CHAPITRE XXXII

Flavie passe les jours suivants dans un état de douce euphorie. Elle saisit la moindre occasion pour poser un baiser sur la joue de Bastien, pour le taquiner tendrement… Mais bientôt, de nouveau, son mari réagit avec contrariété à cette agréable proximité. Il est tant absorbé dans ses pensées que même les tentatives de conversation de Flavie paraissent l’indisposer… Plutôt que de l’enchanter, la spontanéité amoureuse de sa femme semble quelques fois de suite le déranger, à tel point que Flavie se résout à surveiller ses gestes en sa présence.

Complètement déboussolée, le cœur fatigué d’être ainsi ballotté par les humeurs houleuses du jeune médecin, Flavie combat un tenace vague à l’âme en se précipitant, dès qu’elle en a l’occasion, à la Société compatissante, où elle se dévoue au soutien des patientes. Rue Sainte-Monique, elle piaffe littéralement d’impatience, comme un cheval sauvage dans un pâturage enclos, possédé par une furieuse envie de liberté !

Au début du mois d’avril, pour la première fois, l’équipe de sages-femmes de la Société affronte un cas rare d’hémorragie de fin de grossesse. La patiente, une jeune et pauvre veuve du faubourg Sainte-Marie nommée Victoire Réhaume, a demandé l’hébergement au milieu de son huitième mois de gestation à cause de saignements occasionnels. Mise au repos complet dans l’un des lits de l’étage, saignée à l’occasion par l’un ou l’autre des médecins pour éviter la pléthore, Victoire a mené sa grossesse à terme en conservant l’essentiel de ses forces.

Au cours des dernières semaines, les trois accoucheuses se sont renseignées soigneusement, partageant ensuite ce savoir avec les dames patronnesses, les élèves de l’École de sages-femmes et les étudiants de l’École de médecine et de chirurgie. L’étude scientifique de Marie-Anne Boivin, son Mémoire sur l’hémorragie, a circulé entre une bonne douzaine de mains !

Par un hasard de la nature, l’arrière-faix peut se fixer soit à proximité de l’ouverture du col, soit carrément dessus. Cette ouverture s’élargissant et s’effaçant à partir du sixième mois de gestation, le « gâteau vasculaire » doit nécessairement s’en détacher, ce qui provoque les saignements. Léonie a donc pris soin, mais avec la plus grande prudence, d’évaluer la position de l’arrière-faix dans la matrice de Victoire. Elle a senti sa surface fongueuse et épaisse qui bloquait la moitié de l’orifice du col, du côté droit de la matrice.

La situation aurait pu être pire : un col entièrement bloqué empêche la grossesse de se rendre à terme, puisque les pertes de sang sont alors considérables et menacent la santé de la mère. Mais le cas de Victoire est quand même préoccupant et les accoucheuses ont surveillé son état avec un soin particulier. Lors d’un écoulement de sang plus abondant que les autres, la présence de Bastien a même été requise puisque le froid est l’astringent le plus puissant, à la fois sur le système circulatoire et sur la fibre musculaire. De judicieuses fomentations ont, en effet, fait cesser complètement l’hémorragie.

Le refuge est en effervescence lorsque Victoire ressent ses premières douleurs. Une hémorragie plus abondante que toutes celles que la jeune femme a connues se déclenche aussitôt, mais la situation est loin d’être alarmante. Léonie s’installe à son chevet et Michael est envoyé pour quérir non seulement Sally Easton, mais également Magdeleine de même que Marguerite, qui a assisté, à la Maternité de Paris, à une semblable délivrance.

Ravie de n’être requise par aucune patiente en pratique privée, Flavie se met au service de sa mère, qui l’a préférée comme garde-malade à sa remplaçante moins expérimentée. C’est Vénérande Rousselle, muette et affairée, qui joue le rôle de l’accompagnante. Tout est prêt pour parer aux pires éventualités, mais le pronostic est plutôt favorable puisque, généralement, les contractions ralentissent l’hémorragie en fronçant les ouvertures béantes des « sinus utérins ».

Marie-Anne Boivin ayant clairement indiqué qu’on ne peut imputer un déclenchement des saignements aux mouvements de la mère et que seul un changement du rapport entre la surface interne de la matrice et celle du gâteau vasculaire en est la cause, Léonie et Sally décident de faire marcher Victoire pour stimuler les douleurs et pour faire descendre le fœtus le plus bas possible, ce qui comprimera encore davantage les vaisseaux ouverts. Les signes vitaux de la jeune femme sont régulièrement évalués afin de prévenir un éventuel affaiblissement et, encore pire, une syncope.

La tension monte au fil des heures, alors que les élèves et les étudiants présents vont et viennent en silence. L’écoulement sanguin a ralenti, mais il demeure néanmoins préoccupant ; les douleurs stagnent au lieu de gagner en puissance. Par mesure de précaution, Léonie envoie Michael chercher le Dr Peter Wittymore, puis, après une courte délibération avec ses trois consœurs, elle décide de procéder, de nouveau, à un examen interne.

Avec une grimace, elle constate que le col est à peine dilaté à deux doigts et qu’il résiste à ses pressions. Impossible, donc, de tenter quoi que ce soit : il faut encore attendre. L’effusion de sang n’est pas si abondante qu’elle nécessite la mise en place d’un tampon et comme il est souhaitable de laisser descendre le fœtus, Victoire est encouragée à se remettre sur ses pieds et à reprendre sa marche lente. À son arrivée, Wittymore approuve entièrement ses consœurs. Seule une hémorragie violente exige de risquer un accouchement artificiel. Pour l’instant, il convient de laisser agir la nature tout en stimulant les contractions.

