Au moment où Lucien de Fargas subissait la peine à laquelle lui-même s’était condamné d’avance, lorsqu’en entrant dans la Compagnie de Jéhu il avait juré sur sa vie de ne jamais trahir ses complices, le jour était déjà venu. Il était donc impossible que, ce jour-là du moins, le corps du supplicié subît l’exposition publique à laquelle il était destiné. Son transport sur la place de la Préfecture de Bourg fut donc remis à la nuit suivante.
Avant de quitter le caveau, Morgan s’était retourné vers le messager.
– Monsieur, lui dit-il, vous venez de voir ce qui s’est passé, vous savez avec qui vous êtes, et nous vous avons traité en frère. Vous plaît-il, tout fatigués que nous sommes, que nous prolongions cette séance, et, dans le cas où vous seriez pressé de prendre congé de nous, que nous vous rendions votre liberté prompte et entière. Si vous ne comptiez nous quitter que la nuit prochaine, et que l’affaire qui vous amène soit de quelque importance, accordez-nous quelques heures de repos. Prenez-les vous-même, car vous ne paraissez pas avoir dormi beaucoup plus que nous. À midi, si vous ne partez point, le conseil vous entendra, et, si ma mémoire ne m’abuse, nous étant quittés la dernière fois que nous nous vîmes compagnons d’armes, nous nous quitterons cette fois amis.
– Messieurs, répondit le messager, j’étais des vôtres par le cœur avant d’avoir mis le pied sur vos domaines. Le serment que je vous prêterai n’ajouterait rien, je l’espère, à la confiance que vous m’avez fait l’honneur de m’accorder. À midi, si vous le voulez bien, je vous présenterai mes lettres de créance.
Morgan échangea une poignée de main avec le messager. Puis, reprenant le chemin qu’ils avaient suivi, les faux moines repassèrent par la citerne, qui fut scellée et dont l’anneau fut caché avec le même soin. Ils traversèrent le jardin, longèrent le cloître, rentrèrent dans la chartreuse, où chacun disparut silencieusement par des portes différentes.
Le plus jeune des deux moines qui avaient reçu le voyageur resta seul avec lui et le conduisit à sa chambre, puis il s’inclina et sortit. L’hôte des compagnons de Jéhu vit avec plaisir que le jeune moine s’éloignait sans fermer sa porte à la clé. Il alla à la fenêtre, la fenêtre s’ouvrait en dedans, n’avait point de barreaux et donnait presque de plain-pied sur le jardin. Donc, les compagnons se fiaient à sa parole et ne prenaient aucune précaution contre lui. Il tira les rideaux de la fenêtre, se jeta sur son lit tout habillé et s’endormit. À midi, il entendit, au milieu de son sommeil, sa porte s’ouvrir, le jeune moine entra.
– Il est midi, frère. Mais, si vous êtes fatigué et si vous désirez dormir encore, le conseil attendra.
Le messager sauta à bas de son lit, ouvrit ses rideaux, tira de sa valise une brosse et un peigne, brossa ses cheveux, peigna ses moustaches, passa en revue le reste de sa toilette et fit signe au moine qu’il était prêt à le suivre.
Celui-ci le conduisit dans la salle où il avait soupé.
Quatre jeunes gens l’attendaient ; tous étaient démasqués. Il était facile de voir, à la simple inspection de leurs habits, au soin qu’ils avaient donné à leur toilette, à l’élégance du salut avec lequel ils reçurent l’étranger, qu’ils appartenaient tous les quatre à l’aristocratie de naissance ou de fortune.
Le messager n’eût pas fait cette remarque, qu’il ne fût pas resté longtemps dans le doute.
– Monsieur, lui dit Morgan, j’ai l’honneur de vous présenter les quatre chefs de l’association. M. de Valensolles, M. de Jayat, M. de Ribier et moi, le comte de Sainte-Hermine. Monsieur de Ribier, monsieur de Jayat, monsieur de Valensolles, j’ai l’honneur de vous présenter M. Coster de Saint-Victor, messager du général Georges Cadoudal.
Les cinq jeunes gens se saluèrent et échangèrent les politesses d’usage.
– Messieurs, dit Coster de Saint-Victor, il n’est point étonnant que M. Morgan me connaisse, et qu’il n’ait pas hésité à me dire vos noms ; nous avons combattu le 13 vendémiaire dans les mêmes rangs. Aussi vous disais-je que nous étions déjà compagnons avant d’être amis. Comme vous l’a dit M. le comte de Sainte-Hermine, je viens de la part du général Cadoudal, avec lequel je sers en Bretagne. Voici la lettre qui m’accrédite près de vous.
