Le 18, à la pointe du jour, Bonaparte, accompagné seulement de Roland de Montrevel, du cheik d’Aher et du comte de Mailly, qu’il n’avait pu, malgré ses bonnes paroles, consoler de la mort de son frère, gravissait, tandis que l’armée traversait la petite rivière de Kerdaneah sur un pont jeté dans la nuit, Bonaparte gravissait, disons-nous, une colline située à mille toises environ de la ville qu’il venait assiéger.
Du haut de cette colline, il embrassa tout le paysage et put voir, non seulement les deux vaisseaux anglais Le Tigre et Le Théséusse balançant sur la mer, mais encore les troupes du pacha occupant tous les jardins qui entouraient la ville.
– Que l’on débusque, dit-il, toute cette canaille embusquée dans les jardins et qu’on la force à rentrer dans sa place.
Comme il ne s’était adressé à personne pour donner cet ordre, les trois jeunes gens s’élancèrent à la fois, comme trois éperviers que l’on pousserait sur une même proie.
Mais de sa voix stridente, il cria :
– Roland ! cheik d’Aher !
Les deux jeunes gens, en entendant leurs noms, arrêtèrent leurs chevaux, qui plièrent sur leurs jarrets, et ils vinrent reprendre leur place près du général en chef. Quant au comte de Mailly, il continua son chemin avec une centaine de tirailleurs, autant de grenadiers, autant de voltigeurs, et, mettant son cheval au galop, il chargea à leur tête.
Bonaparte avait grande confiance dans les augures guerriers. Voilà pourquoi, au premier engagement avec les Bédouins, il avait été si fort blessé de l’hésitation de Croisier et la lui avait si amèrement reprochée.
D’où il était, il pouvait suivre avec sa lunette, qui était excellente, le mouvement des troupes. Il vit Eugène Beauharnais et Croisier, qui n’avaient point osé lui parler depuis l’affaire de Jaffa, prendre, le premier, le commandement des grenadiers, le second, celui des tirailleurs, tandis que Mailly, plein de déférence pour ses compagnons, se mettait à la tête des voltigeurs.
Si le général en chef désirait que l’augure ne se fît point attendre, il dut être content. Tandis que Roland mangeait d’impatience la pomme d’argent de son fouet, que le cheik d’Aher, tout au contraire, assistait au combat avec le calme et la patience d’un Arabe, il put voir les trois détachements traverser les ruines d’un village, un cimetière turc et un petit bois indiquant par sa fraîcheur qu’il abritait un réservoir, et se ruer sur eux, malgré la fusillade des Arnautes et des Albanais, qu’il reconnut à leurs magnifiques costumes brodés d’or et à leurs longs fusils montés en argent, et les culbuter du premier choc.
La fusillade, de la part des nôtres, s’engagea vigoureusement, et se continua au pas de course, tandis qu’on entendait éclater avec plus de bruit les grenades que nos soldats jetaient à la main et dont ils harcelaient les fugitifs.
Ils arrivèrent presque en même temps qu’eux au pied des murailles ; mais les poternes s’étant refermées sur les musulmans, et les remparts s’étant enveloppés d’une ceinture de feu, force fut à nos trois cents hommes de battre en retraite, après en avoir tué cent cinquante à peu près à l’ennemi.
Les trois jeunes gens avaient été merveilleux de courage ; à l’envi l’un de l’autre, ils avaient fait des prouesses !
Eugène, dans un combat corps à corps, avait tué un Arnaute qui avait la tête de plus que lui ; Mailly, arrivé à dix pas d’un groupe qui résistait, avait lâché ses deux coups de pistolet au milieu du groupe et d’un bond s’était trouvé sur lui. Croisier, enfin, avait sabré deux Arabes qui l’avaient attaqué à la fois, et, fendant la tête au premier d’un coup de sabre, il avait brisé sa lame dans la poitrine du second, et revenait avec le tronçon ensanglanté pendu à son poignet par la dragonne.
Bonaparte se tourna vers le cheik d’Aher :
– Donnez-moi votre sabre en échange du mien, lui dit-il.
Et il détacha son sabre de sa ceinture et le présenta au cheik.
Celui-ci baisa la poignée du sabre et s’empressa de donner le sien en échange.
– Roland, dit Bonaparte, va faire mes compliments à Mailly et à Eugène ; quant à Croisier, tu lui donneras ce sabre, sans lui dire autre chose que ceci : « Voici un sabre que le général en chef vous envoie ; il vous a vu. »
Roland partit au galop. Les jeunes gens félicités par Bonaparte bondirent de joie sur leurs selles, et s’élancèrent dans les bras l’un de l’autre.