Néanmoins, au fil de l’après-dînée, l’état de Victoire devient inquiétant. Le teint cireux, la respiration courte, elle est maintenant incapable de tenir debout et une éventuelle perte de connaissance est à craindre. Laissant la patiente sous les soins de Flavie et de Wittymore, les accoucheuses descendent au rez-de-chaussée pour délibérer. Énervée, Magdeleine affirme péremptoirement qu’il faut remettre la délivrance entre les mains du docteur et de ses instruments. Aussitôt, Léonie s’écrie, à voix basse :

– Ne vous emballez pas ainsi ! Premièrement, je ne crois pas que le recours aux instruments soit nécessaire.

Marguerite abonde dans le même sens :

– Dans sa pratique, Mme Lachapelle a rencontré vingt-trois cas d’hémorragie. Un seul a nécessité l’usage du forceps.

Fixant Magdeleine, Léonie ajoute encore :

– Elle préfère la version manuelle pour amener les pieds à l’orifice. Ainsi, les fesses aident la dilatation et compriment les sources de l’hémorragie. Vous le savez, Magdeleine, nous en avons discuté amplement ces dernières semaines.

– Compte tenu de l’ensemble des symptômes, c’est un geste audacieux que je rechigne à tenter par crainte des risques.

Léonie échange un regard avec Sally, puis elle inspire profondément pour se donner le courage d’affirmer :

– Pour le sûr, il faut agir rondement, mais… je suis parée à l’essayer.

– J’appuie cette décision, interjette encore Marguerite. Les fers ne conviennent que lorsque la tête est déjà assez basse pour s’opposer à l’écoulement du sang, ce qui permet de toute manière d’attendre une expulsion spontanée. Les yeux des trois praticiennes convergent vers Sally, qui affronte leurs regards tour à tour avant de s’arrêter enfin à Léonie en disant, avec affection :

– Chère amie, je tiens à souligner votre courage et je n’hésite pas une seconde à vous céder ma place. Vous êtes maintenant assez expérimentée avec la version… Et moi, comme vous avez dû le constater, je vieillis… Mes gestes sont moins précis, hélas !

Ses interlocutrices se récrient aussitôt. À soixante-sept ans, Sally est encore très agile ! Elles sursautent alors : la porte du refuge s’est ouverte à la volée et, en même temps que lui, Nicolas Rousselle fait pénétrer à l’intérieur quelques éclaboussures de cette giboulée abondante qui tombe sur la ville. Repliant son immense parapluie, il grommelle à leur adresse :

– Bondance, il mouille à siaux ! Votre cliente ne pouvait pas accoucher hier, ou demain ?

Magdeleine, qui n’apprécie guère plus le médecin que Léonie, s’empresse de riposter :

– À ce que je sache, personne n’a requis votre présence !

Il la toise :

– Vous faites erreur. Vénérande s’est crue en droit de me faire appeler. De tels cas sont trop rares pour être dédaignés.

Léonie se promet bien, cette fois-ci, de dénoncer cette seconde initiative de la dame patronnesse aux membres du conseil d’administration ! Elle jette entre ses dents :

– C’est votre collègue qui s’occupe de notre patiente.

– Ce cher Peter ne refusera pas, j’en suis persuadé, l’avis d’un confrère.

Sans plus faire attention à lui, Léonie lui tourne le dos et s’absorbe dans un conciliabule avec ses consœurs. Bientôt, toutes quatre remontent l’escalier en bavardant à voix basse et croisent Nicolas Rousselle qui erre entre les lits. Au chevet de Victoire, Léonie ignore superbement Mme Rousselle. Elle informe Wittymore de leur décision commune et le médecin se contente d’incliner la tête en signe d’assentiment. Magdeleine s’éloigne pour se livrer à quelques préparations et Léonie est sur le point de l’imiter lorsque Flavie l’interpelle à voix basse, les sourcils froncés.

– Une version ? Tu es sûre, maman, qu’il s’agit de la meilleure décision ? J’ai pourtant l’impression que la tête du bébé serait assez basse pour la saisir avec les fers. Et de toute façon, il faut agir avec célérité…

Estomaquée, Léonie la considère un moment avant de répondre :

– Le temps n’est plus à la discussion. Si tu veux, après, on jasera de tout ça à tête reposée.

Flavie insiste en s’adressant à Marguerite, qui se tient en retrait :

– Toi aussi, tu penches pour la version ?

– Dans ce cas-ci, tout à fait. Tant que la vie de la mère n’est pas en danger imminent, la vitesse est plus dangereuse que bénéfique.

– Justement, comment se porte Victoire, docteur ?

– Perte subite de conscience. Pouls faible et irrégulier. J’avoue que c’est préoccupant…

Flavie pose un œil inquisiteur sur sa mère qui jette un regard empli de doute à Sally, laquelle répond pour l’encourager par un sourire rassurant et un léger signe de tête. Le désarroi de Léonie se mue en un sentiment croissant d’irritation. Sa fille ne sent-elle pas à quel point ce questionnement est inopportun ? Ne sent-elle pas à quel point la résolution commune est fragile, susceptible de flancher au moindre coup de vent ? Avec fatigue, elle articule :

– Je m’installe sur-le-champ pour la version et j’ai bon espoir de faire ralentir ainsi l’hémorragie et d’assurer à Victoire et à son bébé une délivrance réussie.

– Décision qui me semble discutable, émet à quelque distance une voix masculine reconnaissable entre mille.

Flavie fait une moue de surprise. Elle ignorait la présence de Nicolas Rousselle à l’étage ! Ennuyée de constater que ce médecin arrogant partage son scepticisme, elle se mord les lèvres, désolée de voir Léonie subir un tel assaut. Rousselle dit encore :

– Grâce à l’exemple de son mari, qui a acquis une superbe aisance à manipuler le forceps, votre fille a compris que la science moderne nous offrait des outils extrêmement bien conçus et que les meilleurs praticiens…

Subitement, Peter Wittymore se lève pour faire face à son collègue. Son exaspération est d’autant plus frappante qu’il est, ordinairement, d’une patience d’ange.

