Pendant ce temps, Roland et les cinquante hommes qui étaient descendus dans la ville, et qui avaient fait leur jonction avec lui, après avoir eu l’espoir d’être soutenus, commençaient à craindre d’être abandonnés.
En effet, les cris de victoire qui avaient répondu aux leurs s’éteignaient peu à peu ; puis la fusillade et la canonnade allaient diminuant, et enfin, au bout d’une heure, avaient entièrement cessé.
À travers les autres bruits dont il était environné, Roland avait même cru entendre les clairons sonnant et les tambours battant la retraite.
Puis, comme nous l’avons dit, tous les bruits s’étaient éteints.
Alors, pareils à une marée qui de tous côtés monte à la fois, de tous côtés sur la petite troupe s’était rués Anglais, Turcs, mamelouks, Arnautes, Albanais, la garnison entière, huit mille hommes.
Alors, Roland avait fait former le carré à sa petite troupe, avait appuyé une de ses faces à la porte d’une mosquée, avait fait entrer cinquante de ses hommes dans la mosquée, convertie par lui en forteresse, et là, après avoir fait jurer à ses hommes de se défendre jusqu’à la mort contre des ennemis dont il n’y avait pas de quartier à espérer, ils attendirent, la baïonnette en avant.
Comme toujours, les Turcs, pleins de confiance dans leur cavalerie, la lancèrent sur le carré avec une telle furie, que, quoique le feu des Français eût abattu dans sa double fusillade une soixantaine d’hommes et de chevaux, ceux qui venaient ensuite montèrent par-dessus les cadavres d’hommes et de chevaux, comme ils eussent fait par-dessus une montagne, et vinrent se heurter aux baïonnettes encore fumantes.
Mais, là, force leur fut de s’arrêter.
Le second rang eut le temps de recharger et de faire, feu à bout portant.
Il fallut reculer ; mais comme ils ne pouvaient pas repasser la montagne de morts et de blessés à reculons, ils s’échappèrent par la droite et par la gauche.
Deux effroyables fusillades les accompagnèrent dans leur fuite et les décimèrent.
Mais ils n’en revinrent que plus acharnés.
Alors, une lutte effroyable commença, véritable combat corps à corps, où les cavaliers turcs, affrontant la fusillade à bout portant, venaient, jusque sur les baïonnettes de nos soldats, décharger leurs pistolets.
D’autres, voyant que le reflet du soleil sur les canons des fusils effrayait leurs chevaux, les faisaient marcher à reculons, et, les forçant de se cabrer, se renversaient avec eux sur les baïonnettes.
Les blessés se traînaient à terre, et, comme des serpents se glissant sous le canon des fusils, coupaient les jarrets de nos soldats.
Roland, armé d’un fusil double, selon son habitude dans ces sortes de combats, abattait un chef à chaque coup qu’il tirait.
Faraud, dans la mosquée, dirigeait le feu, et plus d’un bras qui levait déjà le sabre pour frapper, retomba inerte, atteint d’une balle venant d’une fenêtre de la galerie du minaret.
Roland, voyant que le nombre de ses hommes diminuait, et que, malgré le triple rang de cadavres qui faisait un rempart à sa petite troupe, il ne pouvait soutenir longtemps encore une pareille lutte, fit ouvrir la porte de la mosquée, et, avec le plus grand calme et continuant de faire un feu meurtrier, y fit rentrer ses hommes et y rentra lui-même le dernier.
Alors, le feu commença par toutes les ouvertures de la mosquée ; mais les Turcs firent avancer une pièce de canon et la pointèrent vers la porte.
Roland, lui, se tenait près d’une fenêtre, et l’on vit tomber les uns après les autres les trois premiers artilleurs qui approchèrent la mèche de la lumière.
Alors, un cavalier passa à toute bride près du canon, et, avant que l’on s’aperçût de son intention, il lâcha son pistolet sur la lumière.
La pièce éclata, le cheval et le cavalier roulèrent à dix pas, mais la porte était brisée.
Seulement, par cette porte brisée, sortit une telle fusillade, que trois fois les Turcs se présentèrent pour entrer dans la mosquée et trois fois ils furent repoussés.
