Chacun des directeurs s’était logé au Luxembourg selon ses mœurs et son goût plutôt que selon ses besoins.
Barras, l’homme de l’initiative et du faste, le grand seigneur, le nabab indien, avait pris toute l’aile qui forme aujourd’hui la galerie de tableaux et ses dépendances.
Rewbell et Larevellière-Lépeaux s’étaient partagé l’autre aile.
Carnot avait pris pour lui et son frère une partie du rez-de-chaussée, dans laquelle il s’était taillé un immense cabinet pour lui et ses cartes.
Barthélémy, arrivé le dernier, mal reçu de ses confrères parce qu’il représentait la Contre-Révolution, avait pris ce qu’il avait trouvé.
Le soir même où avait eu lieu cette orageuse séance du Club de Clichy, Barras rentrait chez lui d’assez médiocre humeur. Il n’avait convoqué personne, comptant passer sa soirée chez Mlle Aurélie de Saint-Amour, qui, à son message daté de deux heures, avait répondu une lettre charmante, lui disant que, comme toujours, elle serait heureuse de le voir.
Mais voilà que, lorsque à neuf heures, il s’était présenté chez elle, Mlle Suzette était venue lui ouvrir sur la pointe du pied, lui recommandant de la main et de la voix le silence, et lui annonçant que sa maîtresse était prise d’une de ces migraines à laquelle la Faculté, si puissante soit-elle, n’a pas encore trouvé de remède, attendu qu’elle est, non pas dans la constitution, mais dans la volonté du malade.
Le directeur avait suivi Suzette, marchant avec les mêmes précautions que s’il eût eu un bandeau sur les yeux, et qu’il eût joué à colin-maillard. Barras avait, en passant, jeté un regard de défiance sur le cabinet de toilette strictement fermé et avait été introduit dans la chambre à coucher que nous connaissons, et qui n’était éclairée que par une lampe d’albâtre suspendue au plafond et dans laquelle brûlait une huile parfumée.
Il n’y avait rien à dire, Mlle Aurélie de Saint-Amour était couchée dans son lit de bois de rose aux incrustations de porcelaine de Sèvres. Elle avait sa coiffe de dentelle des grands jours de maladie et la voix plaintive de la femme qui fait un effort pour parler.
– Ah ! mon cher général, dit-elle, comme vous êtes bon d’être venu, et comme j’avais besoin de vous voir !
– N’était-ce point une chose convenue, répondit Barras, que je viendrais passer la soirée avec vous ?
– Oui ; aussi, quoique en proie à cette odieuse migraine, ne vous ai-je rien fait dire, tant j’avais le désir de vous voir. C’est lorsqu’on souffre surtout que l’on apprécie la présence des gens qu’on aime.
Elle sortit languissamment une main tiède et humide de ses draps, et la tendit à Barras, qui la baisa galamment et s’assit sur le pied du lit.
La douleur arracha une plainte à la malade.
– Ah çà ! dit Barras, mais c’est donc sérieux, cette migraine ?
– Oui et non, répondit Aurélie ; avec un peu de repos, cela se passera… Ah ! si je pouvais dormir !
Ces mots furent accompagnés d’un soupir que le dieu du sommeil lui-même eût envié à la belle courtisane.
Il est probable que, huit jours après sa sortie du paradis terrestre, Ève joua pour Adam cette comédie de la migraine qui dure depuis six mille ans et qui a toujours le même succès. Les hommes s’en moquent, les femmes en rient, et cependant, l’occasion s’offrant, la migraine vient au secours de qui l’appelle et réussit toujours à éloigner qui vient mal à propos.
Barras resta dix minutes assis près de la belle malade, juste ce qu’il fallut convenablement à celle-ci pour fermer un œil, moitié triste et moitié souriant, et pour laisser échapper de sa poitrine ce souffle doux et régulier qui indique que l’âme veille peut-être encore, mais que le corps vient de s’embarquer sur le calme océan du sommeil.
Barras déposa doucement sur le couvre-pieds de dentelles la main qu’il avait conservée dans les siennes, posa sur le front blanc de la dormeuse un baiser paternel et chargea Suzette de prévenir sa maîtresse que ses grandes occupations l’empêcheraient peut-être de venir de trois ou quatre jours.
Puis il sortit de la chambre sur la pointe du pied, comme il y était entré, repassa près du cabinet, dont il eut bien l’envie d’enfoncer un carreau avec le coude, car quelque chose lui disait que là était la cause de la migraine de la belle Aurélie de Saint-Amour.
Suzette l’avait minutieusement suivi jusqu’au seuil de la porte, et avait prudemment derrière lui refermé la porte à double tour.
À sa rentrée au Luxembourg, son valet de chambre lui annonça qu’une dame l’attendait.
Barras fit sa question habituelle.
– Jeune ou vieille ?
– Elle doit être jeune, monsieur, répondit le valet de chambre ; mais je n’ai pas pu voir son visage à cause de son voile.
– Quelle mise ?
– La mise d’une femme comme il faut, toute de satin noir, et l’air d’une veuve.
– Vous l’avez fait entrer ?