– Nicolas, vous savez parfaitement que les décisions thérapeutiques sont généralement fort ardues à prendre, compte tenu de tous les facteurs de risque. Vous savez aussi qu’il est mesquin de discuter à outrance d’une décision prise entre praticiens expérimentés.

Ce disant, il jette un œil sévère à Flavie, qui se le tient pour dit mais qui n’en pense pas moins. À son avis, l’emploi des fers aurait été éminemment préférable. Wittymore, qu’elle a vu intervenir à deux reprises avec une grande sensibilité, en aurait été parfaitement capable ! Rousselle, par contre… Flavie ne peut retenir une légère grimace et son estomac se contracte fortement. Si le forceps est aujourd’hui fabriqué avec une sophistication et une précision superbes, on ne peut pas en dire autant de ceux qui le manipulent. Elle ne peut se défaire de l’impression naïve qu’entre ses propres mains un tel outil accomplirait quasiment des miracles…

Après un regard de défi en direction des trois étudiants de l’École de médecine et de chirurgie qui se tiennent à quelque distance, Nicolas Rousselle grommelle avec ostentation :

– Fort bien. Je m’assois ici et je me tiens coi…

Chacun s’installe enfin, en plusieurs demi-cercles, pour l’opération qui va suivre. Sally Easton et Peter Wittymore surveillent l’état physique de la patiente, qui est tombée dans un évanouissement agité, tandis que Marguerite observe de près les faits et gestes de Léonie. Flavie et Magdeleine vont tenir compagnie aux deux élèves de l’École de sages-femmes, qui tentent d’en saisir le plus possible malgré le brouhaha.

Ses cheveux retenus par un foulard, les manches roulées jusqu’aux coudes, les mains soigneusement lavées et graissées sur leur côté extérieur, Léonie introduit rapidement sa main gauche dans le vagin de la parturiente et pose l’autre sur le ventre dénudé. Après une minute d’un silence absolu, elle pousse un audible soupir de soulagement et Flavie murmure aux deux jeunes femmes :

– Le col est suffisamment amolli et dilaté pour procéder. Ma mère va donc tenter d’y faire passer sa main et de la glisser entre les membranes et la paroi postérieure de la matrice… Elle semble avoir choisi le côté droit, c’est donc que les hanches sont de ce côté.

– Les membranes ?

– Elle va les crever bientôt. Mais comme il faut procéder avec douceur pour ne causer aucune blessure, cela peut prendre un certain temps.

– L’hémorragie augmente sensiblement, déclare sereinement Wittymore.

Léonie bredouille :

– J’ai dû décoller une partie de l’arrière-faix pour pénétrer.

Rousselle gronde :

– Accélérez, madame Montreuil, vous voyez bien que la vie de la parturiente est en train de nous filer entre les doigts !

Marguerite jette un regard ulcéré au médecin, qui fait mine de ne pas s’en apercevoir. Léonie ferme les yeux pour ne pas se laisser atteindre par la tension palpable et surtout pour se concentrer uniquement sur cet univers tiède et moite, sur les textures et les masses étranges qu’elle sent au bout de ses doigts. Parvenue à proximité de ce qu’elle croit être la hanche gauche du fœtus, elle égratigne résolument la poche des eaux, qui cède aussitôt. Le liquide se met à lui chatouiller la peau du poignet et elle tâtonne pour se persuader qu’elle a bien identifié cette partie du bébé.

De là, Léonie glisse sa main le long de la jambe, qu’elle saisit. Sans ouvrir les yeux, elle introduit son autre main dans le vagin pour soutenir l’ouverture du col et, si nécessaire, repousser légèrement la tête. Mais si elle est habile, le mouvement de rotation se fera naturellement… Sans attendre davantage, Léonie déploie la jambe gauche et fait aussitôt descendre le pied dans le vagin jusqu’à la vulve. Ainsi, les fesses devraient s’appuyer sur les veines ouvertes et ralentir l’écoulement…

Prestement, Léonie retire sa main droite et la tend à Marguerite, qui y dépose un lacs de soie. Elle glisse ce ruban autour du pied du fœtus, de manière à y former un nœud coulant mollement serré. Cela fait, elle s’empresse de remonter sa main gauche le long de la jambe déployée, puis le long de la fesse jusqu’à la cuisse droite qu’elle ramène, de la même manière, le long de l’autre jambe. Le lacs est aussitôt reformé autour des deux jambes. Se redressant, Léonie murmure :

– Les talons sont à droite et vers l’arrière. Le pied gauche appuie sur le périnée et le droit, sur les pubis. Flavie, viens m’essuyer le front, s’il te plaît…

Du même ton tranquille, Wittymore déclare :

– L’hémorragie ralentit sensiblement, mais le pouls est quasiment imperceptible.

Léonie fait une grimace désespérée tout en jetant un coup d’œil à Sally, qui dit aussitôt :

– Si possible, faire porter les hanches du côté de l’arrière-faix décollé…

Léonie hoche résolument la tête, puis elle tire doucement sur le lacs pour imprimer au tronc du fœtus, en même temps que les pieds émergent de la vulve, un mouvement de rotation. De la main gauche, elle vérifie si les fesses sont bien installées à l’orifice. À son immense soulagement, le sang cesse à vue d’œil de couler. Elle jette un regard plein d’espoir à Wittymore, qui murmure :

– Une once de plus et je crains fort…

– À mon avis, déclare soudain Nicolas Rousselle, il faut tirer cet enfant hors de la matrice au plus vite pour appliquer ensuite le tampon et, ainsi, faire cesser pour de bon l’hémorragie.

