Chapitre 3 La chartreuse de Seillon

Le voyageur reconnut que la statue qu’il cherchait était celle qui était placée dans une niche à droite de la grande porte. Il força son cheval de s’approcher du mur, et, se haussant sur les étriers, il atteignit le piédestal de la statue. Un intervalle existait entre la base et les parois de la niche ; il y glissa la main, sentit un anneau, tira à lui et devina, plutôt qu’il n’entendit, la trépidation d’une sonnette. Trois fois il recommença le même exercice. À la troisième fois, il écouta, il lui sembla alors entendre s’approcher de la porte un pas inquiet.

– Qui sonne ? demanda une voix.

– Celui qui vient de la part du prophète, répondit le voyageur.

– De quel prophète ?

– De celui qui a laissé son manteau à son disciple.

– Comment s’appelait-il ?

– Élisée.

– Quel est le roi auquel les fils d’Israël doivent obéir ?

– Jéhu !

– Quelle est la maison qu’ils doivent exterminer ?

– Celle d’Achab.

– Êtes-vous prophète ou disciple ?

– Je suis disciple, mais je viens pour être reçu prophète.

– Alors, soyez le bienvenu dans la maison du Seigneur !

À peine ces paroles avaient-elles été dites, que les barres de fer qui maintenaient la porte basculèrent sans bruit, que les verrous muets sortirent sans grincer de leurs tenons, et que la porte s’ouvrit silencieusement et comme par magie.

Le cavalier et le cheval disparurent sous la voûte. La porte se referma derrière eux. L’homme qui venait d’ouvrir si lentement et de la refermer si vite, s’approcha du nouveau venu qui mettait pied à terre. Celui-ci jeta sur lui un regard de curiosité. Il était vêtu de la longue robe blanche des chartreux, et avait la tête entièrement voilée par son capuchon. Il prit le cheval à la bride, mais évidemment plutôt pour rendre service que par servilité. Et, en effet, pendant ce temps, le voyageur détachait sa valise et tirait de ses fontes les pistolets qu’il passait à sa ceinture, près de ceux qui y étaient déjà.

Le cavalier jeta un coup d’œil autour de lui, et, ne voyant aucune lumière, n’entendant aucun bruit :

– Les compagnons seraient-ils absents ? demanda-t-il.

– Ils sont en expédition, répondit le frère.

– Les attendez-vous cette nuit ?

– Je les espère cette nuit, mais je ne les attends guère que la nuit prochaine.

Le voyageur réfléchit un instant. Cette absence paraissait le contrarier.

– Je ne puis loger à la ville, dit-il ; je craindrais d’être remarqué, sinon d’être reconnu. Puis-je attendre les compagnons ici ?

– Oui, sur votre parole d’honneur de ne pas essayer d’en sortir.

– Vous l’avez.

Pendant ce temps, la robe d’un second moine s’était dessinée dans l’ombre, blanchissant au fur et à mesure qu’elle approchait du premier groupe. Celui-ci était sans doute un compagnon secondaire, car le premier moine lui jeta aux mains la bride du cheval, l’invitant, avec la forme d’un ordre, plutôt que celle d’une prière, à le conduire à l’écurie. Puis, tendant la main au voyageur :

– Vous comprenez, lui dit-il, pourquoi nous n’allumons point la lumière… Cette chartreuse est censée inhabitée ou peuplée simplement par des fantômes ; une lumière nous dénoncerait. Prenez ma main et suivez-moi.

Le voyageur ôta son gant et prit la main du moine. C’était une main douce et, on le sentait, inhabile à tous les travaux qui enlèvent à cet organe son aristocratie primitive. Dans les circonstances où se trouvait le voyageur, tout est indice. Il fut aise de savoir qu’il avait affaire à un homme comme il faut, et le suivit dès lors avec une entière confiance. Après quelques détours faits dans des corridors complètement obscurs, on entra dans une rotonde prenant sa lumière par en haut. C’était évidemment la salle à manger des compagnons. Elle était éclairée de quelques bougies appliquées au mur par des candélabres. Un feu était allumé et brûlait dans une grande cheminée, entretenu par du bois sec, faisant peu ou point de fumée.

Le moine présenta un siège au voyageur, et lui dit :

– Si notre frère est fatigué, qu’il se repose ; si notre frère a faim, on va lui servir à souper ; si notre frère a envie de dormir, on va le conduire à son lit.

– J’accepte tout cela, dit le voyageur en détirant ses membres élégants et vigoureux à la fois. Le siège parce que je suis fatigué, le souper parce que j’ai faim, le lit parce que j’ai envie de dormir. Mais, avec votre permission, mon très cher frère, chaque chose viendra à son tour.

Il jeta sur la table son chapeau à larges bords, et, passant sa main dans ses cheveux flottants, il mit à découvert un large front, de beaux yeux, et un visage plein de sérénité. Le moine qui avait conduit le cheval à l’écurie rentra, et, interrogé par son confrère, répondit que l’animal avait sa litière fraîche et son râtelier garni.

