. Celles de Nuit et brouillard, rappelant les toiles de Jérôme Bosch. Des corps et des os indistincts, poussés, roulés, broyés par des pelleteuses, déplacés en collines blanchâtres de déchets humains.

— Hartmann, que faisait-il, durant ces... activités ?

— Il est devenu capitaine SS. Il n’a pas de responsabilité effective – je veux dire, concernant l’extermination. Il a en réalité deux casquettes. Sans jeu de mots. Il organise les fanfares, les chorales, les orchestres et, parallèlement, il se livre à ses recherches personnelles.

— Quelles recherches ?

— On a des notes là-dessus, encore une fois, de sa propre main. Des trucs confus. Hartmann étudiait la voix humaine, les cris, les vibrations de la souffrance. Il analysait l’impact des sons sur le monde matériel et le cerveau humain. Ce qu’il appelait les « forces et turbulences des ondes sonores ».

Bokobza passa à une autre image. Hartmann assis à un bureau, un casque audio sur les oreilles, souriant à l’objectif, devant une grosse bécane qui devait être l’ancêtre des magnétophones.

— Les magnétophones à bande existaient déjà, à cette époque ?

— Les premiers ont été inventés par les Allemands, puis utilisés par les nazis. Hitler faisait un grand usage de cette technique. Tous ses discours radiophoniques étaient préenregistrés, pour éviter un attentat dans le studio de la radio. Personne n’a jamais soupçonné la supercherie.

L’Arménien observait le musicologue en uniforme. Son regard fiévreux, son sourire mince, ses mains osseuses posées sur la machine comme s’il s’agissait d’un trésor...

— Il enregistrait les concerts des prisonniers ?

— Non. Il captait les cris de terreur des déportés. Il avait placé des micros dans les couloirs des douches, dans les salles de vivisection. Ses assistants poursuivaient, micro en main, les détenus jetés vivants dans les fours. Il traquait je ne sais quoi à travers ces hurlements. Mais je l’imagine assez bien prenant des notes, réécoutant ses bandes, étranger au cauchemar en marche. En cela, Hartmann est un vrai nazi. Il partageait avec les autres cette indifférence radicale à l’égard du martyre des victimes. Il avait cette espèce de trou noir au fond de la conscience. Vous avez dû voir des images du procès de Nuremberg. Ces types qui semblaient parfaitement normaux mais dont l’âme était en réalité atrophiée, difforme, monstrueuse. Il leur manquait la compassion humaine. Le sens moral. Il leur manquait ce qui fait l’humain.

Kasdan contemplait toujours sur l’écran l’homme hiératique, au physique d’intellectuel, aux yeux de fou. Il l’imaginait au cœur de l’enfer, se préoccupant seulement de ses notes et de la qualité de ses enregistrements. Oui. Son visage ruisselait d’indifférence.

— A la fin de la guerre, Hartmann a été fait prisonnier ?

— Non. Il a disparu. Evaporé. Nouvelle diapositive. Berlin en ruine.

— On le retrouve dans la ville détruite, en 1947. Arrêté par la police paramilitaire américaine, aux abords du quartier de « Onkel Toms Hutte ». La zone investie par les occupants américains.

Des monceaux de gravats devant des maisons détruites. Des caniveaux remplis de poussière. Des tas de bois mort brûlés par le soleil. Des passants étiques, au regard hanté, qui semblent chercher quelque chose à manger. Le Berlin sectorisé de l’immédiate après-guerre. Un corps urbain frappé par une lèpre, dévasté par les ulcères...

— Nous n’avons pas de photos de Hartmann à ce moment-là mais le rapport américain le décrit comme un dément. Un clochard mystique, un prédicateur, sale comme un pou. Son état de santé est critique. Malnutrition. Déshydratation. Des engelures aux pieds. Et aussi des marques de fouet sur tout le corps. Ces cicatrices ont décontenancé les Américains. Hartmann semblait avoir été torturé. Mais par qui ? Le musicien s’en est expliqué. « Traitement personnel », a-t-il répondu quand on l’a interrogé. Il parlait anglais, à la différence des criminels nazis interviewés par des psychiatres, à Nuremberg. J’ai pu récupérer un enregistrement. Je vous donnerai une copie : c’est plutôt impressionnant.

— Dans quel sens ?

