Laissons Cadoudal continuer sa lutte désespérée contre les républicains, et, tantôt victorieux, tantôt vaincu, rester, avec Pichegru, le seul espoir que les Bourbons conservassent en France, jetons un regard sur Paris et arrêtons-nous au monument de Marie de Médicis, où continuent d’habiter dans les appartements que nous avons dit, les citoyens directeurs.
Barras avait reçu le message de Bonaparte que lui avait apporté Augereau.
La veille du départ de celui-ci, le jeune général en chef, choisissant l’anniversaire du 14 Juillet, qui répondait au 26 messidor, avait donné une fête à l’armée et fait rédiger des adresses dans lesquelles les soldats d’Italie protestaient de leur attachement pour la République et de leur dévouement à mourir, s’il le fallait, pour elle.
On avait, sur la grande place de Milan, élevé une pyramide au milieu de trophées conquis sur l’ennemi, drapeaux et canons.
Cette pyramide portait les noms de tous les soldats et officiers morts pendant la campagne d’Italie.
Tout ce qu’il y avait de Français à Milan fut convoqué à cette fête, et plus de vingt mille hommes présentèrent les armes à ces glorieux trophées et à cette pyramide couverte de noms immortels, le nom des morts.
Pendant que vingt mille hommes formaient le carré et présentaient à la fois les armes à leurs frères étendus sur les champs de bataille d’Arcole, de Castiglione et de Rivoli, Bonaparte, la tête découverte, et montrant de la main la pyramide, disait :
– Soldats ! c’est aujourd’hui l’anniversaire du 14 Juillet ; vous voyez devant vous les noms de vos compagnons d’armes morts au champ d’honneur pour la liberté et pour la patrie ; ils vous ont donné l’exemple. Vous vous devez tout entiers à la République, vous vous devez tout entiers au bonheur de trente millions de Français, vous vous devez tout entiers à la gloire de ce nom qui a reçu un nouvel éclat par vos victoires.
» Soldats ! je sais que vous êtes profondément affectés des malheurs qui menacent la patrie ; mais la patrie ne peut courir de dangers réels. Les mêmes hommes qui l’ont fait triompher de l’Europe coalisée sont là. Des montagnes nous séparent de la France ; vous les franchiriez avec la rapidité de l’aigle, s’il le fallait pour maintenir la Constitution, défendre la liberté, et protéger les républicains.
» Soldats, le gouvernement veille sur le dépôt qui lui est confié ; les royalistes, dès l’instant qu’ils se montreront, auront vécu. Soyez sans inquiétude et jurons par les mânes des héros qui sont morts près de nous pour la liberté, jurons sur nos drapeaux guerre implacable aux ennemis de la République et de la Constitution de l’an III.
Puis il y eut un banquet, des toasts furent portés.
Bonaparte porta le premier.
– Aux braves Steingel, La Harpe et Dubois, morts au champ d’honneur ! Puissent leurs mânes, dit-il, veiller autour de nous, et nous garantir des embûches de nos ennemis !
Masséna porta un toast à la réémigration des émigrés.
Augereau, qui devait partir le lendemain, chargé des pleins pouvoirs de Bonaparte, s’écria en levant son verre :
– À l’union des républicains français ! À la destruction du Club de Clichy ! Que les conspirateurs tremblent ! De l’Adige et du Rhin à la Seine, il n’y a qu’un pas. Qu’ils tremblent ! leurs iniquités sont comptées, et le prix est au bout de nos baïonnettes.
Au dernier mot de ce toast, trompettes et tambours firent entendre le pas de charge. Chaque soldat courut à son fusil, comme si l’on eût dû partir en effet à l’instant même, et l’on eut toutes les peines du monde à faire reprendre à chacun sa place au festin.
Le Directoire avait vu arriver le messager de Bonaparte avec des sentiments bien divers.