Croisier, comme le cheik d’Aher, baisa le sabre qui lui était envoyé, jeta loin de lui le fourreau et la poignée du sabre brisé, serra à sa ceinture celui que venait de lui envoyer Bonaparte et répondit :
– Remerciez le général en chef de ma part, et dites-lui qu’il sera content de moi au premier assaut.
L’armée tout entière était venue s’échelonner sur la colline où Bonaparte se tenait debout comme une statue équestre. Les soldats avaient jeté de grands cris de joie à la vue de leurs compagnons chassant devant eux tous ces Maugrabins, ainsi que le vent chasse les sables de la mer. Comme Bonaparte, l’armée ne voyait pas une grande différence entre les fortifications de Saint-Jean-d’Acre et celles de Jaffa, et, comme Bonaparte, elle ne doutait point que la ville ne fût prise au deuxième ou au troisième assaut.
Les Français ignoraient encore que Saint-Jean-d’Acre renfermât deux hommes qui valaient mieux à eux deux que toute une armée musulmane :
L’Anglais Sidney Smith, qui commandait le Tigre et le Théséus, que l’on voyait se balancer gracieusement dans le golfe du Carmel ; et le colonel Phélippeaux qui dirigeait les travaux de défense de la forteresse de Djezzar le Boucher.
Phélippeaux, l’ami, le compagnon d’études de Bonaparte à Brienne, son émule dans ses compositions de collège, son rival dans ses succès en mathématiques que la fortune, le hasard, un accident jetait parmi ses ennemis.
Sidney Smith, que les déportés du 18 fructidor ont connu au Temple et qui, par une étrange coïncidence du sort, au moment même où Bonaparte partait pour Toulon, s’évadait de sa prison et arrivait à Londres pour réclamer sa place dans la marine anglaise.
C’était Phélippeaux qui s’était chargé de l’évasion de Sidney Smith, et qui avait réussi dans sa hasardeuse entreprise.
On avait fait fabriquer de faux ordres, sous le prétexte de transporter le captif dans une autre prison ; on avait acheté à prix d’or la griffe du ministre de la Police. À qui ? Peut-être à lui-même. Qui sait ?
Sous le nom de Loger, sous l’habit d’adjudant général, l’ami de Sidney Smith s’était présenté à la prison et avait mis son ordre sous les yeux du greffier.
Le greffier l’avait examiné minutieusement, et avait été forcé de reconnaître qu’il était parfaitement en règle.
Seulement, il avait dit :
– Pour un prisonnier de cette importance, il faut au moins six hommes de garde ?
Mais le faux adjudant avait répondu :
– Pour un homme de cette importance, il ne me faut que sa parole.
Puis, se tournant vers le prisonnier :
– Commodore, avait-il ajouté, vous êtes militaire, je le suis aussi ; votre parole de ne pas chercher à fuir me suffira ; si vous me la donnez, je n’aurai pas besoin d’escorte.
Et Sidney Smith, qui, en loyal Anglais, ne voulait pas mentir même pour s’évader, avait répondu :
– Monsieur, si cela vous suffit, je jure de vous suivre partout où vous me conduirez.
Et l’adjudant général Loger avait conduit sir Sidney Smith en Angleterre.
Ces deux hommes furent lâchés sur Bonaparte.
Phélippeaux se chargea de défendre la forteresse, comme nous l’avons dit ; Sidney Smith, de l’approvisionner d’armes et de soldats.
Là où Bonaparte croyait trouver un stupide commandant turc, comme à Gaza et à Jaffa, il trouvait toute la science d’un compatriote et toute la haine d’un Anglais.
Le même soir, Bonaparte chargeait le chef de brigade du génie Sanson de reconnaître la contrescarpe.
Celui-ci attendit que la nuit fût épaisse. C’était une nuit sans lune et comme il convient à ces sortes d’opérations.
Il partit seul, traversa le village ruiné, le cimetière, les jardins, d’où avaient été débusqués le matin les Arabes repoussés dans la ville. Voyant l’ombre rendue plus épaisse par la masse qui se dressait devant lui, et qui n’était autre que la forteresse, il se mit à quatre pattes pour sonder le terrain plus rapide, qui lui fit croire que le fossé était sans revêtement ; il fut entrevu par une sentinelle dont les yeux s’étaient probablement habitués aux ténèbres, ou qui avait cette faculté qu’ont certains hommes, comme certains animaux, de voir clair pendant la nuit.
Le cri de « Qui vive ? » retentit une première fois.
Sanson ne répondit pas. Le même cri retentit une seconde, puis une troisième fois ; un coup de fusil le suivit ; la balle avait brisé la main étendue du chef de brigade du génie.
Malgré l’atroce douleur qu’il ressentit, l’officier ne poussa pas un cri ; il se retira en arrière en rampant, croyant avoir étudié suffisamment le fossé, et il vint faire son rapport à Bonaparte.