Trop occupée à recouvrer ses esprits, Léonie néglige de répondre et c’est Marguerite qui le fait, se tournant vers son oncle à contrecœur :

– Ce geste me paraît plutôt risqué. Les maîtresses sages-femmes sont unanimes à dire qu’il faut, au contraire, solliciter la matrice à se contracter vigoureusement. De cette façon, non seulement les vaisseaux béants se referment, mais le passage est assuré pour la tête.

– Qu’en pensez-vous, Peter ?

Mais l’interpellé, le poignet de Victoire entre ses doigts, ne lui prête aucune attention. Alarmée, Léonie fixe le visage de la parturiente. Elle est toute blanche, les lèvres décolorées, la peau comme du papier de soie… Frénétiquement, Léonie cherche le mouvement de sa poitrine. Est-il si ténu qu’il est imperceptible ? Finalement, Wittymore lui jette un regard grave, en bégayant :

– Que Dieu ait son âme.

Atterrée, Léonie baisse la tête, considérant avec égarement les deux minuscules pieds qui émergent du corps de la pauvre Victoire. Un lourd silence règne dans l’alcôve, rompu seulement par les prières murmurées par Vénérande et par l’une des élèves sages-femmes. Puis, comme un coup de tonnerre, Rousselle se lève d’un bond et déclare avec fureur :

– Une funeste conséquence, mesdames, dont je vous tiens pour responsables !

Wittymore s’écrie :

– Nicolas, reprenez-vous ! Ce n’est pas le moment d’accabler nos consœurs…

– Il était prouvable que la patiente était au bout de son sang et qu’il fallait agir avec une grande célérité pour…

– Rien n’était évident ! Je crois plutôt, d’après la rapidité avec laquelle Victoire a trépassé, que son chemin était déjà tracé bien avant…

Accrochant le regard de Léonie, Sally lui glisse sur le ton de la confidence, avec une grande chaleur :

– Je n’aurais pas fait mieux. Vos gestes étaient admirables de précision.

Marguerite renchérit :

– Comme vous, j’estime que le fœtus était encore placé trop haut pour l’emploi des fers.

Tentant d’ignorer le tumulte de ses émotions et l’orage qui gronde à quelques pas d’elle, Léonie hoche la tête en murmurant :

– Pour la version, j’ai pris, quoi ? Une dizaine de minutes ? Il en aurait fallu davantage même à l’opérateur de forceps le plus habile…

Néanmoins, a-t-elle trop tardé pour effectuer le dernier examen interne, celui qui lui a permis de constater que le col avait enfin cédé ? N’aurait-elle pas dû le faire avant de descendre conférer avec ses consœurs ? Ces minutes ont sans doute été cruciales… Repoussant farouchement cette affligeante pensée, Léonie s’absorbe entièrement dans sa dernière tâche : extraire avec précaution le fœtus du cercueil qu’est devenue sa mère. Cependant, comme elle le craignait, c’est une fillette moribonde qui voit le jour.

Léonie prend soin de réciter les formules sacramentelles, y ajoutant, comme à l’accoutumée, ses propres souhaits pour le long voyage vers l’au-delà. Selon le dogme catholique, mère et fille seront réunies au paradis puisque, à sa propre demande, Victoire a reçu les derniers sacrements. En cet instant précis, Léonie a désespérément besoin d’y croire. Elle souhaite de tout son cœur que ces deux âmes souffrantes rejoignent une contrée toute de béatitude… Quelques instants plus tard, l’enfant décède, incapable de respirer malgré tous leurs efforts.

Comme de très loin, Léonie entend Rousselle l’apostropher, sourd aux admonestations de son collègue et de Marguerite. Après avoir coupé le cordon, elle dépose le fœtus dans le morceau de guenille tenu par Sally, qui s’éloigne, puis elle se tourne vers lui. De son point d’observation, Flavie ouvre de grands yeux. Les bras maculés jusqu’aux coudes par du sang et diverses substances, le tablier dans le même état, une grosse tache pourpre sur la joue, les tempes mouillées de sueur, sa mère offre un spectacle saisissant.

Aussitôt, Rousselle assène :

– Je vais porter plainte, Léonie. Je vais porter plainte pour obstruction au travail d’un médecin ! Non seulement vous avez refusé de considérer l’emploi du forceps, mais vous avez mis un temps fou à effectuer votre version, même si vous saviez pertinemment que la parturiente était à l’article de la mort ! Tout cela pour prouver la supériorité de votre savoir ! C’est un comportement indigne même du plus médiocre des charlatans !

Sans aucun ménagement, Peter Wittymore pousse son collègue pour tenter de l’éloigner. En même temps, Magdeleine s’avance vers lui, les poings sur les hanches, et le rabroue d’un air furibond :

– Charlatan vous-même ! Vous devriez avoir honte, accabler ainsi une… une professionnelle !

Comme si l’essentiel était dit, elle s’éloigne à grands pas, majestueuse. Rouge comme une tomate, Rousselle s’arcboute pour résister à la pression de Wittymore. Il gueule :

– Mais j’ai mon baptême de voyage de vous entendre vous qualifier de professionnelles avec tant d’insolence ! Seuls les médecins sont des professionnels, entendez-vous ? Et croyez-moi, dès que le Collège des médecins sera suffisamment puissant, il s’empressera de rabattre le caquet à des prétentieuses telles que vous !

Aussitôt, Peter Wittymore persifle :

– Le Collège des médecins ! Un ramassis de médecins mal formés, oui, qui n’ont trouvé que ce moyen pour rehausser leur maigre prestige : accabler les plus faibles qu’eux !

