Deux jours auparavant, à un quart de lieue de Gaza – dont le nom veut à la fois dire, en arabe, trésor, et en hébreu, la forte ; de Gaza, dont les portes furent emportées par Samson, qui mourut avec trois mille Philistins sous les ruines du temple qu’il renversa – on avait rencontré Abdallah, pacha de Damas.
Il était à la tête de sa cavalerie. Cela regardait Murat.
Murat prit cent hommes sur les mille qu’il commandait, et, sa cravache à la main – en face de cette cavalerie musulmane, arabe et maugrabine, il était rare qu’il daignât tirer son sabre – il le chargea vigoureusement.
Abdallah tourna bride, traversa la ville, l’armée la traversa après lui et s’établit au-delà.
C’était le lendemain de cette escarmouche qu’elle était arrivée à Ramleh.
De Ramleh, on marcha sur Jaffa ; à la grande satisfaction des soldats, pour la seconde fois, les nuages s’amoncelèrent au-dessus de leurs têtes, et donnèrent de l’eau.
On envoya une députation à Bonaparte, au nom de l’armée qui demandait à prendre un bain.
Bonaparte accorda la permission et fit faire halte. Alors, chaque soldat se dépouilla de ses habits, et reçut avec délices sur son corps brûlé cette pluie d’orage.
Puis l’armée se remit en route, rafraîchie et joyeuse, chantant tout d’une voix la Marseillaise.
Les mamelouks et la cavalerie d’Abdallah n’osèrent pas plus nous attendre qu’ils n’avaient fait à Gaza ; ils rentrèrent dans la ville, subissant cette croyance que tout musulman à l’abri d’un rempart est invincible.
C’était, au reste, un singulier composé que ce ramas d’individus qui formaient la garnison de Jaffa et qui, enivrés de fanatisme, allaient tenir tête aux premiers soldats du monde.
Il y en avait de tout l’Orient, depuis l’extrémité de l’Afrique jusqu’à la pointe la plus avancée de l’Asie. Il y avait des Maugrabins avec leurs manteaux blancs et noirs ; il y avait des Albanais avec leurs longs fusils montés en argent et incrustés de corail ; il y avait des Kurdes avec leurs longues lances ornées d’un bouquet de plumes d’autruche ; des Aleppins, qui, tous, portaient, sur une joue ou sur l’autre, la trace du fameux bouton d’Alep. Il y avait des Damasquins aux sabres recourbés et à la trempe tellement fine, qu’ils coupaient un mouchoir de soie flottant. Il y avait enfin des Natoliens, des Karamaniens et des nègres. On était arrivé le 3 sous les murs de Jaffa ; le 4, la ville fut investie ; le même jour, Murat fit une reconnaissance autour des remparts pour savoir de quel côté elle devait être attaquée.
Le 7, tout était prêt pour battre la ville en brèche.
Bonaparte voulut, avant de commencer le feu, essayer la voie des conciliations ; il comprenait ce qu’allait être une lutte, même victorieuse, contre une pareille population.
Bonaparte dicta la sommation suivante :
Dieu est clément et miséricordieux.
Le général en chef Bonaparte, que les Arabes ont surnommé le Sultan du feu, me charge de vous faire connaître que le pacha Djezzar a commencé les hostilités en Égypte en s’emparant du fort d’El-Arich ; que Dieu, qui seconde la justice, a donné la victoire à l’armée française, qui a repris le fort d’El-Arich ; que le général Bonaparte est entré dans la Palestine, d’où il veut chasser les troupes de Djezzar le pacha, qui n’auraient jamais dû y entrer ; que la place de Jaffa est cernée de tous côtés ; que les batteries de plein fouet à bombes et à brèches vont, dans deux heures, en renverser la muraille et en ruiner les défenses, que son cœur est touché des maux qu’éprouverait la ville entière en se laissant prendre d’assaut ; qu’il offre sauvegarde à sa garnison, protection aux habitants de la ville et retarde, en conséquence, le commencement du feu jusqu’à sept heures du matin.
La sommation était adressée à Abou-Sahib, gouverneur de Jaffa.
Roland étendit la main pour la prendre :
– Que faites-vous ? demanda Bonaparte.
– Ne vous faut-il pas un commissionnaire ? répondit en riant le jeune homme. Autant que ce soit moi qu’un autre.
– Non, dit Bonaparte ; mieux vaut, au contraire, que ce soit un autre que vous, et un musulman qu’un chrétien.
– Pourquoi cela, général ?
– Mais parce qu’à un musulman, Abou-Sahib fera peut-être couper la tête, mais qu’à un chrétien, il la fera couper sûrement.
– Raison de plus, dit Roland en haussant les épaules.
– Assez ! dit Bonaparte ; je ne veux pas.
Roland se retira dans un coin, comme un enfant boudeur.
Alors, Bonaparte, s’adressant à son drogman :
– Demande, dit-il, s’il y a un Turc, un Arabe, un musulman quelconque enfin, qui veuille se charger de cette dépêche.
Le drogman répéta tout haut la demande du général en chef.
Un mamelouk du corps des dromadaires s’avança.
– Moi, dit-il.
Le drogman regarda Bonaparte.
– Dis-lui ce qu’il risque, fit le général en chef.
– Le Sultan du feu veut que tu saches qu’en te chargeant de ce message, tu cours risque de la vie.
– Ce qui est écrit est écrit ! répondit le musulman.
Et il tendit la main.
On lui donna un drapeau blanc et un trompette.
Tous deux s’approchèrent à cheval de la ville, dont la porte s’ouvrit pour les recevoir.
Dix minutes après, un grand mouvement se fit sur le rempart en face duquel était campé le général en chef.
Le trompette parut, traîné violemment par deux Albanais : on lui ordonna de sonner pour attirer l’attention du camp français.