— Vous verrez par vous-même.

L’Arménien regardait les ruines grises. Des pans de murs qui ne s’emboîtaient plus dans rien. Des trous, des crevasses qui ressemblaient à de grands yeux blancs – des yeux crevés...

Nouvelle diapositive.

La même ville, en voie de reconstruction.

— 1955. Berlin renaît de ses cendres. Hartmann renaît lui aussi. Il n’est pas si fou que ça. Je veux dire qu’il s’est organisé. A l’époque du « Berlin année zéro », le musicologue, à coups de discours illuminés, a réuni une sorte de groupe. Des femmes, des hommes et surtout des enfants. Berlin grouille d’orphelins. Cette bande se constitue en faction parareligieuse.

— Une secte ?

— Un genre de secte, oui. Ils ont un local, en zone soviétique. Ils vivent de différents boulots, notamment de couture. Ils chantent dans la rue. Ils mendient. On sait peu de chose sur le culte enseigné par Hartmann. Il semble que cela soit très... régressif.

— Dans quel sens ?

— Les enfants s’habillent de manière traditionnelle, à la bavaroise. Les membres n’ont pas le droit de toucher certains matériaux, ni d’utiliser des instruments modernes.

Kasdan songeait au témoignage de l’ancien combattant, aux alentours de Saint-Augustin. Des enfants à chapeaux verts, culottes de peau et galoches de la Seconde Guerre mondiale. Les faits collaient. Un vieux salopard, nazi et mystique, mort sans doute depuis des années, avait envoyé à Paris, à travers les couches du temps et de l’espace, des petits tueurs endoctrinés. Il lui fallait des dates.

— Quand Hartmann est-il parti au Chili ?

— En 1962. Il avait des ennuis à Berlin. On a parlé de pédophilie mais cela n’avait pas l’air fondé. D’autres rumeurs évoquaient des sévices physiques, des séquestrations de mineurs, et ça semblait beaucoup plus proche de la vérité. Le credo de Hartmann s’appuyait sur le châtiment. La seule voie pour accéder à la grâce, à la fusion avec le Christ, est la souffrance. Ce qui n’est pas nouveau. Mais Hartmann paraît avoir poussé très loin cette profession de foi. Les enfants, « ses » enfants comme il disait, ne devaient pas rire tous les jours.

Déclic du carrousel. Un portrait de groupe. Au premier rang, des enfants blonds, sans chapeau, portant tous la culotte de peau typique de la Bavière. Au deuxième rang, des hommes et des femmes, jeunes, à l’allure vigoureuse, en chemise blanche et pantalon de toile. A droite, Hartmann, droit comme un instituteur. Grand, maigre, il portait toujours sa tignasse noire, épaisse et drue, et ses petites lunettes rondes.

— Vous voyez Hartmann ? Son air gaillard ? Il a l’air d’un animateur emmenant en excursion sa colonie. En fait d’excursion, c’est plutôt un voyage en enfer qu’il prépare. Le gourou a sélectionné ses élus avant de partir.

— Il voulait créer une communauté aryenne ?

— Pas au sens génétique, non. Même si on raconte qu’Hartmann a toujours contrôlé les naissances dans son groupe.

— Comment ?

— Il déterminait les couples. Il choisissait l’homme et la femme qui pouvaient s’unir. Mais cette sélection n’était pas centrale dans son « œuvre ». Il travaillait plutôt à une mutation spirituelle. Une métamorphose qui passait par la foi et le châtiment. Il ne s’agit pas d’eugénisme. Même si progressivement, au Chili, il s’est entouré de médecins, de spécialistes...

Kasdan songeait aux chirurgiens fêlés qui avaient torturé Peter Hansen. Hartmann était dans le coup, aucun doute. Tout cela s’était peut-être même passé au sein de son groupe.

— Où était installé Hartmann au Chili ?

— Au sud, à près de six cents kilomètres de Santiago, entre la ville de Temuco et la frontière de l’Argentine. Les autorités de l’époque lui ont accordé un statut particulier de « société de charité » et lui ont alloué des terres vierges. Des milliers d’hectares, au pied de la Cordillère des Andes. L’accord tacite était : « Réveillez cette zone et nous vous foutrons la paix. » Hartmann a respecté sa partie du contrat. Au-delà de toute mesure. Face aux paysans chiliens, plutôt flemmards, les Aryens disciplinés ont fait des prodiges.