Rousselle mord à l’hameçon et se met à pester contre les médecins anglais qui, eux, considèrent de très haut tous ceux qui ne sont pas diplômés d’une université de Grande-Bretagne. L’objet de sa colère ainsi détourné, il cède enfin à l’énergie de son collègue et tous deux disparaissent dans l’escalier. Peu à peu, les vociférations de Rousselle diminuent en intensité, puis s’éteignent entièrement et un bienheureux silence s’installe. Après un moment, Léonie envisage, un à un, les étudiants en médecine et les élèves sages-femmes médusés, puis les deux jeunes accoucheuses, avant de murmurer d’une voix rauque :

– Accordons une dernière pensée à Victoire et à son enfant et souhaitons que les circonstances de leur trépas contribuent à faire de chacun et chacune d’entre nous de meilleurs praticiens.

En plus d’éprouver une lourde peine devant une telle perte en vies humaines, Flavie est plongée dans une immense perplexité. Se pourrait-il que Rousselle ait raison ? L’emploi des fers aurait-il permis de changer le cours des choses ? Si Rousselle a fièrement tort de noircir ainsi la situation, si Léonie lui semble avoir agi avec énormément d’aplomb, elle ne peut s’empêcher de croire que cette dernière ne devrait pas considérer avec tant de méfiance un instrument qui peut rendre de si grands services.

L’une des dernières à relever la tête, Léonie croise le regard de sa fille qui, prise au dépourvu, n’a pu masquer à temps une éloquente expression de doute. Les yeux dilatés, Léonie la considère un instant, puis elle se détourne brusquement, envahie par une vive amertume. L’aveuglement de Flavie concernant le forceps lui donne envie de tout casser ! Se dominant, elle s’éloigne avec lenteur, concentrée sur toutes les décisions qui restent à prendre avant de pouvoir quitter les lieux.

Déterminée à ne pas laisser sa mère rentrer seule, Flavie vaque à diverses occupations en l’attendant. Enfin, lorsque Léonie prend congé, elle lui emboîte le pas et toutes deux cheminent dans la fraîcheur du soir vers le soleil couchant. Toutes les choses que Flavie voudrait dire à sa mère et qui tournoient dans son cerveau meurent avant même de sortir de sa bouche. Léonie s’est murée dans un tel silence qu’il décourage la plus gentille phrase de réconfort !

Flavie aurait voulu partager avec elle tous les sentiments contradictoires qui l’agitent et aussi, peut-être, justifier son apologie des fers. Mais les yeux fixés droit devant elle, le pas rapide et militaire, Léonie semble vouloir se débarrasser de sa présence comme si elle était un achalant maringouin ! Découragée et confuse, Flavie voit approcher avec soulagement le moment où elle doit bifurquer vers le nord-ouest. Les deux femmes échangent un regard froid, puis se séparent.

Sensiblement allégée, Léonie poursuit obstinément son chemin. Flavie est bien la dernière avec qui elle avait envie de bavarder ! Flavie qui la condamne presque autant que ce mâle arrogant, ce fieffé malotru de Nicolas Rousselle ! Léonie sait qu’elle exagère, mais elle ne peut s’empêcher de les considérer tous les deux avec la même méfiance, la même révolte, le même chagrin… Elle a fait tout en son pouvoir pour sauver Victoire. Jamais elle n’a effectué une version avec des gestes aussi précis, aussi rapides. De cela, elle est persuadée ! Personne ne peut l’accuser de négligence !

Debout au bord de la rue devant la maison des Sénéchal, Simon et Laurent, le col de leurs vestes relevé, bavardent dans la semi-obscurité. Attirée par l’extrémité rougeoyante de la pipe de Simon, Léonie se dirige aussitôt vers eux. Il lui faut un certain temps pour réaliser que son grand fils tient, dans ses bras croisés contre son ventre, un petit paquet enveloppé dans une couverture, qu’il berce en se dandinant… Profondément émue par cette scène, Léonie adresse au jeune homme un vif sourire.

– Tu l’as endormi… Vous êtes si plaisants, tous les deux…

En même temps, une intense émotion la saisit tout entière et elle ne peut retenir un sanglot tandis que des larmes abondantes jaillissent de ses yeux. Soutenue par Simon, il lui faut de longues minutes avant de pouvoir raconter aux deux hommes inquiets l’essentiel des péripéties de la journée. Lorsqu’elle évoque les imprécations de Nicolas Rousselle, son mari s’exclame, le ton hargneux :

– Par la crosse de l’évêque ! Cet énergumène commence à me tomber sur les rognons ! Toujours à tirailler dans tes jupes… Tu es sûre, ma femme, qu’il n’a pas un but intéressé ?

Malgré son chagrin, Léonie ne peut retenir un éclat de rire incrédule. Laurent avance :

– À ce que je comprends, version ou fers, tous deux se défendent amplement.

– L’utilisation des fers aurait été inutilement violente ! proteste aussitôt Léonie. Dangereuse pour la mère !

– Mais quand la vie ne tient plus qu’à un fil, observe Simon, qu’importent quelques blessures ?

Léonie le regarde longuement, hagarde. Navré, son mari veut se reprendre, mais elle bégaye :

– Je n’avais pas… Je n’avais pas vu la situation sous cet angle…

– Je parle à travers mon chapeau, s’empresse-t-il de se corriger. Oublie ça. L’heure n’est pas à la polémique. Ton rejeton dort comme une souche, Laurent, tu devrais aller le coucher…

– Bonne nuit, maman, lance affectueusement le jeune homme, avant de s’éloigner.

– Rentrons, Léonie. Tu as besoin d’un sérieux repos…

– Je dois aller voir Bastien.

– Saquerdié ! Es-tu en train de perdre la boule ?

Léonie n’en démord pas : seul Bastien peut lui enseigner l’utilisation du forceps, qu’elle doit apprendre de toute urgence. Comment peut-elle juger de l’opportunité de son usage si elle n’en possède pas le maniement ? Il lui est vital d’obtenir son accord sur-le-champ et toutes les objections de Simon, pourtant fort raisonnables, sont inutiles. À contrecœur, en grommelant, Simon se résout à accompagner sa femme jusqu’au domicile des Renaud.

