Chapitre 1 Saint-Jean-d’Acre

Le 7 avril 1799, le promontoire sur lequel est bâti Saint-Jean-d’Acre, l’ancienne Ptolémaïs, apparaissait enveloppé d’autant d’éclairs et de tonnerres que l’était le Mont-Sinaï le jour où le Seigneur, dans le buisson ardent, donna la loi à Moïse.

D’où venaient ces détonations qui ébranlaient la côte de Syrie comme un tremblement de terre ?

D’où sortait cette fumée qui couvrait le golfe du Carmel d’un nuage aussi épais que si la montagne d’Élie était changée en volcan ?

Le rêve d’un de ces hommes qui, avec quelques paroles, changent la destinée des empires, s’accomplissait.

Nous nous trompons, c’est s’évanouissait que nous voulons dire.

Mais peut-être aussi ne s’évanouissait-il que pour faire place à une réalité, que cet homme, si ambitieux qu’il fût, n’eût point osé rêver.

Le 10 septembre 1797, en apprenant, à Passeriano, la journée du 18 fructidor, la promulgation de la loi qui condamnait à la déportation deux directeurs, cinquante-quatre députés et cent quarante-huit individus, le vainqueur de l’Italie était tombé dans une sombre rêverie.

Il mesurait sans doute dans son imagination toute l’influence que lui donnait ce coup d’État dans lequel sa main avait tout fait, quoique la main d’Augereau eût seule été visible.

Il se promenait avec son secrétaire Bourrienne dans le beau parc du palais.

Tout à coup, il releva la tête et lui dit, sans que rien eût précédé cette espèce d’apostrophe :

– Décidément, l’Europe est une taupinière ; il n’y a jamais eu de grand empire et de grande révolution qu’en Orient, où vivent six cents millions d’hommes.

Puis, comme Bourrienne, nullement préparé à cette sortie, le regardait avec étonnement, il était retombé ou avait fait semblant de retomber dans sa rêverie.

Le 1er janvier 1798, Bonaparte, reconnu au fond de la loge où il essayait de se cacher, à la première représentation d’ » Horatius Coclès », salué par une triple ovation et par les cris de « Vive Bonaparte ! » qui trois fois avaient ébranlé la salle, rentrait dans sa maison de la rue Chantereine, nouvellement nommée, en son honneur, rue de la Victoire, et, tombant dans une profonde mélancolie, disait à Bourrienne, le confident de ses pensées noires :

– Croyez-moi, Bourrienne, on ne conserve à Paris le souvenir de rien. Si je reste six mois sans rien faire, je suis perdu ; une renommée, dans cette Babylone, en remplace une autre ; on ne m’aura pas vu trois fois au spectacle, qu’on ne me regardera même plus.

Enfin, le 29 du même mois, il disait toujours à Bourrienne, revenant sans cesse au rêve de sa pensée :

– Bourrienne, je ne veux pas rester ici. Il n’y a rien à faire ; si je reste, je suis coulé ; tout s’use en France. J’ai déjà absorbé ma gloire. Cette pauvre petite Europe n’en fournit point assez : il faut aller en Orient.

Enfin, comme, quinze jours avant son départ, le 18 avril 1798, il descendait la rue Sainte-Anne côte à côte avec Bourrienne, auquel, depuis la rue Chantereine, il n’avait pas dit un seul mot, celui-ci, pour rompre ce silence qui l’embarrassait, lui avait dit :

– Vous êtes donc bien décidé à quitter la France, général ?

– Oui, avait-il répondu. Je leur ai demandé à être des leurs ; ils m’ont refusé. Il faudrait, si je restais ici, les renverser et me faire roi. Les nobles n’y consentiraient jamais ; j’ai sondé le terrain : le temps n’est pas venu, je serai seul, il me faut encore éblouir ces gens-là. Nous irons en Égypte, Bourrienne.

Ainsi, ce n’était pas pour communiquer avec Tirpoo-Sahib à travers l’Asie et pour frapper l’Angleterre dans l’Inde que Bonaparte voulait quitter l’Europe.

Il lui fallait éblouir ces gens-là ! Voilà la véritable cause de son expédition d’Égypte.

Et, en effet, le 3 mai 1798 il donnait l’ordre à tous les généraux d’embarquer leurs troupes.

Le 4, il quittait Paris.

Le 8, il arrivait à Toulon.

Le 19, il montait sur le vaisseau amiral L’Orient.

Le 15, il passait en vue de Livourne et de l’île d’Elbe.

Le 13 juin, il prenait Malte.

Le 19, il se remettait en route.

Le 1er juillet, il débarquait près du Marabout.

Le 3, il enlevait Alexandrie d’assaut.

Le 13, il gagnait la bataille de Chébreïss.

Le 21, il écrasait les mamelouks aux Pyramides.

Le 25, il entrait au Caire.

Le 14 août, il apprenait le désastre d’Aboukir.

Le 24 décembre il partait pour visiter, avec l’Institut, les restes du canal de Suez.

Le 28, il buvait aux fontaines de Moïse, et, comme le pharaon, il manquait d’être noyé dans la mer Rouge.

Le 1er janvier 1799, il projetait la campagne de Syrie.

Six mois auparavant, l’idée lui en était venue déjà.

C’est alors qu’il avait écrit à Kléber :

Si les Anglais continuent à inonder la Méditerranée, ils nous obligeront peut-être à faire de plus grandes choses que nous n’en voulions faire.

Il était vaguement question d’une expédition que le sultan de Damas tenterait contre nous, et dans laquelle le pacha Djezzar, surnommé le Boucher à cause de sa cruauté, conduirait l’avant-garde.

Ces nouvelles avaient pris une certaine consistance.

