Chapitre 19 Départ

Pendant un an qu’avait duré cette huitième croisade, la neuvième si l’on compte pour deux la double tentative de Saint Louis, Bonaparte avait fait tout ce qu’il était humainement possible de faire.

Il s’était emparé d’Alexandrie, avait vaincu les mamelouks à Chebreïs et aux Pyramides, avait pris Le Caire, avait achevé la conquête du Delta, complétait par les marais du Delta celle de la Haute-Égypte, avait pris Gaza, Jaffa, détruit l’armée turque de Djezzar au Mont-Tabor ; enfin, il venait d’anéantir une seconde armée turque à Aboukir.

Les trois couleurs avaient flotté triomphantes sur le Nil et sur le Jourdain.

Seulement, il ignorait ce qui se passait en France, et voilà pourquoi, le soir de la bataille d’Aboukir, il regardait rêveur cette mer où s’étaient engloutis ses vaisseaux.

Il avait fait venir près de lui le maréchal des logis Falou, devenu sous-lieutenant, et l’avait une seconde fois interrogé sur le combat de Beyrouth, le désastre de la flottille et la perte de la cange L’Italie, et plus que jamais les pressentiments l’avaient poursuivi.

Dans l’espérance d’avoir des nouvelles, il appela Roland.

– Mon cher Roland, lui dit-il, j’ai bien envie de t’ouvrir une nouvelle carrière.

– Laquelle ? demande Roland.

– Celle de la diplomatie.

– Oh ! quelle triste idée vous avez là, général !

– Il faut cependant que tu t’y conformes.

– Comment ! vous ne me permettez pas de refuser ?

– Non !

– Parlez, alors.

– Je vais t’envoyer en parlementaire à Sidney Smith.

– Mes instructions ?

– Tu viseras à savoir ce qui se passe en France, et tu tâcheras, dans ce que te dira le commodore, de distinguer le faux du vrai, ce qui ne sera pas chose facile.

– Je ferai de mon mieux. Quel sera le prétexte de mon ambassade ?

– Un échange de prisonniers ; les Anglais ont vingt-cinq hommes à nous ; nous avons deux cent cinquante Turcs ; nous lui rendrons les deux cent cinquante Turcs, il nous rendra nos vingt-cinq Français.

– Et quand partirai-je ?

– Aujourd’hui.

On était au 26 juillet.

Roland partit, et, le même soir, il revint avec une liasse de journaux.

Sidney l’avait reconnu pour son héros de Saint-Jean-d’Acre et n’avait fait aucune difficulté de lui dire ce qui s’était passé en Europe.

Puis, comme il avait lu l’incrédulité dans les yeux de Roland, il lui avait donné tous les journaux français, anglais et allemands qu’il avait à bord du Tigre.

Les nouvelles que contenaient ces journaux étaient désastreuses.

La République, battue à Sockah et à Magnano, avait perdu, à Sockah, l’Allemagne, et à Magnano, l’Italie.

Masséna, retranché en Suisse, s’était rendu inattaquable sur l’Albis.

L’Apennin était envahi et le Var menacé.

Le lendemain, en revoyant Roland :

– Eh bien ? fit Bonaparte.

– Eh bien ? demanda le jeune homme.

– Je le savais bien, moi, que l’Italie était perdue.

– Il faut la reprendre, dit Roland.

– Nous tâcherons, répliqua Bonaparte. Appelle Bourrienne.

On appela Bourrienne.

– Sachez de Berthier où est Gantheaume, lui dit Bonaparte.

– Il est à Ramanieh, où il surveille la construction de la flottille qui doit partir pour la Haute-Égypte.

– Vous en êtes certain ?

– Hier, j’ai reçu une lettre de lui.

– J’ai besoin d’un messager sûr et brave, dit Bonaparte à Roland ; fais-moi chercher Falou et son dromadaire.

Roland sortit.

– Écrivez ces quelques mots à Alexandrie, Bourrienne, continua Bonaparte :

Aussitôt la présente reçue, l’amiral Gantheaume se rendra près du général Bonaparte.

Bourrienne.

26 juillet 1799.

Dix minutes après, Roland revenait avec Falou et son dromadaire.

Bonaparte jeta un regard de satisfaction sur son futur messager.

– La monture, lui demanda-t-il, est-elle en aussi bon état que toi ?

– Mon dromadaire et moi, général, nous sommes en état de faire vingt-cinq lieues par jour.

– Je ne vous en demande que vingt.

– Bagatelle !

– Il faut porter cette lettre.

– Où ?

– À Ramanieh.

– Ce soir, elle sera remise à son adresse.

– Lis la suscription.

– « À l’amiral Gantheaume. »

– Maintenant, si tu la perdais ?…

– Je ne la perdrai pas.

– Il faut tout supposer. Écoute ce qu’elle contient.

– Ce n’est pas bien long ?

– Une seule phrase.

– Tout va bien, alors : voyons la phrase.

– « L’amiral Gantheaume est prié de se rendre immédiatement auprès du général Bonaparte. »

– Ce n’est pas difficile à retenir.

– Pars, alors.

Falou fit plier les genoux à son dromadaire, grimpa sur sa bosse, et le lança au trot.

– Je suis parti ! cria-t-il.

Et, en effet, il était déjà loin.

Le lendemain au soir, Falou reparut.

– L’amiral me suit, dit-il.

L’amiral, en effet, arriva dans la nuit. Bonaparte ne s’était pas couché. Gantheaume le trouva écrivant.

– Vous préparerez, lui dit Bonaparte, deux frégates, la Muiron et la Carrière, et deux petits bâtiments, la Revanche et la Fortune, avec des vivres pour quarante ou cinquante hommes et pour deux mois. Pas un mot sur cet armement… Vous venez avec moi.

Gantheaume se retira en promettant de ne pas perdre une minute.

Bonaparte fit venir Murat.

– L’Italie est perdue, dit-il. Les misérables ! Ils ont gaspillé le fruit de nos victoires. Il faut que nous partions. Choisissez-moi cinq cents hommes sûrs.

Puis, se tournant vers Roland :

– Vous veillerez à ce que Falou et Faraud fassent partie de ce détachement.

Roland fit de la tête un signe d’adhésion.

Le général Kléber, auquel Bonaparte destinait le commandement de l’armée, fut invité à venir de Rosette, pour conférer avec le général en chef sur des affaires extrêmement importantes.

Bonaparte lui donnait un rendez-vous auquel il savait bien qu’il ne viendrait pas ; mais il voulait éviter les reproches et la dure franchise de Kléber.

Il lui écrivit tout ce qu’il aurait dû lui dire, lui donna pour motif de ne pas se trouver au rendez-vous, la crainte où il était de voir la croisière anglaise reparaître d’un moment à l’autre.

Le vaisseau destiné à Bonaparte allait de nouveau porter César et sa fortune ; mais ce n’était plus César s’avançant vers l’Orient pour ajouter l’Égypte aux conquêtes de Rome. C’était César roulant dans son esprit les vastes desseins qui firent franchir le Rubicon au vainqueur des Gaules : il revenait, ne reculant point devant l’idée de renverser le gouvernement pour lequel il avait combattu le 13 vendémiaire, et qu’il avait soutenu le 18 fructidor.

Un rêve gigantesque s’était évanoui devant Saint-Jean-d’Acre ; un rêve peut-être plus grand encore s’échauffait dans sa pensée en quittant Alexandrie.

Le 23 août, par une nuit sombre, une barque se détachait de la terre d’Égypte et conduisait Bonaparte à bord de la Muiron.