Le lendemain, la tranchée fut commencée. On profita des jardins, des fossés de l’ancienne Ptolémaïs, dont nous raconterons l’histoire, comme nous avons raconté celle de Jaffa ; on profita d’un aqueduc qui traversait le glacis, et, dans l’ignorance où l’on était de l’aide fatale apportée par notre mauvaise fortune à Djezzar pacha, on donna à cette tranchée trois pieds à peine de profondeur.
En voyant cette tranchée, le géant Kléber haussait les épaules et disait à Bonaparte :
– Voilà une belle tranchée, général ! elle ne m’ira pas jusqu’aux genoux.
Le 23 mars, Sidney Smith s’empara des deux bâtiments qui apportaient à Bonaparte sa grosse artillerie et à l’armée ses munitions. On vit, sans pouvoir s’y opposer, la prise des deux bâtiments, et nous nous trouvâmes dans l’étrange position d’assiégeants qu’on foudroie avec leurs propres armes.
Le 25, on battit en brèche et l’on se présenta à l’assaut ; mais on fut arrêté par une contrescarpe et par un fossé.
Le 26 mars, les assiégés, conduits par Djezzar en personne, tentèrent une sortie pour détruire les ouvrages commencés ; mais, chargés à la baïonnette, ils furent aussitôt repoussés et contraints de rentrer dans la place.
Quoique les batteries françaises ne fussent armées que de quatre pièces de 12, de huit pièces de 8 et de quatre obusiers, le 28 cette faible artillerie fut démasquée et battit en brèche la tour contre laquelle se dirigea la principale attaque.
Quoique d’un calibre plus fort que ceux des Français, les canons de Djezzar furent démontés par les nôtres, et, à trois heures du soir, la tour présentait une brèche satisfaisante.
Quand on vit s’écrouler la muraille et le jour se faire de l’autre côté, un cri de joie éclata dans l’armée française ; les grenadiers, qui étaient entrés les premiers, à Jaffa, excités par ce souvenir, se persuadant qu’il ne serait pas plus difficile de prendre Acre que de prendre Jaffa, demandèrent tout d’une voix qu’on leur permît de monter à la brèche.
Depuis le matin, Bonaparte, avec son état-major, était dans la tranchée ; cependant, il hésitait à donner l’ordre de l’assaut. Mais, pressé par le capitaine Mailly, qui vint lui dire qu’il ne pouvait plus retenir ses grenadiers, Bonaparte se décida presque malgré lui, et laissa échapper ces mots :
– Eh bien, allez donc !
Aussitôt les grenadiers de la 69e demi-brigade, conduits par Mailly, s’élancent vers la brèche ; mais, à leur grand étonnement, là où ils croyaient trouver le talus du fossé, ils rencontrent un escarpement de douze pieds. Alors, le cri « Des échelles ! des échelles ! » se fait entendre.
Les échelles sont jetées dans le fossé, les grenadiers s’élancent de la hauteur de la contrescarpe, Mailly saisit la première échelle et va l’appliquer à la brèche : vingt autres sont appliquées à côté.
Mais la brèche se remplit d’Arnautes et d’Albanais, qui tirent à bout portant, et font rouler sur les assaillants les pierres mêmes de la muraille. La moitié des échelles est brisée et entraîne, en se brisant, ceux qui les montaient ; Mailly, blessé, tombe du haut en bas de la sienne ; le feu des assiégés redouble ; les grenadiers sont contraints de reculer et de se servir, pour remonter la contrescarpe, des échelles qu’ils avaient apportées pour escalader la brèche.
Mailly, qui, blessé au pied, ne peut marcher, supplie ses grenadiers de l’emporter avec eux. L’un d’eux le charge sur ses épaules, fait dix pas, et tombe la tête brisée d’une balle ; un second reprend le blessé et l’emporte au pied de l’échelle, où il tombe la cuisse cassée. Pressés de se mettre en sûreté, les soldats l’abandonnent, et l’on entend sa voix qui crie sans que personne s’arrête pour y répondre :
– Une balle du moins qui m’achève, si vous ne pouvez pas me sauver !
Le pauvre Mailly n’eut pas longtemps à souffrir. Les fossés à peine évacués par les grenadiers français, les Turcs y descendirent et coupèrent la tête à tous ceux qui y étaient restés.
Djezzar pacha crut faire un cadeau précieux à Sidney Smith : il fit mettre toutes ces têtes dans un sac et les fit porter au commodore anglais.
Sidney Smith regarda ce sombre trophée avec tristesse et se contenta de dire :
– Voilà ce que c’est que de se faire l’allié d’un barbare.