Augereau convenait fort à Barras. Barras, toujours prêt à monter à cheval, toujours prêt à appeler à son aide les jacobins et le peuple des faubourgs, Barras accueillit Augereau comme l’homme de la situation.
Mais Rewbell, mais Larevellière, caractères calmes, têtes sages, eussent voulu un général sage et calme comme eux. Quant à Barthélémy et à Carnot, il va sans dire qu’Augereau ne pouvait leur convenir sous aucun rapport.
Et, en effet, Augereau, tel que nous le connaissons déjà, était un auxiliaire dangereux. Brave homme, excellent soldat, cœur intrépide, mais tête vantarde et langue gasconne, Augereau laissait trop voir dans quel but il avait été envoyé. Mais Larevellière et Rewbell parvinrent à s’emparer de lui et à lui faire comprendre qu’il fallait sauver la République par un acte énergique et sans répandre le sang.
On lui donna, pour lui faire prendre patience, le commandement de la dix-septième division militaire que comprenait Paris.
On était arrivé au 16 fructidor.
La position des différents partis était tellement tendue, que l’on s’attendait, d’un moment à l’autre, à un coup d’État, soit de la part des Conseils, soit de la part des directeurs.
Pichegru était le chef naturel du mouvement royaliste. Si c’était lui qui prenait l’initiative, les royalistes se rangeaient autour de lui.
Le livre que nous écrivons est loin d’être un roman, peut-être même n’est-il point assez un roman pour certains lecteurs ; nous avons déjà dit qu’il était écrit pour côtoyer pas à pas l’histoire. De même que nous avons des premiers mis dans une lumière des plus complètes les événements du 13 vendémiaire et le rôle que Bonaparte y joua, nous devons, à l’époque où nous sommes arrivés, montrer sous son véritable jour Pichegru trop calomnié.
Pichegru, après son refus au prince de Condé, refus dont nous avons détaillé les causes, était entré en correspondance directe avec le comte de Provence, qui, depuis la mort du petit dauphin, prenait le titre de roi Louis XVIII. Or, en même temps qu’il envoyait à Cadoudal son brevet de lieutenant du roi et le cordon rouge, ayant apprécié le désintéressement de Pichegru, qui avait déclaré refuser honneurs et argent, et ne tenter de faire la Restauration que pour la gloire d’être un Monk sans duché d’Albemarle, Louis XVIII écrivait à Pichegru :
Il me tardait beaucoup, monsieur, de pouvoir vous exprimer les sentiments que vous m’inspirez depuis longtemps et l’estime que j’avais pour votre personne. Je cède à ce besoin de mon cœur, et c’en est un pour moi de vous dire que j’avais jugé, il y a dix-huit mois, que l’honneur de rétablir la monarchie française vous serait réservé.
Je ne vous parlerai pas de l’admiration que j’ai pour vos talents et pour les grandes choses que vous avez exécutées. L’Histoire vous a déjà placé au rang des grands généraux et la postérité confirmera le jugement que l’Europe entière a porté sur vos victoires et sur vos vertus.
Les capitaines les plus célèbres ne durent, pour la plupart, leurs succès qu’à une longue expérience de leur art, et vous avez été, dès le premier jour, ce que vous n’avez cessé d’être pendant tout le cours de vos campagnes. Vous avez su allier la bravoure du maréchal de Saxe au désintéressement de M. de Turenne et à la modestie de M. de Catinat. Aussi puis-je vous dire que vous n’avez pas été séparé dans mon esprit de ces noms si glorieux dans nos fastes.
Je confirme, monsieur, les pleins pouvoirs qui vous ont été transmis par M. le prince de Condé. Je n’y mets aucune borne et vous laisse entièrement le maître de faire et d’arrêter tout ce que vous jugerez nécessaire à mon service, compatible avec la dignité de ma couronne et convenable aux intérêts de l’État.
Vous connaissez, monsieur, mes sentiments pour vous, ils ne changeront jamais.
Louis.
