Il faut pourtant que nos lecteurs sachent ce que c’était que le malheureux jeune homme dont on venait de déposer le cadavre sur la place de la Préfecture, ce que c’était que la jeune femme qui était descendue sur cette même place à l’Hôtel des Grottes-de-Ceyzeriat, et d’où tous deux venaient.
C’étaient les deux derniers rejetons d’une vieille famille de Provence. Leur père, ancien mestre de camp, ancien chevalier de Saint Louis, était né dans la même ville que Barras, avec lequel il avait été lié dans sa jeunesse, c’est-à-dire à Fos-Emphoux. Un oncle qui était mort à Avignon, qui l’avait fait son héritier, lui avait laissé une maison ; il vint, vers 1787, habiter cette maison avec ses deux enfants, Lucien et Diana. Lucien, à cette époque, avait douze ans, Diana en avait huit. On était alors dans toute l’ardeur des premières espérances et des premières craintes révolutionnaires, selon que l’on était patriote ou royaliste.
Pour ceux qui connaissent Avignon, il y avait alors, et il y a encore aujourd’hui, il y a toujours eu deux villes dans la ville : la ville romaine, la ville française.
La ville romaine, avec son magnifique Palais des Papes, ses cent églises plus somptueuses les unes que les autres, ses cloches innombrables, toujours prêtes à sonner le tocsin de l’incendie ou le glas du meurtre.
La ville française, avec son Rhône, ses ouvriers en soieries, et son transit croisé qui va du nord au sud, de l’ouest à l’est, de Lyon à Marseille, de Nîmes à Turin ; la ville française était la ville damnée, la ville envieuse d’avoir un roi, jalouse d’obtenir des libertés, et qui frémissait de se sentir terre esclave, terre ayant le clergé pour seigneur.
Le clergé, non pas le clergé tel qu’il a été de tout temps dans l’Église gallicane, et tel que nous le connaissons aujourd’hui, pieux, tolérant, austère aux devoirs, prompt à la charité, vivant dans le monde pour le consoler et l’édifier sans se mêler à ses joies ni à ses passions ; mais le clergé, tel que l’avaient fait l’intrigue, l’ambition et la cupidité, c’est-à-dire ces abbés de cour rivaux des abbés romains, oisifs, élégants, hardis, rois de la mode, autocrates des salons et coureurs de ruelles. Voulez-vous un type de ces abbés-là ? Prenez l’abbé Maury, orgueilleux comme un duc, insolent comme un laquais, fils d’un cordonnier, et plus aristocrate qu’un fils de grand seigneur.
Nous avons dit : Avignon, ville romaine ; ajoutons : Avignon, ville de haines. Le cœur de l’enfant pur partout ailleurs de mauvaises passions, naissait là plein de haines héréditaires, léguées de père en fils depuis huit cents ans, et, après une vie haineuse, léguait à son tour l’héritage diabolique à ses enfants. Dans une pareille ville, il fallait prendre un parti, et selon l’importance de sa position, jouer un rôle dans ce parti.
Le comte de Fargas était royaliste avant d’habiter Avignon ; en arrivant à Avignon, pour se mettre au niveau, il dut devenir fanatique. Dès lors, on le compta comme un des chefs royalistes et comme un des étendards religieux.
C’était, nous le répétons, en 87, c’est-à-dire à l’aurore de notre indépendance. Aussi, au premier cri de liberté que poussa la France, la ville française se leva-t-elle, pleine de joie et d’espérance. Le moment était enfin venu pour elle de contester tout haut la concession faite par une jeune reine mineure, pour racheter ses crimes, d’une ville, d’une province, et, avec elle, d’un demi-million d’âmes. De quel droit ces âmes avaient-elles été vendues pour toujours à un maître étranger ?
La France allait se réunir au Champ-de-Mars dans l’embrassement fraternel de la Fédération. Paris tout entier avait travaillé à préparer cette immense terrasse où, soixante-sept ans après ce baiser fraternel donné, il vient de convoquer l’Europe entière à l’Exposition universelle, c’est-à-dire au triomphe de la paix et de l’industrie sur la guerre. Avignon seule était exceptée de cette grande agape ; Avignon seule ne devait point avoir part à la communion universelle ; Avignon, elle aussi, n’était-elle donc pas la France ?
