Le Temple avait, pour la plupart de ceux que l’on venait d’y conduire, des souvenirs qui n’étaient pas précisément sans remords politiques.
Quelques-uns d’entre eux, après avoir envoyé Louis XVI au Temple, c’est-à-dire après avoir fermé sur lui les portes de cette prison, les avaient rouvertes pour l’envoyer à la mort.
Ce qui signifie que plusieurs des déportés étaient des régicides.
Libres dans l’intérieur, ils s’étaient ralliés autour de Pichegru, comme autour de la personnalité la plus éminente. Pichegru, qui n’avait rien à se reprocher à l’égard du roi Louis XVI, mais qui, tout au contraire, était puni pour la pitié que lui avaient inspirée les Bourbons, Pichegru, archéologue, historien, homme de lettres, se mit à la tête du groupe qui demandait à visiter les appartements de la tour.
Lavilleheurnois, ancien maître des requêtes sous Louis XVI, agent secret des Bourbons pendant la Révolution, complice, avec Brotier-Deprèle, d’une conspiration contre le gouvernement républicain, leur servait de guide.
– Voici la chambre de l’infortuné Louis XVI, dit-il en ouvrant la porte de l’appartement où l’auguste prisonnier avait été enfermé.
Rovère, le même à qui s’était adressé Ramel, et qui lui avait expliqué qu’il n’y avait rien à craindre du mouvement des troupes, Rovère, ancien lieutenant de Jourdan Coupe-Tête, qui avait fait à l’Assemblée législative l’apologie du massacre de la Glacière, ne put supporter la vue de cette chambre, et, se frappant le front de ses deux mains, il se retira.
Pichegru, redevenu aussi calme que s’il eût été encore à la tête de l’armée du Rhin, déchiffrait les inscriptions écrites au crayon sur les boiseries et au diamant sur les vitres.
Il lut celle-ci :
« Ô mon Dieu, pardonne à ceux qui ont fait mourir mes parents !
» Ô mon frère, veille sur moi du haut du ciel !
» Puissent les Français être heureux ! »
Il n’y avait pas de doute sur la main qui avait tracé ces lignes ; cependant, Pichegru voulut s’assurer de la vérité.
Lavilleheurnois disait bien qu’il reconnaissait l’écriture de Madame Royale ; mais Pichegru fit monter le concierge, qui affirma que c’était, en effet, l’auguste fille du roi Louis XVI qui avait, d’un cœur chrétien, émis ces différents souhaits. Puis il ajouta :
– Messieurs, je vous en prie, n’effacez point ces lignes tant que je serai ici. J’ai fait vœu que personne n’y toucherait.
– Bien, mon ami, vous êtes un brave homme, dit Pichegru, tandis que Delarue au-dessous de ces mots : « Puissent les Français être heureux ! » écrivait ceux-ci : « Le Ciel exaucera les vœux de l’innocence ! »
Cependant, tout séparés du monde qu’ils étaient, les déportés eurent la satisfaction de voir à plusieurs reprises qu’ils n’en étaient pas complètement oubliés.
Le soir même du 18 fructidor, comme elle sortait du Temple, où permission lui avait été donnée de voir son mari, la femme d’un des prisonniers fut accostée par un homme qu’elle ne connaissait point.
– Madame, lui dit-il, vous appartenez sans doute à l’un des malheureux qui ont été arrêtés ce matin ?
– Hélas ! oui, monsieur, répondit-elle.
– Eh bien ! permettez, quel qu’il soit, que je lui fasse cette légère avance, qu’il me rendra quand les temps seront meilleurs.
Et, disant cela, il lui remit trois rouleaux de louis dans la main.
Un vieillard, que Mme Lafon-Ladébat ne connaissait point, se présenta chez elle, le 19 fructidor au matin.
– Madame, dit-il, j’ai voué à votre mari toute l’estime et toute l’amitié qu’il mérite, veuillez lui remettre cinquante louis ; je suis au désespoir de n’avoir en ce moment que cette faible somme à lui offrir.
Mais lui, voyant son hésitation et en devinant la cause :
– Madame, votre délicatesse ne doit point souffrir ; je ne fais que prêter cet argent à votre mari, il me le rendra à son retour.
Presque tous les condamnés à la déportation avaient longtemps occupé les premiers emplois de la République, soit comme généraux, soit comme ministres. Au 18 fructidor, chose remarquable, au moment du départ pour l’exil, ils étaient tous dans l’indigence.
Pichegru, le plus pauvre de tous, le jour de son arrestation, en apprenant qu’il ne serait point fusillé comme il l’avait cru d’abord, mais simplement déporté, s’inquiétait du sort de sa sœur et de son frère, dont il soutenait seul l’existence.
Quant à la pauvre Rose, on sait que, grâce à son aiguille, elle gagnait sa vie et était la plus riche de tous. Si elle eût su le coup qui frappait son ami, c’eût été elle certainement qui fût accourue de Besançon, et qui lui eût ouvert sa bourse.
Ce qui inquiétait surtout cet homme qui avait sauvé la France sur le Rhin, qui avait conquis la Hollande, la province la plus riche de toutes, qui avait manié des millions, et refusé des millions pour se vendre, tandis qu’on l’accusait d’avoir reçu neuf cents louis en or, de s’être fait donner la principauté d’Arbois, avec deux cent mille livres de rente, réversibles par moitié sur sa femme et ses enfants, le Château de Chambord avec douze pièces de canon prises par lui sur l’ennemi – ce qui l’inquiétait, cet homme qui n’était pas marié, qui n’avait, par conséquent, ni femme ni enfants, cet homme qui s’était donné pour rien lorsqu’il pouvait se vendre cher, c’était une dette de six cents francs qui n’était pas acquittée !