C’est Édouard Renaud qui vient leur ouvrir la porte et qui les fait passer dans le salon. À la demande de Léonie, il répond d’un air navré :

– Mon fils n’est pas encore rentré. Ces temps-ci, il passe à son cabinet plusieurs soirées par semaine. La survie de sa clinique est en péril…

– En péril ? relève Simon avec inquiétude. Il ne nous en a dit miette…

– Enfin… Disons qu’elle requiert son attention de tous les instants.

Édouard s’empresse ensuite d’aller quérir Flavie, qui entre dans la pièce avec un air effaré. Froidement, Léonie la met au courant de sa requête. Abasourdie, Flavie reste si longtemps sans réagir que sa mère ajoute, avec de grands gestes qui trahissent sa fatigue et son énervement :

– Ne t’y trompe pas : je n’ai pas plus confiance en cet instrument qu’auparavant. Seulement, j’ai compris qu’il me faut en posséder tous les secrets si je veux pouvoir décider à quel moment et pour quelles raisons il est préférable de l’employer.

– Mais pourquoi Bastien ? demande Flavie, encore décontenancée.

– Ne m’as-tu pas dit toi-même que son aisance était digne de tous les éloges ?

La logique de la démarche de sa mère frappe enfin Flavie et, pendant un court moment, elle est remplie d’admiration pour celle qui, malgré l’heure tardive, se soumet à son impulsion avec un tel abandon. Elle songe ensuite qu’elle-même a fait une telle requête au jeune médecin, qui lui a opposé une fin de non-recevoir… Comment pourrait-il, dans ces circonstances, agir différemment avec Léonie ? Envahie par une sourde colère contre son mari, Flavie laisse tomber, avec un mélange de dédain et de ressentiment :

– Il ne devrait pas tarder, si vous voulez l’attendre. Quoique…

– Il rentre parfois très tard, ajoute Édouard, hésitant. Vous êtes les bienvenus, mais vous risquez de mettre votre patience à l’épreuve. Ce soir, si je me souviens bien, il s’attendait à une longue réunion en compagnie d’Étienne. Tôt ou tard, tous deux devront prendre de difficiles décisions.

Flavie lui jette un regard surpris. C’est à ce point ? Mais elle se rassure aussitôt devant son air gêné, persuadée qu’il exagère pour justifier les absences répétées de son fils.

– À son cabinet ? marmonne Léonie. Nous y allons de ce pas.

– Léonie ! Il est presque neuf heures du soir !

Sourde à tout ce qui n’est pas sa terrible exigence, Léonie pivote et sort de la pièce à grands pas. Après un geste d’excuse en direction de M. Renaud, Simon la suit et la porte d’entrée claque. Édouard hausse les sourcils en regardant Flavie, qui tente de lui répondre par une moue narquoise, mais sans grand succès. Elle a un goût de rancœur dans la bouche, un goût à la fois détestable et savoureux… Sans oser envisager franchement son beau-père, elle s’enquiert dans un murmure, avec un apparent détachement :

– Bastien m’en dit si peu… Est-il sur le point de perdre sa clinique ?

Après un moment de silence, il répond avec légèreté :

– Je ne crois pas, chère Flavie. Pour tout vous dire, avec moi aussi, il est extrêmement discret. Je crois qu’il a honte de ses problèmes… Il est d’une intégrité morale admirable, mais il doit encore apprendre qu’en affaires la probité n’est pas une vertu ! Enfin, ce que je veux dire, c’est qu’il faut être un peu ratoureux et surtout pas susceptible…

Elle s’apprête à s’éloigner lorsque M. Renaud ajoute, le regard soucieux :

– Bastien prend les choses trop à cœur. Tâchez, chère Flavie, de considérer certains comportements excessifs avec indulgence… Ne vous en faites pas outre mesure. Nous n’aimons pas inquiéter inutilement nos épouses pour ne pas voir leur joli teint se brouiller…

Cette remarque condescendante laisse Flavie de marbre. Après un léger signe de tête, elle sort à grands pas et se dirige vers l’escalier. Son beau-père, trop gentil, n’abordera jamais la question de ses comportements excessifs à elle, comportements qui, paraît-il, ont bien manqué d’empoisonner la vie de toute la famille Renaud ! Dégoûtée d’elle-même, de son mari et de sa morne existence, Flavie court se cacher dans l’obscurité de sa chambre.

Elle ne comprend pas pourquoi Bastien refuse de lui confier ses tourments. Ou plutôt, elle a peur d’être l’une des causes de son échec professionnel. Peut-être même en est-elle la cause principale ? Peut-être que, comme il l’a insinué, l’indécence de son comportement a fait diminuer outrageusement sa clientèle ? Peut-être que c’est de sa faute à elle s’il est quasiment en faillite ? Sinon, pourquoi agit-il comme il le fait ? Pourquoi oscille-t-il de la sorte entre amour et dédain, entre emportement et froideur ?

Pour s’empêcher de chavirer, Flavie se remémore certaines de ses réactions. Ce n’était pas seulement pour la bonne marche de sa pratique qu’il s’est indigné de ses « frasques », c’était aussi pour préserver son honneur, sa réputation de bourgeois ! Dire qu’elle a cru son âme libre de tous ces préjugés qui encombrent l’esprit et le cœur des hommes ! Dire qu’elle a cru qu’il aurait assez de force morale pour faire fi des commérages et pour l’encourager dans cette voie ardue, certes, mais si exaltante ! Dire qu’elle a cru qu’il l’aimait suffisamment…

Simon à ses côtés, Léonie marche comme un automate, insensible à son épuisement, tous ses sens tendus vers le but à atteindre. Le fanal allumé accroché à l’extérieur de la clinique d’hydrothérapie, près de la porte d’entrée, indique la présence d’un médecin ; Léonie entre sans attendre. Immédiatement, elle tombe sur Bastien, debout dans le vestiaire en train d’enfiler son manteau. Leur gendre les envisage avec stupéfaction et une vive inquiétude se peint sur son visage. Léonie s’empresse de le rassurer :

– C’est une visite de courtoisie. J’ai une requête à vous faire.