Il sonna la diane.
Au même instant, et comme tous les regards étaient fixés sur ce point des murailles, un homme s’approcha, tenant dans sa main droite une tête tranchée coiffée d’un turban ; il étendit le bras au-dessus du rempart, le turban se déroula et la tête tomba au pied des murailles.
C’était celle du musulman qui avait porté la sommation.
Dix minutes après, le trompette sortait par la même porte qui lui avait donné entrée, mais seul.
Le lendemain, à sept heures du matin, comme l’avait dit Bonaparte, six pièces de douze commencèrent à foudroyer une tour ; à quatre heures, la tranchée était praticable et Bonaparte ordonnait l’assaut.
Il chercha autour de lui Roland pour lui donner le commandement d’un des régiments de brèche.
Roland n’y était pas.
Les carabiniers de la 22e demi-brigade légère, les chasseurs de la même 22e demi-brigade, soutenus par les ouvriers d’artillerie et du génie, s’élancent à l’assaut ; le général Rambeau, l’adjudant général Nethervood et l’officier Vernois les guident.
Tous montent à la brèche, et, malgré la fusillade qui les attend de face, malgré la mitraille de quelques pièces dont on n’a pu éteindre le feu, et qui les prennent à revers, un combat terrible s’engage sur les débris de la tour écroulée.
La lutte durait depuis un quart d’heure sans que les assiégeants pussent franchir la brèche, sans que les assiégés pussent les faire reculer.
Tout l’effort de la bataille semblait concentré là et l’était en effet, lorsque tout à coup, sur les murailles dégarnies, on vit paraître Roland, tenant un étendard turc, suivi d’une cinquantaine d’hommes et secouant son étendard en criant : « Ville gagnée ! »
Voici ce qui s’était passé :
Le matin, vers six heures – on sait qu’en Orient c’est l’heure à laquelle le jour paraît – Roland, descendant à la mer pour se baigner, avait découvert une espèce de brèche à l’angle d’un mur et d’une tour ; il s’était assuré que cette brèche donnait dans la ville, avait pris son bain et était revenu au camp au moment où le feu commençait.
Là, comme on le connaissait pour un des privilégiés de Bonaparte et en même temps pour un des plus braves, ou plutôt un des plus téméraires de l’armée, les cris « Capitaine Roland ! capitaine Roland ! » s’étaient fait entendre.
Roland savait ce que cela voulait dire.
Cela voulait dire : « N’avez-vous pas quelque chose d’impossible à faire ? Nous voilà ! »
– Cinquante hommes de bonne volonté, avait-il dit.
Cent s’étaient présentés.
– Cinquante, avait-il répété.
Et il en avait désigné cinquante en sautant, chaque fois, par-dessus un homme pour ne blesser personne.
Puis il avait pris deux tambours et deux trompettes.
Et, le premier, il s’était glissé par le trou dans l’intérieur de la ville.
Ses cinquante hommes l’avaient suivi.
Ils avaient rencontré un corps d’une centaine d’hommes avec un drapeau ; ils étaient tombés dessus, l’avaient lardé à coups de baïonnette. Roland s’était emparé du drapeau, et c’était ce qu’il secouait au haut de la muraille.
Les acclamations de toute l’armée le saluèrent. Mais ce fut alors que Roland pensa le moment venu d’utiliser ses tambours et ses trompettes.
Toute la garnison était à la brèche, ne pensant pas être attaquée ailleurs, quand tout à coup elle entendit sur ses flancs des tambours et derrière elle les trompettes françaises.
En même temps, deux décharges se firent entendre, et une grêle de balles tomba sur les assiégés. Ils se retournèrent, ne virent partout que fusils réfléchissant les rayons du soleil, que panaches tricolores flottant au vent ; la fumée, poussée par la brise de mer, dissimulait le petit nombre des Français ; les musulmans se crurent trahis, une effroyable panique s’empara d’eux, ils abandonnèrent la brèche. Mais Roland avait envoyé dix de ses hommes ouvrir une des portes ; la division du général Lannes s’engouffra par cette porte, les assiégés rencontrèrent les baïonnettes françaises là où ils croyaient trouver une libre voie à leur fuite, et, par cette réaction naturelle aux peuples féroces qui, ne faisant pas de quartier, n’en espèrent pas, ils ressaisirent leurs armes avec une rage nouvelle, et le combat recommença en prenant l’aspect d’un massacre.
Bonaparte, ignorant ce qui se passait dans la ville, voyant la fumée s’élever au-dessus des murailles, entendant le bruit continu de la fusillade, ne voyant revenir personne, pas même des blessés, envoya Eugène de Beauharnais et Croisier voir ce qui se passait, en leur ordonnant de revenir aussitôt lui faire leur rapport.
Tous deux portaient au bras l’écharpe d’aide de camp, signe de leur grade ; ils attendaient depuis longtemps une parole qui leur ordonnât de prendre part au combat ; ils entrèrent en courant dans la ville, et pénétrèrent au cœur même du carnage.
On reconnut des envoyés du général en chef, on comprit qu’ils étaient chargés d’une mission ; la fusillade cessa un instant.
Quelques Albanais parlaient français ; l’un d’eux cria :
– Si l’on nous accorde la vie sauve, nous nous rendrons ; sinon, nous nous ferons tuer jusqu’au dernier.
Les deux aides de camp ne pouvaient pénétrer dans les secrets de Bonaparte ; ils étaient jeunes, l’humanité parla dans leur cœur : sans y être autorisés, ils promirent la vie sauve à ces malheureux. Le feu cessa, ils les amenèrent au camp.
Ils étaient quatre mille.
Quant aux soldats, ils connaissaient leurs droits. La ville était prise d’assaut : après le massacre, le pillage.