Nouvelle image. Vue aérienne d’une immense exploitation agricole. Des champs découpés en carrés, rectangles, losanges, déposés au pied des Andes comme des pièces de tissu. Des maisons en bois, des rivières courant à travers les prairies. Un véritable décor de train électrique.

— En quelques années, l’enclave allemande est devenue la zone la plus prospère du pays. Une agriculture rigoureuse. Une production intensive. Personne n’avait jamais vu ça au Chili. A ce moment, Hartmann a acheté ces terres. Il a dressé un enclos et transformé sa propriété en forteresse dont il aurait levé le pont-levis. Il l’a baptisée « Asunción ». En hommage à un groupe de missionnaires espagnols du XVIe siècle partis évangéliser les Indiens Guaranis au Brésil. Aucun rapport avec la capitale du Paraguay.

Le mot signifie «Assomption ». Je ne vous fais pas un dessin. Durant des années, les supermarchés chiliens ont été remplis de produits « Asunción ». La figure souriante de la fertilité dissimulait le visage du mal.

— Il torturait les enfants ?

— Il parlait plutôt de « quintessence », de « purification », de « maîtrise de la douleur »... Tout cela participait d’un cheminement complexe. La souffrance visait à être elle-même dépassée. Le corps tourmenté devenait pour l’âme une sorte de véhicule, qui permettait de devenir plus fort et de rejoindre le Seigneur. Voilà ce que proposait Hartmann dans sa communauté, qu’on a bientôt appelée « la Colonie ». La Colonia. Une renaissance de l’esprit par la chair.

Kasdan regardait toujours la vue aérienne de l’enclave. Se pouvait-il que le cauchemar d’aujourd’hui soit parti de là, de cette surface verdoyante et fertile ?

— D’après mes informations, dit l’Arménien, Hartmann a participé aux opérations de torture du régime Pinochet.

— Bien sûr. C’était un spécialiste. Il connaissait les techniques. Et aussi leurs effets, puisque lui et ses enfants s’infligeaient les pires traitements. Dès le coup d’Etat, la Colonie est devenue un centre de détention très efficace. Une véritable annexe de la DINA, la police politique chilienne. Ils étaient connectés par radio avec Santiago, jour et nuit.

— Comment un religieux pouvait-il prêter main-forte à des militaires ?

— Hartmann se moquait des généraux et de leur dictature. Il voulait racheter l’âme des gauchistes. Des égarés. Des pécheurs. Il les purifiait par la souffrance. D’autre part, Hartmann se considérait comme un chercheur. Il étudiait les zones de la douleur, les seuils de tolérance de l’homme... Ces prisonniers politiques lui offraient un cheptel idéal... Plus prosaïquement, l’Allemand savait qu’en rendant service aux généraux, il s’assurait une immunité totale et de nombreuses subventions. Il avait aussi obtenu des autorisations d’extraction sur le sol chilien : titane, molybdène, des métaux rares utilisés dans les industries d’armement. Et bien sûr, l’or.

— Dans les années 80, les tortionnaires chiliens ont commencé à avoir des ennuis...

— Hartmann n’a pas fait exception à la règle. De nombreux prisonniers avaient disparu au sein de la Colonia. Des plaintes se sont élevées contre la secte. Des familles de paysans ont aussi attaqué la Communauté pour « enlèvements » et « séquestrations » de mineurs. Comme la première fois, en Allemagne. Il faut comprendre le système Hartmann. Il avait fait construire un hôpital gratuit, créé des écoles, des centres de loisirs. Les villageois lui confiaient leurs enfants afin qu’ils apprennent les méthodes de culture, des principes agronomiques, ce genre de choses. Mais lorsque ces parents voulaient récupérer leur progéniture, c’était une autre histoire. Hartmann vivait en maître sur cette région médiévale. C’était une sorte de Gilles de Rais, régnant sur ses serfs. D’ailleurs, c’était son surnom. El Ogro.

— El Ogro ?

— Ou en allemand : « Der Ojjer ». Un Barbe-Bleue omniscient, omniprésent...

L’Arménien eut une pensée pour Volokine. Le gamin avait donc vu juste, encore une fois.

— Vous n’avez pas d’autres photos ?