Simon grommelle :

– Excusez-la, la journée a été dure, ma femme n’est pas dans son état normal.

Bastien raccroche son manteau à la patère, saisit la lampe à huile et entraîne le couple dans la salle d’attente. Tous trois s’assoient et le jeune homme frotte ses yeux un long moment, avant de diriger vers eux la maigre attention qu’il peut rassembler à cette heure tardive. Le dos très droit, Léonie bredouille avec désespoir :

– Je sais qu’il est bougrement tard mais… mais il fallait que je vous voie. Voulez-vous m’apprendre le maniement des fers ?

Abasourdi, le jeune médecin la fixe un long moment, la bouche grande ouverte. Avec une patience d’ange, Simon dit encore :

– Je crois, ma femme, que tu devrais lui raconter le déroulement de ta journée.

Léonie s’exécute, Simon prenant le relais lorsque le fil de son récit s’embrouille. Penché vers eux, les coudes appuyés sur les cuisses, Bastien boit leurs paroles. Lorsque Léonie conclut, il se redresse avec une moue ébahie.

– Bistouri à ressort ! Belle-maman, si j’avais été sur place, j’aurais foutu Rousselle à la porte avec des coups de pied au derrière !

– Moi de même ! renchérit Simon avec ardeur. Je l’aurais saisi par le nœud du col et je l’aurais éconduit comme le polisson qu’il est…

Leur impétuosité est touchante et Léonie leur adresse un mince sourire de remerciement. Bastien affiche une moue hilare, songeant sans doute au spectacle réjouissant de son petit et mince beau-père tenant tête à une armoire à glace… Redevenue extrêmement grave, elle explique enfin à son gendre à quelle conclusion elle en est arrivée concernant le forceps. Il se rembrunit d’un seul coup et baisse les yeux vers ses mains jointes, qu’il frotte machinalement l’une contre l’autre un long moment. C’est dans cette position qu’il répond d’une voix sourde :

– Flavie m’a fait exactement la même demande. J’ai refusé. Comment voudriez-vous alors que j’accepte pour vous ?

– Flavie a osé ? s’insurge Simon.

Léonie souffle :

– Vous avez refusé ?

Il relève la tête et Léonie est frappée par sa mine triste. Manifestement, il lutte contre le même puissant accès de désarroi que lors de leur conversation précédente, rue Saint-Joseph, au jour de l’An… Il balbutie finalement :

– Cela vous indigne ? Moi aussi. D’avoir dû refuser à Flavie, j’en suis profondément affligé.

– Alors pourquoi l’avoir fait ? réagit Léonie avec brusquerie.

– Ne vous accablez surtout pas ! s’exclame Simon avec vigueur, jetant un regard de reproche à sa femme. Votre réaction est dans l’ordre naturel des choses. Chaque profession à sa place : les sages-femmes pour les accouchements naturels, les médecins pour les autres…

Bastien écoute son beau-père avec un air absent, comme absorbé en lui-même. Puis, soudainement, il répond à Léonie dans un éclair de hargne :

– Parce que j’ai eu la chienne ! Je ne pouvais plus supporter les regards moqueurs et les allusions déplacées ! Pas seulement envers moi, belle-maman. Envers moi, j’aurais pu endurer. Mais envers elle ! Flavie n’a aucune idée de ce qui se dit à son propos, Dieu merci, mais moi… Depuis l’affaire de la dissection, les plus terribles ne se gênent plus. Ils attaquent tout, même sa féminité, même son humanité… Oh ! Ils médisent avec art, je vous assure ! Ils médisent comme pour prémunir une personne chère, c’est-à-dire moi, contre une atteinte à sa réputation. Si au moins je pouvais leur graisser la peau !

Le visage cramoisi, le souffle court, le jeune médecin saute sur ses pieds et marche avec agitation dans la pièce. Simon et Léonie échangent un regard effaré, avant de se lever simultanément. Elle balbutie :

– Je m’excuse sincèrement, Bastien. Je n’imaginais pas… vous mettre dans cet état.

Il lui fait face et écarte les bras dans un geste exprimant une souveraine impuissance.

– C’est moi qui suis désolé. Adressez-vous à un autre médecin. Peter Wittymore, peut-être… Quoique… Pour dire vrai, Léonie, je souhaite de toute mon âme qu’il n’y ait aucun médecin dans toute la colonie disposé à vous enseigner son savoir. Vous savez pourquoi ?

– Vous craignez que Flavie ne s’engouffre dans la porte ainsi ouverte.

Il hoche fortement la tête. Léonie ne peut se retenir :

– Nous partons, Bastien. Mais avant… Écoutez-moi. Flavie a un caractère bien trempé. Je doute que les médisances, même les plus cruelles, réussissent à la briser…

Après un sourire qu’elle souhaite réconfortant, Léonie tourne les talons, et bientôt Simon referme la porte derrière eux. Il glisse son bras sous le sien :

– À la maison, et au galop ! J’en ai plein mon casque de me faire mener par des femmes trop entreprenantes !

Il a pris un ton mi-figue, mi-raisin, mais Léonie n’a pas le cœur à rire. Elle murmure gravement :

– Il a refusé de lui enseigner… C’est cruel, Simon. C’est cruel, parce que c’est comme refuser un morceau de pain à une personne affamée sous prétexte que le blé n’est pas bon pour sa santé ! Je n’exagère pas, je t’assure ! Pense à tes propres réactions quand des personnes naïves et trop bien intentionnées se mêlent de ton travail ! Quand les marguilliers veulent t’interdire tel ou tel auteur parce qu’il n’est pas assez catholique à leur goût ! Si Flavie ou moi, nous estimons qu’il nous faut apprendre le maniement des fers pour devenir meilleures, ne sommes-nous pas les seules juges ?