Puis, sur l’ordre qui lui fut donné, il étendit sur l’extrémité de la table une serviette, posa sur cette serviette une bouteille de vin, un verre, un poulet froid, un pâté et un couvert, avec couteau et fourchette.

– Quand vous voudrez, mon frère, dit le moine au voyageur et lui montrant de la main la table prête.

– Tout de suite, répondit celui-ci.

Et, sans se séparer de sa chaise, il s’approcha de la table et s’assit devant elle. Le voyageur attaqua bravement le poulet, dont il transporta la cuisse d’abord, puis l’aile sur son assiette. Puis, après le poulet, vint le pâté, dont il mangea une tranche en buvant à petits coups le reste de la bouteille et en cassant son vin, comme disent les gourmands. Pendant tout ce temps, le moine était demeuré debout et immobile à quelques pas de lui. Le moine n’était pas curieux, le voyageur avait faim ; ni l’un ni l’autre n’avaient laissé échapper une parole. Le repas fini, le voyageur tira sa montre de sa poche.

– Deux heures, dit-il ; nous avons encore deux heures à attendre le jour.

Puis, s’adressant au moine :

– Si nos compagnons ne sont pas rentrés cette nuit, dit-il, nous ne devons pas les attendre, n’est-ce pas, que la nuit prochaine ?

– C’est probable, répondit le moine ; à moins de nécessité absolue, nos frères ne voyagent pas le jour.

– Eh bien ! dit l’étranger, sur ces deux heures, je vais en attendre une. Si, à trois heures, nos frères ne sont pas arrivés, vous me conduirez à ma chambre. D’ici là, si vous avez affaire, ne vous gênez pas pour moi. Vous appartenez à un ordre silencieux ; moi, je ne suis bavard qu’avec les femmes. Vous n’en avez pas ici, n’est-ce pas ?

– Non, répondit le chartreux.

– Eh bien ! allez à vos affaires, si vous en avez, et laissez-moi à mes pensées.

Le chartreux s’inclina et sortit, laissant le voyageur seul, mais ayant la précaution, avant de sortir, de déposer devant lui une seconde bouteille de vin. Le convive remercia par un salut le moine de son attention, et, machinalement, continua de boire son vin à petits coups et de manger la croûte de son pâté à petits morceaux.

– Si c’est là l’ordinaire de nos chartreux, murmura-t-il, je ne les plains pas. Du pommard à leur ordinaire, une poularde (il est vrai que nous sommes dans le pays des poulardes) et un pâté de bécassines… C’est égal, le dessert manque.

Ce désir était à peine exprimé, que le moine qui avait pris soin du cheval et du cavalier entra, portant sur un plat une tranche de ce beau fromage de Sassenage pointillé de vert, et dont l’invention remonte, dit-on, à la fée Mélusine. Sans faire profession de gourmandise, le voyageur paraissait, comme on l’a vu, sensible à l’ordonnance d’un souper. Il n’avait pas dit comme Brillat-Savarin : « Un repas sans fromage est une femme à laquelle il manque un œil », mais sans doute il le pensait.

Une heure se passa à vider sa bouteille de pommard et à piquer les miettes de son fromage à la pointe du couteau. Le petit moine l’avait laissé seul, et libre par conséquent de se livrer à sa guise à cette double occupation. Le voyageur tira sa montre, il était trois heures.

Il chercha s’il y avait une sonnette, il n’en trouva pas. Il fut sur le point de frapper du couteau sur son verre ; mais il trouva que c’était prendre une bien grande liberté à l’endroit des dignes moines qui le recevaient si confortablement.

En conséquence, voulant se tenir la parole qu’il s’était donnée à lui-même, et gagner son lit, il déposa, pour ne pas même être soupçonné de vouloir manquer à sa parole, ses armes sur la table, et, nu-tête, son couteau de chasse au côté seulement, il s’engagea dans le corridor par lequel il était entré. À moitié du corridor, il rencontra le moine qui l’avait reçu.

– Frère, dit celui-ci au voyageur. Deux signaux viennent de nous annoncer que les compagnons approchent ; dans cinq minutes, ils seront ici ; j’allais vous avertir.

– Eh bien ! dit le voyageur, allons au-devant d’eux.

Le moine ne fit aucune objection ; il retourna sur ses pas et rentra dans la cour, suivi de l’étranger. Le second moine ouvrait la porte à deux battants, comme il avait fait pour le voyageur. La porte ouverte, il fut facile d’entendre le galop de plusieurs chevaux qui allait se rapprochant avec rapidité.

– Place ! place ! dit vivement le moine en écartant le voyageur de la main et en l’appuyant contre le mur.

Et, en effet, en même temps, un tourbillon d’hommes et de chevaux s’engouffra sous la voûte avec le bruit du tonnerre.

Le voyageur crut un instant que les compagnons étaient poursuivis. Il se trompait.