— Non. Personne n’est jamais entré au sein la Comunidad. Je veux dire : des étrangers à la secte. Il y avait une partie publique – l’hôpital, les écoles, le conservatoire, le comptoir agricole. Pour le reste, c’était un territoire interdit. Des gardes. Des chiens. Des caméras. Hartmann avait les moyens de se payer ce qu’il y avait de mieux dans le domaine de la sécurité.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Quand les plaintes ont été trop nombreuses, Hartmann a de nouveau disparu, avec sa « famille ». Ils ont monté un réseau de sociétés anonymes afin de récupérer leur argent et échapper au démantèlement, puis ils se sont enfuis.

— Où sont-ils allés ?

— Personne ne le sait. On ignore même si l’Allemand était encore vivant à ce moment-là. J’ai appelé plusieurs journalistes à la Nación, un journal important de Santiago. On a raconté beaucoup de choses. On a dit que Hartmann avait quitté depuis longtemps la Colonie, qu’il la dirigeait à distance. Ou qu’il avait fui aux Caraïbes, à la fin des années 80. On a dit aussi qu’il n’avait jamais quitté les lieux, qu’il vivait dans les souterrains, là même où les prisonniers chiliens avaient été torturés. Il est impossible de connaître la vérité. Ni même de savoir s’il existe une vérité...

— Aujourd’hui, vous pensez que Hans-Werner Hartmann est mort ?

— Sans aucun doute. Il aurait plus de 90 ans. Au fond, ça n’a pas beaucoup d’importance. Il a fait école. Il a même un fils, je crois, qui a dû prendre le relais...

Kasdan se décida à lâcher sa bombe :

— Si je vous disais que des enfants de la Colonie frappent actuellement en plein Paris, que diriez-vous ?

Le chercheur éteignit son projecteur. La pièce fut d’un coup plongée dans le noir.

— Je ne serais pas étonné, fit-il en extrayant son carrousel de la machine. Quand on donne un coup de pied dans la fourmilière, les fourmis survivent. Elles trouvent refuge ailleurs. Jusqu’à creuser d’autres galeries. Constituer un autre foyer. La clique de Hartmann s’est peut-être installée dans un autre pays d’Amérique du Sud. Ou même en Europe. Rien n’est fini. Tout continue.

Bokobza ouvrit les rideaux. Le jour terne se répandit dans la pièce.

— Je pourrais emporter quelques documents sur papier ? Un portrait de Hartmann ? Des témoignages ?

— Pas de problème. J’en ai des tonnes.

Le chercheur eut un mouvement vers les tiroirs tapissant la pièce :

— Ces archives regorgent d’exemples de réapparitions du Mal. Les néo-nazis sont partout. Le nazisme fait des petits et ne cessera jamais d’en faire. Nous tentons seulement ici de pratiquer une veille morale.

Kasdan regarda les tiroirs. Il avait soudain l’impression d’être entouré de vivariums voilés, abritant des monstres abjects. Ou encore de bocaux remplis de virus, de microbes véhéments. Bokobza était une sentinelle du Mal, guettant les foyers d’infection.

— Comment faites-vous pour vivre... là-dedans ?

— Je suis un homme et je vis parmi les hommes. C’est tout.

— Je ne comprends pas.

Bokobza se retourna et eut un sourire fatigué :

— Dans une autre pièce, je pourrais vous montrer un film édifiant montrant des Israéliens brisant à coups de pierres les membres d’un adolescent palestinien. La haine est le don le mieux partagé.

— Je ne comprends toujours pas.

Le chercheur croisa les bras. Son sourire restait suspendu. Il ressemblait à une goutte glacée, au bout d’une stalactite. Tant qu’elle demeurait ainsi, en équilibre, on aurait pu la croire vive, gaie, scintillante. Mais lorsqu’elle se détachait et s’écrasait sur le sol, elle révélait sa vraie nature : c’était une larme.

— Ce qui est triste, conclut Bokobza, ce n’est pas seulement que le nazisme ait existé, qu’il ait contaminé un peuple entier et provoqué le massacre de millions de personnes. Ni que cette monstruosité persiste encore aujourd’hui, partout sur la planète. Le plus triste, vraiment, c’est qu’il y ait une telle haine au fond de chacun de nous. Sans exception.

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