Djezzar s’était avancé par Gaza jusqu’à El-Arich, et avait massacré les quelques soldats que nous avions dans cette forteresse.

Bonaparte, au nombre de ses jeunes officiers d’ordonnance, avait les deux frères Mailly de Château-Renaud.

Il envoya le plus jeune en parlementaire à Djezzar, qui, contre le droit des gens, le fit prisonnier.

C’était une déclaration de guerre.

Bonaparte, avec sa rapidité d’exécution, résolut de détruire cette avant-garde de la Porte ottomane.

En cas de succès, lui-même dira plus tard quelles étaient ses espérances. En cas d’échec, il renversait les remparts de Gaza, de Jaffa et d’Acre, ravageait le pays, en détruisait toutes les ressources, enfin rendait impossible le passage d’une armée, même indigène, à travers le désert.

Le 11 février 1799, Bonaparte entrait en Syrie à la tête de douze mille hommes.

Il avait avec lui cette pléiade de braves qui gravite tout autour de lui pendant la première, la plus brillante période de sa vie. Il avait Kléber, le plus beau et le plus brave cavalier de l’armée.

Il avait Murat, qui lui disputait ce double titre.

Il avait Junot, l’habile tireur au pistolet, qui coupait douze balles de suite sur la lame d’un couteau.

Il avait Lannes, qui avait déjà gagné son titre de duc de Montebello, mais qui ne le portait pas encore.

Il avait Reynier, à qui était réservé l’honneur de décider la victoire à Héliopolis.

Il avait Caffarelli, qui devait rester dans cette tranchée qu’il faisait creuser.

Enfin il avait, dans des positions secondaires, pour aide de camp Eugène de Beauharnais, notre jeune ami de Strasbourg, qui avait fait le mariage de Joséphine avec Bonaparte en venant réclamer à celui-ci l’épée de son père.

Il avait Croisier, triste et taciturne depuis que, dans une rencontre avec les Arabes, il avait faibli et que le mot lâche était sorti de la bouche de Bonaparte.

Il avait l’aîné des deux Mailly, qui allait délivrer ou venger son frère.

Il avait le jeune cheik d’Aher, chef des Druses, dont le nom, sinon la puissance, s’étendait de la mer Morte à la mer Méditerranée.

Il avait enfin une ancienne connaissance à nous, Roland de Montrevel, dont la bravoure habituelle s’était, depuis le jour où il avait été blessé et fait prisonnier au Caire, doublée de cet étrange désir de mort auquel nous l’avons vu en proie pendant toute la durée de notre récit des « Compagnons de Jéhu ».

L’armée arriva le 17 février devant El-Arich.

Les soldats avaient beaucoup souffert de la soif pendant la traversée. À la fin d’une étape seulement, ils avaient trouvé tout ensemble un amusement et une jouissance.

C’était à Messoudiah, c’est-à-dire au « lieu fortuné », au bord de la Méditerranée, sur un terrain composé de petites dunes d’un sable très fin. Le hasard avait fait qu’un soldat avait renouvelé le miracle de Moïse : en enfonçant un bâton dans le sable, l’eau en était sortie comme d’un puits artésien, le soldat avait goûté cette eau et l’avait trouvée excellente ; il avait appelé ses camarades et leur avait fait part de sa découverte.

Chacun alors avait fait son trou et avait eu son puits.

Il n’en fallut pas davantage pour rendre aux soldats toute leur gaieté.

El-Arich se rendit à la première sommation.

Enfin, le 28 février, on commença d’apercevoir les vertes et fertiles campagnes de la Syrie ; en même temps, à travers une légère pluie, chose si rare en Orient, on entrevoyait des vallées et des montagnes qui rappelaient nos montagnes et nos vallées d’Europe.

Le 1er mars, on campa à Ramleh, l’ancienne Rama, là où Rachel entra dans ce grand désespoir dont la Bible donne une idée par cette phrase splendide de poésie : « Et l’on entendit de longs sanglots dans Rama. C’était Rachel qui pleurait ses enfants, et qui ne voulait pas être consolée, parce qu’ils n’étaient plus ! »

C’était à Rama que passèrent Jésus, la vierge Marie et saint Joseph pour aller en Égypte. L’église qui fut concédée par les religieux à Bonaparte, pour en faire un hôpital, est bâtie sur l’endroit même où la sainte famille se reposa.

Le puits dont l’eau fraîche et pure désaltérait toute l’armée fut le même que celui où, mille sept cent quatre-vingt-dix-neuf ans auparavant, s’étaient désaltérés les saints fugitifs. Il était aussi de Rama, le disciple Joseph, dont la main pieuse ensevelit le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Peut-être, dans cette immense multitude, pas un homme ne connaissait cette tradition sacrée ; mais ce que l’on savait, c’est qu’on n’était plus qu’à six lieues de Jérusalem.

En se promenant sous les plus beaux oliviers qu’il y ait peut-être en Orient, et que nos soldats abattaient sans respect pour en faire le feu de leurs bivacs, Bourrienne demanda à Bonaparte :

– Général, n’irez-vous point à Jérusalem ?

– Oh ! pour cela, non, répondit insoucieusement celui-ci. Jérusalem n’est point dans ma ligne d’opérations. Je ne veux pas avoir affaire à des montagnards dans des chemins difficiles, et puis, de l’autre côté du mont, je serais assailli par une nombreuse cavalerie. Je n’ambitionne pas le sort de Crassus.

Crassus, on le sait, fut massacré par les Parthes.

Il y a cela d’étrange dans la vie de Bonaparte, c’est qu’étant passé à six lieues de Jérusalem, berceau du Christ, et à six lieues de Rome, capitale de la papauté, il n’ait eu le désir de voir ni Rome ni Jérusalem.