– Dans le boudoir rose. Si monseigneur n’eût pas voulu la recevoir, rien n’était plus facile que de la faire sortir sans qu’elle traversât le cabinet. Monseigneur veut-il la recevoir ou passera-t-il au boudoir rose ?
– C’est bien, dit Barras. J’y vais.
Puis, se rappelant aussitôt qu’il pouvait avoir affaire à une femme du monde, et qu’il fallait respecter les convenances, même au Luxembourg :
– Annoncez-moi, dit-il au valet de chambre.
Le valet de chambre marcha le premier, ouvrit la porte du boudoir et annonça :
– Le citoyen directeur général Barras.
Il se retira aussitôt pour faire place à celui qu’il avait annoncé.
Barras entra avec ce grand air qu’il tenait du monde aristocratique auquel il avait appartenu, et auquel, malgré trois années de révolution et deux années de Directoire, il appartenait encore.
Dans un des angles du boudoir occupé par un canapé, dont la forme s’emboîtait dans celle de la chambre, se tenait debout, toute vêtue de noir, comme l’avait dit le valet de chambre, une femme qu’à son attitude, Barras comprit, à la première vue, n’être point une chercheuse de bonnes fortunes.
Aussi, posant son chapeau sur une table, il s’avança vers elle en lui disant :
– Vous avez désiré me voir, madame, me voilà.
La jeune femme, avec un geste superbe, leva son voile et découvrit un visage d’une remarquable beauté.
La beauté est la plus puissante de toutes les fées, et la plus savante de toutes les introductrices.
Barras s’arrêta un instant, debout et comme ébloui.
– Ah ! madame, dit-il, que je suis heureux, lorsque je devais rester dehors une partie de la nuit, qu’une circonstance fortuite me ramène au Palais du Luxembourg, où m’attendait une pareille fortune. Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, madame, et dites-moi à quelles circonstances je dois le bonheur de votre visite.
Et il fit un mouvement pour lui prendre la main et la ramener sur le canapé, duquel elle s’était levée en l’entendant annoncer.
Mais elle, gardant ses mains ensevelies sous les plis de son long voile :
– Pardon, monsieur ! dit-elle ; je resterai debout, comme il convient à une suppliante.
– Suppliante !… vous, madame !… Une femme, comme vous ne supplie pas, elle ordonne… ou, tout au moins, elle réclame.
– Eh bien ! monsieur, c’est cela. Au nom de la ville qui nous a donné naissance à tous les deux ; au nom de mon père, ami du vôtre ; au nom de l’humanité outragée, au nom de la justice méconnue, je viens réclamer vengeance !
– Le mot est bien dur, répondit Barras, pour sortir d’une si jeune et si belle bouche.
– Monsieur, je suis fille du comte de Fargas, qui a été assassiné à Avignon par les républicains, et sœur du vicomte de Fargas, qui vient d’être assassiné à Bourg-en-Bresse par les compagnons de Jéhu.
– Encore eux ! murmura Barras. Êtes-vous sûre, mademoiselle ?
La jeune fille étendit la main et présenta à Barras un poignard et un papier.
– Qu’est-ce que cela ? demanda Barras.
– Cela, c’est la preuve de ce que je viens de vous dire, monsieur ; le corps de mon frère a été trouvé, il y a trois jours, sur la place de la Préfecture à Bourg, avec ce poignard dans le cœur et ce papier au manche du poignard.
Barras commença par examiner curieusement l’arme.
Elle était forgée d’un seul morceau de fer ayant la forme d’une croix, telle qu’on décrit les anciens poignards de la Sainte-Vehme. La seule chose qui l’en distinguât est que celui-ci portait gravés sur sa lame ces trois mots : « Compagnons de Jéhu. »
– Mais, dit Barras, ce poignard seul ne serait qu’une présomption. Il peut avoir été dérobé ou forgé exprès pour dérouter les recherches de la justice.
– Oui, dit la jeune femme ; mais voici ce qui doit remettre la justice sur le bon chemin. Lisez ce post-scriptum, écrit de la main de mon frère, signé de mon frère.
Barras lut :
Je meurs pour avoir manqué à un serment sacré. Par conséquent, je reconnais avoir mérité la mort. Si tu veux donner la sépulture à mon corps, mon corps sera déposé, cette nuit, sur la place de la Préfecture de Bourg. Le poignard que l’on trouvera planté dans ma poitrine indiquera que je ne meurs pas victime d’un lâche assassinat, mais d’une juste vengeance.
Vicomte de Fargas.
– Et c’est à vous que ce post-scriptum est adressé, mademoiselle ? demanda Barras.
– Oui, monsieur.
– Est-il bien de la main de monsieur votre frère ?
– Il est de sa main.
– Que veut-il dire en écrivant « qu’il ne meurt pas victime d’un lâche assassinat, mais d’une juste vengeance », alors ?
– Compagnon de Jéhu, lui-même, mon frère, arrêté, a manqué à son serment en nommant ses complices. C’est moi, ajouta la jeune fille avec un rire étrange, c’est moi qui eusse dû entrer dans l’association à sa place.
– Attendez donc, dit Barras, je dois avoir dans mes papiers un rapport qui a trait à cela.