À ces mots, Coster tira de sa poche une lettre portant un cachet fleurdelisé, et la présenta au comte de Sainte-Hermine. Celui-ci la décacheta et lut tout haut :
Mon cher Morgan,
Vous vous rappelez qu’à la réunion de la rue des Postes vous m’offrîtes le premier, dans le cas où je poursuivrais la guerre seul et sans secours de l’intérieur ou de l’étranger, d’être mon caissier. Tous nos défenseurs sont morts les armes à la main ou ont été fusillés. Stoflet et Charette ont été fusillés. D’Autichamp s’est soumis à la République. Seul je reste debout, inébranlable dans ma croyance, inattaquable dans mon Morbihan.
Une armée de deux ou trois mille hommes me suffit pour tenir la campagne ; mais à cette armée, qui ne réclame rien comme solde, il faut fournir des vivres, des armes, des munitions. Depuis Quiberon, les Anglais n’ont rien envoyé.
Fournissez l’argent, nous fournirons le sang ! Non pas que je veuille dire, Dieu m’en garde ! que le moment venu vous ménagerez le vôtre ! Non, votre dévouement est le plus grand de tous, et fait pâlir notre dévouement. Si nous sommes pris, nous autres, nous ne sommes que fusillés ; si vous êtes pris, vous mourez sur l’échafaud. Vous m’écrivez que vous avez à ma disposition des sommes considérables. Que je sois sûr de recevoir tous les mois de trente-cinq à quarante mille francs, cela me suffira.
Je vous envoie notre ami commun, Coster de Saint-Victor ; son nom seul vous dit que vous pouvez avoir toute confiance en lui. Je lui donne à étudier le petit catéchisme à l’aide duquel il parviendra jusqu’à vous. Donnez-lui les quarante premiers mille francs, si vous les avez, et gardez-moi le reste de l’argent, qui est beaucoup mieux entre vos mains qu’entre les miennes. Si vous êtes par trop persécuté là-bas et que vous ne puissiez y rester, traversez la France et venez me rejoindre.
De loin ou de près, je vous aime, et je vous remercie.
Georges Cadoudal,
Général en chef de l’armée de Bretagne.
P.-S. Vous avez, m’assure-t-on, mon cher Morgan, un jeune frère de dix-neuf à vingt ans ; si vous ne me jugez pas indigne de lui faire ses premières armes, envoyez-le-moi, il sera mon aide de camp.
Morgan cessa la lecture et regarda interrogativement ses compagnons. Chacun fit, de la tête, un signe affirmatif.
– Me chargez-vous de la réponse, messieurs, demanda Morgan.
La question fut accueillie par un oui unanime. Morgan prit la plume, et, tandis que Coster de Saint-Victor, M. de Valensolles, M. de Jayat et M. de Ribier causaient dans l’embrasure d’une fenêtre, il écrivit. Cinq minutes après, il rappelait Coster et ses trois compagnons, et leur lisait la lettre suivante :
Mon cher général,
Nous avons reçu votre brave et bonne lettre par votre brave et bon messager. Nous avons à peu près cent cinquante mille francs en caisse, nous sommes donc en mesure de faire ce que vous désirez. Notre nouvel associé, à qui, de mon autorité privée, j’impose le surnom d’Alcibiade, partira ce soir, emportant les quarante premiers mille francs.
Tous les mois, vous pouvez faire toucher, à la même maison de banque, les quarante mille francs dont vous aurez besoin. Dans le cas de mort ou de dispersion, l’argent sera enterré en autant d’endroits différents que nous aurons de fois quarante mille francs. Ci-jointe la liste des noms de tous ceux qui sauront où les sommes sont et seront déposées.
Le frère Alcibiade est venu tout juste pour assister à une exécution ; il a vu comment nous punissons les traîtres.
Je vous remercie, mon cher général, de l’offre gracieuse que vous me faites pour mon jeune frère ; mais mon intention est de le sauvegarder de tout danger jusqu’à ce qu’il soit appelé à me remplacer. Mon frère aîné est mort fusillé, me léguant sa vengeance. Je mourrai léguant ma vengeance à mon frère. À son tour, il entrera dans la route que nous avons suivie, et il contribuera, comme nous y avons contribué, au triomphe de la bonne cause, ou il mourra comme nous serons morts.
Il faut un motif aussi puissant que celui-là pour que je prenne sur moi, tout en vous demandant votre amitié pour lui, de le priver de votre patronage.
Renvoyez-nous, autant que la chose sera possible, notre bien-aimé frère Alcibiade, nous aurons un double bonheur à vous envoyer le message par un tel messager.
Morgan.
La lettre fut approuvée unanimement, pliée, cachetée et remise à Coster de Saint-Victor.
À minuit, la porte de la chartreuse s’ouvrait pour deux cavaliers ; l’un, porteur de la lettre de Morgan et de la somme demandée, prenait le chemin de Mâcon et allait rejoindre Georges Cadoudal ; l’autre, porteur du cadavre de Lucien de Fargas, allait déposer ce cadavre sur la place de la Préfecture de Bourg.
Ce cadavre avait dans la poitrine le couteau avec lequel il avait été tué, et au manche du couteau pendait par un fil la lettre que le condamné avait écrite avant de mourir.