On nomma des députés ; ces députés se rendirent chez le légat et lui donnèrent vingt-quatre heures pour quitter la ville. Pendant la nuit, le parti romain, pour se venger, ayant le comte de Fargas à sa tête, s’amusa à pendre à une potence un mannequin portant la cocarde tricolore.
On dirige le Rhône, on canalise la Durance, on met des digues aux âpres torrents qui, au moment de la fonte des neiges, se précipitent en avalanches liquides des sommets du Mont-Ventoux. Mais ce flot terrible, ce flot vivant, ce torrent humain qui bondit sur la pente rapide des rues d’Avignon, une fois lâché, une fois bondissant, le ciel lui-même n’a point encore essayé de l’arrêter.
À la vue de ce mannequin aux couleurs nationales se balançant au bout d’une corde, la ville française se souleva de ses fondements en poussant des cris de rage. Le comte de Fargas, qui connaissait ses Avignonnais, s’était retiré, la nuit même de la belle expédition dont il avait été le chef, chez un de ses amis, habitant la vallée de Vaucluse. Quatre des siens, soupçonnés à juste titre d’avoir fait partie de la bande qui avait arboré le mannequin, furent arrachés de leurs maisons et pendus à sa place. On prit de force, pour cette exécution, des cordes chez un brave homme nommé Lescuyer, qui, dans le parti royaliste, fut à tort accusé de les avoir offertes. Cela se passait le 11 juin 1790.
La ville française, tout entière, écrivit à l’Assemblée nationale qu’elle se donnait à la France, et avec elle son Rhône, son commerce, le Midi, la moitié de la Provence. L’Assemblée nationale était dans un de ses jours de réaction ; elle ne voulait pas se brouiller avec Rome, elle ménageait le roi ; elle ajourna l’affaire.
Dès lors, le mouvement patriote d’Avignon était une révolte, et le pape était en droit de punir et de réprimer. Le pape Pie VI ordonna d’annuler tout ce qui s’était fait dans le Comtat Venaissin, de rétablir le privilège des nobles et du clergé et de relever l’inquisition dans toute sa rigueur. Le comte de Fargas rentra triomphant à Avignon, et non seulement ne cacha plus que c’était lui qui avait arboré le mannequin à la cocarde tricolore, mais encore il s’en vanta. Personne n’osa rien dire. Les décrets pontificaux furent affichés.
Un homme, un seul, en plein jour, à la face de tous, alla droit à la muraille où était affiché le décret et l’en arracha. Il se nommait Lescuyer. C’était le même qui avait déjà été accusé d’avoir fourni des cordes pour pendre les royalistes. On se rappelle qu’il avait été accusé à tort. Ce n’était point un jeune homme, il n’était donc point emporté par la fougue de l’âge. Non, c’était presque un vieillard qui n’était pas même du pays. Il était Français, Picard, ardent et réfléchi à la fois. C’était un ancien notaire établi depuis longtemps à Avignon. Ce fut un crime dont l’Avignon romaine tressaillit, un crime si grand, que la statue de la Vierge en pleura.
Vous le voyez, Avignon, c’est déjà l’Italie ; il lui faut à tout prix des miracles, et, si le ciel n’en fait pas, il se trouve quelqu’un pour en inventer. Ce fut dans l’église des Cordeliers que le miracle se fit. La foule y accourut.
Un bruit se répandit en même temps, qui mit le comble à l’émotion. Un grand coffre bien fermé avait été transporté par la ville. Ce coffre avait excité la curiosité des Avignonnais. Que pouvait-il contenir ? Deux heures après, ce n’était plus un coffre dont il était question, c’était dix-huit malles se rendant au Rhône. Quant aux objets que contenaient ces malles, un portefaix l’avait révélé ; c’étaient les effets du mont-de-piété, que le parti français emportait avec lui en s’exilant d’Avignon. Les effets du mont-de-piété ! C’est-à-dire la dépouille des pauvres ! Plus une ville est misérable, plus le mont-de-piété est riche. Peu de monts-de-piété pourraient se vanter d’être aussi riches que l’était celui d’Avignon. Ce n’était plus une affaire d’opinion, c’était un vol, un vol infâme. Blancs et bleus, c’est-à-dire patriotes et royalistes, coururent à l’église des Cordeliers, non pas pour voir le miracle, mais criant qu’il fallait que la municipalité leur rendît compte.
M. de Fargas était naturellement à la tête de ceux qui criaient le plus fort.