Cette seconde lettre suivit la première. Toutes deux donnent une mesure exacte des sentiments de Louis XVIII à l’égard de Pichegru, et doivent influer, non seulement sur ceux des contemporains, mais sur ceux de la postérité :
Vous connaissez, monsieur, les malheureux événements qui ont eu lieu en Italie ; la nécessité d’envoyer trente mille hommes dans cette partie a fait suspendre définitivement le projet de passer le Rhin. Votre attachement à ma personne vous fera juger à quel point je suis affecté de ce contretemps, dans le moment surtout où je voyais les portes de mon royaume s’ouvrir devant moi. D’un autre côté, les désastres ajouteraient, s’il était possible, à la confiance que vous m’avez inspirée. J’ai celle que vous rétablirez la monarchie française, et soit que la guerre continue, soit que la paix ait lieu cet été, c’est sur vous que je compte pour le succès de ce grand ouvrage. Je dépose entre vos mains, monsieur, toute la plénitude de ma puissance et de mes droits. Faites-en l’usage que vous croirez nécessaire à mon service.
Si les intelligences précieuses que vous avez à Paris et dans les provinces, si vos talents, et votre caractère surtout, pouvaient me permettre de craindre un événement qui vous obligeât à sortir du royaume, c’est entre M. le prince de Condé et moi que vous trouveriez votre place. En vous parlant ainsi, j’ai à cœur de vous témoigner mon estime et mon attachement.
Louis.
Donc, d’un côté, Augereau pressait avec les lettres de Bonaparte, et, de l’autre, Pichegru était pressé par les lettres de Louis XVIII.
La nouvelle qu’Augereau avait été mis à la tête de la dix-septième division militaire, c’est-à-dire commandait les forces de Paris, avait appris aux royalistes qu’il n’y avait pas de temps à perdre.
Aussi Pichegru, Villot, Barbé-Marbois, Dumas, Murinais, Delarue, Rovère, Aubry, Lafon-Ladébat, tout le parti royaliste enfin, s’était rassemblé pour prendre une délibération chez l’adjudant général Ramel, commandant la garde du Corps législatif.
Ce Ramel était un brave soldat, adjudant général à l’armée du Rhin, sous les ordres du général Desaix, lorsque, le 1er janvier 1797, il reçut du Directoire l’ordre de se rendre à Paris pour prendre le commandement du Corps législatif.
Ce corps se composait d’un bataillon de six cents hommes, dont la plupart venaient de grenadiers de la Convention, que nous avons vus si bravement marcher au feu, le 13 vendémiaire, sous le commandement de Bonaparte. Là, la situation fut clairement exposée par Pichegru. Ramel était tout entier aux deux Conseils, prêt à obéir aux ordres qui lui seraient donnés par les présidents.
Pichegru proposa de se mettre, le soir même, à la tête de deux cents hommes, et d’arrêter Barras, Rewbell et Larevellière-Lépeaux, qu’on mettrait en accusation le lendemain. Par malheur, il avait été convenu que tout se ferait à la majorité. Les temporiseurs s’opposèrent à la proposition de Pichegru.
– La Convention suffira pour nous défendre, cria Lacuée.
– La Constitution ne peut rien contre les canons, et c’est avec les canons qu’ils répondront à vos décrets, répliqua Villot.
– Les soldats ne seront pas pour eux, insista Lacuée.
– Les soldats sont à celui qui les commande, dit Pichegru. Vous ne voulez pas vous décider, vous êtes perdus. Quant à moi, ajouta-t-il mélancoliquement, il y a longtemps que j’ai fait le sacrifice de ma vie ; je suis las de tous ces débats qui ne mènent à rien. Quand vous aurez besoin de moi, vous viendrez me chercher.
Et, sur ces paroles, il se retira.
Au moment même où Pichegru découragé sortait de chez Ramel, une voiture de poste s’arrêtait à la porte du Luxembourg et l’on annonçait, chez Barras, le citoyen général Moreau.