Il fit venir son frère et sa sœur, et, s’adressant à cette dernière :
– Tu trouveras, lui dit-il, dans le logement que j’occupais, l’habit, le chapeau et l’épée avec lesquels j’ai conquis la Hollande ; mets-les en vente avec cette inscription : « Habit, chapeau et épée de Pichegru, déporté à Cayenne. »
La sœur de Pichegru obéit, et, le lendemain, elle revenait le rassurer, lui disant qu’une main pieuse lui avait fait passer les six cents francs, en échange des trois objets mis en vente et que sa dette était acquittée.
Barthélemy, un des hommes considérables de l’époque, politiquement parlant, puisqu’il avait fait avec l’Espagne et la Prusse les premiers traités de paix qu’eût signés la République, Barthélemy, qui pouvait se faire donner un million de chacune de ces deux puissances, n’avait pour tout bien qu’une ferme rapportant huit cents livres de rente.
Villot, au moment de sa proscription, ne possédait en tout que mille francs. Huit jours auparavant, il les avait prêtés à un homme qui se disait son ami, et qui, au moment de son départ, trouva moyen de ne pas les lui rendre.
Lafon-Ladébat, qui, depuis la proclamation de la République, oubliait ses intérêts pour ceux du pays, après avoir possédé une immense fortune, eut peine à réunir cinq cents francs lorsqu’il apprit sa condamnation. Ses enfants, chargés de liquider sa fortune, payèrent tous les créanciers et se trouvèrent dans la misère.
Delarue soutenait son vieux père et toute sa famille. Riche avant la Révolution, mais entièrement ruiné par elle, il ne dut qu’à l’amitié les secours qu’il reçut en partant. Son père, vieillard de soixante-neuf ans, était inconsolable, et cependant la douleur ne put le tuer.
Il vivait dans l’espoir de revoir un jour son fils.
Trois mois après le 18 fructidor, on lui apprend qu’un officier de marine arrivé à Paris a rencontré Delarue dans les déserts de la Guyane.
Il veut aussitôt le voir et l’entendre ; le récit de l’officier doit intéresser toute la famille, la famille est réunie. Le marin entre. Le père de Delarue se lève pour aller à sa rencontre ; mais, au moment où il va lui jeter les bras au cou, la joie le tue et il tombe foudroyé aux pieds de celui qui venait lui dire : « J’ai vu votre fils ! »
Quant à Tronçon du Coudray, qui ne vivait que de ses appointements, il était dépourvu de tout lors de son arrestation et partit avec deux louis pour toute fortune.
Peut-être ai-je tort ; mais il me semble qu’il est bon, puisque l’historien néglige ce soin, que le romancier marche à la suite des révolutions et des coups d’État, et apprenne à l’avenir que ce n’est pas toujours ceux à qui l’on élève des statues qui sont dignes de son admiration et de son respect.
C’était Augereau qui, après avoir été chargé de l’arrestation, était préposé à la garde des prisonniers. Il leur avait donné pour gardien immédiat un homme qui sortait, à ce qu’on prétendait, depuis un mois, des galères de Toulon, où il avait été mis, en exécution du jugement d’un conseil de guerre, pour crimes de vol, assassinat et incendie, commis dans la Vendée.
Les prisonniers restèrent au Temple depuis le 18 fructidor au matin jusqu’au 21 fructidor au soir.
À minuit, le geôlier les réveilla en leur annonçant que vraisemblablement ils allaient partir, et qu’ils avaient un quart d’heure pour se préparer.
Pichegru, qui avait conservé l’habitude de dormir tout habillé, fut prêt le premier, et il alla de chambre en chambre pour faire hâter ses compagnons.
Il descendit le premier et trouva au bas de la tour le directeur Barthélemy, entre le général Augereau et le ministre de la Police Sothin, qui l’avait amené au Temple dans sa propre voiture.
Et, comme Sothin avait été convenable envers lui, et que Barthélemy le remerciait, le ministre lui répondit :
– On sait ce que c’est qu’une révolution ! aujourd’hui votre tour, le nôtre peut-être demain.
Et, comme Barthélemy, inquiet du pays avant de s’inquiéter de lui-même, demandait s’il n’était arrivé aucun malheur et si la tranquillité publique n’avait point été troublée :
– Non, répondit le ministre ; le peuple a avalé la pilule, et, comme la dose était bonne, elle a bien pris.
Puis, voyant tous les déportés au pied de la tour :
– Messieurs, dit-il, je vous souhaite un bon voyage.
Et, remontant dans sa voiture, il partit.
Alors, Augereau fit l’appel des condamnés. À mesure qu’on les nommait, une garde conduisait aux voitures, le long d’une haie de soldats qui l’insultaient, celui qui venait d’être nommé.
Quelques-uns de ces hommes, de ces bâtards du ruisseau, qui sont toujours prêts à injurier ce qui tombe, essayaient, à travers les soldats, de frapper les déportés au visage, de leur arracher leurs vêtements ou de leur jeter de la boue.
– Pourquoi les laisse-t-on aller ? criaient-ils. On nous avait promis de les fusiller !
– Mon cher général, dit Pichegru en passant devant Augereau (et il appuya sur le mot général), si vous aviez promis cela à ces braves gens, c’est mal à vous de ne pas leur tenir parole.