– Cesse ton prêchi-prêcha, grommelle-t-il avec mauvaise humeur.

Avec un soupçon d’amusement, Léonie devine qu’il ne peut rien opposer à une si implacable logique… rien que des phrases creuses et des lieux communs sur le rôle particulier conféré aux femmes par la loi divine, et qu’il serait malséant de transgresser. Léonie bougonne encore :

– Quelle douche ! Je t’assure que la réaction de Bastien m’a vitement dessaoulée…

– Pauvre garçon, en effet… Quoique tu puisses en penser, ma femme, je suis d’avis qu’il fait bien de protéger notre fille des méchancetés, quitte à la froisser temporairement !

Songeuse, Léonie prend un moment avant de murmurer :

– Notre fille est si entière… J’espère qu’il le sait. J’espère qu’il sait qu’en voulant la protéger des risques il en prend un autre, d’une grande conséquence…

Léonie rassemble tout son courage pour souffler :

– Une Flavie hostile, qui aliène son cœur de lui…

– Si son éducation était à refaire, gronde soudain Simon, je t’assure que je m’y prendrais autrement : j’empêcherais ma fauvette de se farcir l’esprit de toutes ces idées d’égalité et de liberté !

– Autant l’empêcher de respirer… Autant l’empêcher de te ressembler, mon mari, parce que tu sais bien que du côté de l’appétit pour les connaissances, elle est toi tout craché !

Il grogne indistinctement, mais demeure coi. Éreintée, Léonie s’appuie lourdement sur lui, ne pouvant cependant retenir ses idées de papillonner dans sa tête au sujet de leur si impétueuse Flavie, qui déteste et qui aime avec tant d’emportement ! Puis, se remémorant le conseil de Bastien, Léonie évoque la petite silhouette et le visage placide de Peter Wittymore. Oserait-il ? Oui, peut-être… C’est un homme d’une grande droiture, qui fait un heureux contrepoids aux prétentions de son confrère Nicolas Rousselle. Mais Flavie ? Comment réagira-t-elle quand elle apprendra que sa mère a obtenu un privilège qui lui est refusé ?

Pelotonnée dans ses couvertures, celle qui est le sujet de si intenses réflexions attend avec impatience le retour de Bastien, avide de connaître sa réaction à la requête inusitée de Léonie. Peut-être que cette dernière aura réussi à l’amadouer ? Peut-être qu’ainsi il acceptera enfin de la considérer comme apprentie ? Son espoir est mince et tranchant comme un fil, mais elle s’y accroche, même au risque de se blesser…

Le bruit de la porte qui s’ouvre la fait sursauter. Un bougeoir à la main, Bastien entre dans la chambre, torse nu après son passage à la salle de bain. En silence, il se déshabille, puis enfile sa chemise de nuit. Parfaitement immobile, Flavie fixe sur lui des yeux grands ouverts, qu’il n’aperçoit pas. Finalement, en désespoir de cause, elle se résout à l’interpeller d’une voix qui sonne désagréablement à ses propres oreilles :

– Et alors ? Qu’est-ce que tu lui as répondu ?

Il se tourne vers elle dans un mouvement empreint de lassitude.

– Je l’ai dirigée vers un autre médecin.

– Lequel ?

– Qu’importe. Celui de son choix. Je suis mort de fatigue… Bonne nuit, Flavie.

Il tue la flamme et se glisse, à plat ventre, sous les couvertures. Pétrifiée, la respiration suspendue, la jeune femme finit par expirer lourdement. Elle aurait dû s’en douter ! Même un mobile aussi noble que celui de Léonie ne peut l’ébranler. Le Canada-Uni n’est pas paré pour les accoucheuses professionnelles, Bastien ne veut pas en démordre ! Soudain furieuse, Flavie se lève d’un bond pour aller se planter devant la fenêtre, posant ses poings fermés contre les petits carreaux. Le verre épais déforme les faibles lueurs de la ville, les magnifiant d’une aura démesurée…

Parfois, comme à l’instant même, Flavie voudrait que son obsédant besoin disparaisse comme par enchantement. Elle voudrait être seulement une petite sage-femme qui est fière de son métier et qui le pratique benoîtement en attendant le moment ultime, celui qui est censé lui procurer les joies les plus sublimes, la mise au monde de ses propres enfants… Bastien ne lui a-t-il pas signifié à plusieurs reprises que rien ne pourrait le combler davantage ? À cette idée, Flavie a envie de se recroqueviller sur le sol, ne pouvant supporter le sentiment qui l’envahit : celui de le trahir, de le décevoir. Elle le déçoit en tout, n’est-ce pas ? Il n’a pas l’épouse qu’il mérite, celle qui sacrifierait, ainsi qu’il se doit, son propre bonheur au sien… Parfois, comme ce soir, Flavie a l’impression d’être un monstre, une grosse et laide ogresse qui fait rire la foule par le spectacle de sa démesure.

– Viens te coucher, plaide Bastien du lit. Ne reste pas là, toute seule dans le frette…

Ramenée par la voix de son mari à des proportions normales, à sa forme humaine, Flavie retourne se coucher. Sans changer de position, il tâtonne et lui prend la main, qu’il serre avec force un court instant. La tenant ainsi, il s’endort très vite, mais Flavie, elle, vogue pendant plusieurs heures sur une mer agitée. Depuis quelque temps, elle se bat souvent contre une intense angoisse et, chaque fois, elle retrouve intact, encore plus exigeant, son désir ardent de conquérir ce savoir humain. On l’en croit indigne, mais c’est un tort, un tort immense que l’on fait non seulement à elle-même, mais à toutes celles qui sont sous ses soins !