Furieux, ils se rallient et reviennent une quatrième fois ; mais, cette fois, quelques coups de fusil à peine répondent à leurs cris de mort.
Les munitions de la petite troupe sont épuisées.
Les grenadiers attendent l’ennemi la baïonnette en avant.
– Amis, crie Roland, rappelez-vous que vous avez juré de mourir plutôt que d’être les prisonniers de Djezzar le Boucher, qui a fait couper les têtes de nos compagnons.
– Nous le jurons ! crient d’une seule voix les deux cents hommes de Roland.
– Vive la République ! dit Roland.
– Vive la République ! répétèrent-ils tous après lui.
Et chacun s’apprête à mourir, mais à tuer en mourant.
En ce moment, un groupe d’officiers paraît à la porte ; à leur tête marche Sidney Smith. Tous ont l’épée au fourreau.
Smith lève son chapeau et fait signe qu’il veut parler.
On fait silence.
– Messieurs, dit-il en excellent français, vous êtes des braves, et il ne sera pas dit que, devant moi, on massacre des hommes qui se sont conduits en héros. Rendez-vous : je vous assure la vie sauve.
– C’est trop ou pas assez, répondit Roland.
– Que voulez-vous donc ?
– Tuez-nous tous jusqu’au dernier ou renvoyez-nous tous.
– Vous êtes exigeants, messieurs, dit le commodore, mais on ne peut rien refuser à des hommes comme vous. Seulement, vous me permettrez de vous donner une escorte anglaise jusqu’à la porte de la ville ; sans quoi, pas un de vous n’y arriverait vivant. Est-ce convenu ?
– Oui, milord, dit Roland, et nous ne pouvons que vous remercier de votre courtoisie.
Sidney Smith laissa deux officiers anglais pour garder la porte, et, entrant dans la mosquée, vint tendre la main à Roland.
Dix minutes après, l’escorte anglaise était arrivée.
Les soldats français, la baïonnette au bout du fusil, les officiers le sabre à la main, traversèrent, au milieu des imprécations des musulmans, des hurlements des femmes et des cris des enfants, la rue qui conduisait au camp français.
Dix ou douze blessés, au nombre desquels était Faraud, étaient portés sur des civières improvisées avec des fusils. La déesse Raison marchait près du brancard du sous-lieutenant, un pistolet à la main.
Jusqu’à ce qu’ils fussent hors de la portée des balles turques, Smith et les soldats anglais accompagnèrent les grenadiers, qui défilèrent devant le double rang de soldats rouges leur présentant les armes.
Bonaparte, nous l’avons dit, s’était retiré dans sa tente. Il avait demandé Plutarque et lisait la biographie d’Auguste ; et, pensant à Roland et à ses braves, qu’à cette heure on égorgeait sans doute, il murmurait, comme Auguste après la bataille de Teutberg : « Varus, rends-moi mes légions ! »
Cette fois, il n’avait à redemander ses légions à personne, il était son propre Varus.
Tout à coup, une grande rumeur se fit entendre et le chant de la Marseillaise arriva jusqu’à lui.
Qu’avaient-ils à se réjouir et à chanter, ces soldats, quand leur général pleurait de rage et de douleur ?
Il bondit jusqu’à la porte de sa tente.
La première personne qu’il vit fut Roland, son aide de camp Raimbaud et le sous-lieutenant Faraud, sur une jambe comme un héron ; l’autre avait été traversée d’une balle.
Le blessé s’appuyait sur l’épaule de la déesse Raison.
Derrière eux étaient les deux cents hommes que Bonaparte croyait perdus.
– Ah ! par exemple, mon bon ami, dit-il en serrant les mains de Roland, j’avais déjà fait mon deuil de toi, car je te croyais flambé… Comment, diable, vous êtes vous tirés de là ?
– Raimbaud vous racontera cela, dit Roland, de mauvaise humeur de devoir la vie à un Anglais. Moi, j’ai trop soif pour parler, je vais boire.
Et, prenant une gargoulette pleine d’eau qui se trouvait sur la table, il la vida d’un seul trait, tandis que Bonaparte allait au-devant du groupe des soldats, qu’il voyait avec d’autant plus de plaisir qu’il avait cru ne plus les revoir.