CHAPITRE XIII
Pour le jeune couple Renaud, le printemps est un véritable tourbillon. Les accompagnements de délivrances se succèdent à un rythme rapide et le reste du temps, tandis que son mari reçoit des patients en consultation, même le samedi, Flavie se partage entre quelques travaux ménagers et de sérieuses lectures, autant pour se perfectionner dans sa profession que pour se renseigner sur les sujets qui lui tiennent à cœur. Parfois, quand l’envie la taraude, elle enfile ses chaussures de marche pour faire d’un pas rapide un grand tour de ville.
Après un bon mois d’incertitude concernant les projets d’affaires d’Édouard Renaud, l’atmosphère rue Sainte-Monique commence à se détendre. Il a fini par conclure que, malgré toute sa bonne volonté, il n’était pas doué pour les activités industrielles. Tous les membres de la maisonnée en ont été profondément soulagés, surtout Bastien qui le jugeait fort téméraire. Sans oser contredire son père ouvertement, il lui avait fait remarquer que les entrepreneurs industriels avaient une expérience pratique les qualifiant pour devenir directeurs de fabrique : ils étaient d’anciens artisans qui avaient lentement gravi les échelons, ce qui n’était pas du tout le cas d’Édouard !
À plusieurs reprises, le jeune homme avait confié ses inquiétudes à Flavie. Sans le secours financier de son père, la clinique d’hydrothérapie serait déjà acculée à la faillite ! Les sombres prédictions d’Archange, avant le mariage de son fils, ne se sont pas réalisées : mois après mois, Édouard Renaud comble le manque à gagner avec un parfait détachement, prenant bien garde de s’immiscer dans la marche des affaires de son garçon… sauf en posant discrètement quelques questions à Flavie, pour s’assurer qu’il n’est pas une tête brûlée qui dépense sans compter. La jeune femme l’a rassuré : personne ne peut reprocher à son mari un manque de prudence. C’est le public qu’il faut chicaner, lui qui reste sourd aux vertus de cette thérapeutique !
M. Renaud s’est résolu à augmenter sa participation dans les différents secteurs d’activité où il a déjà engagé des capitaux : le transport maritime et le commerce en gros, bien entendu, mais également les activités bancaires, les investissements judicieux dans diverses firmes et enfin le développement du réseau de voies ferrées, un secteur d’avenir.
Dès que ses moyens le lui permettront, Édouard prévoit investir dans la spéculation foncière. Les immenses propriétés des anciens magnats du commerce de la fourrure, sur le flanc sud du mont Royal, sont en train d’être morcelées et vendues par leurs héritiers. De plus, la conjoncture est favorable : la croissance économique est impressionnante et Montréal se peuple à vue d’œil.
C’est ainsi que, les affaires de son mari s’améliorant nettement, Archange leur annonce avec superbe qu’ils vont pouvoir compter de nouveau sur un bataillon de domestiques… qui se résumera à deux demoiselles, mais qui sera incessamment augmenté d’un homme à tout faire. Celui-là n’habitera pas avec eux : Édouard le paiera à la semaine, comme un employé d’atelier ou de magasin. De toute façon, où aurait-il dormi ? Les combles n’ont que deux chambrettes…
Étienne L’Heureux ayant manifesté l’intention d’assister à la conférence de Marguerite, Sages-femmes célèbres de l’histoire, Bastien et Flavie l’invitent à venir souper avec eux ce soir-là. Généralement, les causeries de la Société compatissante sont réservées à un public féminin, mais on a voulu permettre aux médecins et aux apothicaires de s’édifier !
Devant la perspective de ces éventuels auditeurs masculins, Marguerite a bien failli renoncer. Pour la majeure partie des bien-pensants, il est extrêmement inconvenant de laisser une femme parler en public, et surtout devant des hommes. Cela ne sied pas à la modestie de son sexe ! Mais Françoise a eu une longue conversation avec Marguerite, dont cette dernière est sortie avec l’amère résolution d’un condamné se rendant à l’échafaud…
Bientôt, chaudement couverts, Étienne et le jeune couple se hâtent de dévaler la rue pour trouver une carriole tout en devisant au sujet de la récente délivrance d’Étiennette. La salle, prêtée par l’Institut canadien de Montréal, est déjà à moitié pleine lorsqu’ils y font leur entrée. Normalement, les hommes s’installent seuls à l’arrière, mais Flavie rechigne à quitter ses compagnons. Cependant, Bastien l’y oblige, craignant d’offenser les dames à proximité.
Elle se résout à aller rejoindre sa mère, assise dans la deuxième rangée avec plusieurs de ses consœurs. D’un œil rancunier, Léonie la parcourt de haut en bas, puis elle grommelle, la voix pleine de ressentiment :
– Quelle belle tournure ! Ma fille est attifée comme une vraie mondaine ! Pas étonnant qu’elle ne daigne plus descendre dans les faubourgs !
Aussitôt, Flavie se souvient de l’enchaînement d’événements qui lui mérite un tel accueil. Sa mère a pris soin de les inviter, Bastien et elle, à la veillée organisée en l’honneur de Daniel, quelques semaines auparavant. Tous deux étaient bien aise d’y assister, mais finalement, ce soir-là, ils ne sont pas ressortis de la maison. Tandis que Flavie choisissait sa robe, Bastien s’est endormi dans un fauteuil… Le pire, c’est qu’elle n’a même pas encore eu l’occasion de justifier son absence ! Une faute qu’elle s’empresse de réparer et, à l’écoute de son récit, sa mère s’adoucit à vue d’œil.
Flavie salue Françoise Archambault et Marie-Claire Garaut, puis Delphine Coallier et Céleste d’Artien. Notant que ce sont les seuls membres du conseil d’administration de la Société qui daignent faire acte de présence, elle se penche vers Léonie pour lui en faire tout bas la remarque. Sur le même ton, sa mère lui répond, avec une légère grimace :
– Tu sais que notre lien avec l’Institut canadien commence à faire jaser. Quelques dames n’apprécient pas être associées à cet organisme…
Flavie hoche la tête d’un air entendu. Un organisme dont les têtes dirigeantes sont libérales mais, surtout, des anticléricaux notoires… L’évêque de Montréal ne se retient plus de critiquer ouvertement la direction de l’Institut, qui offre une tribune à des conférenciers qui remettent publiquement en question le pouvoir de l’Église canadienne, qui reçoit des journaux impies pour sa salle des nouvelles et qui, dans sa bibliothèque publique, refuse de placer les livres à l’Index dans une section spéciale, accessible seulement avec permission de l’évêque !
Quelques mois plus tôt, au début de l’année, une bourrasque argumentaire a soufflé sur la cité. L’Institut canadien de la ville de Québec, pourtant plus conservateur que celui de la métropole, s’est attiré les foudres du journal Les Mélanges religieux en raison d’une commande de livres pour sa bibliothèque. Au grand scandale d’un correspondant du « feuillet paroissial » montréaliste, la liste comprenait non seulement des œuvres de Victor Hugo, de René de Chateaubriand, d’Honoré de Balzac et d’Alexandre Dumas, mais même des « légèretés » signées par des femmes !
S’élevant contre le culte de l’indépendance de l’esprit, selon lui responsable du naufrage dans lequel sombrent « les meilleures têtes », ce bien-pensant regrettait amèrement la publicité accordée ainsi au protestantisme, au déisme et au rationalisme, au détriment de la vérité catholique. Il ajoutait : « Il vaudrait mieux pour la génération suivante qu’il n’y eût pas parmi nous ce que vous appelez littérature, science et instituts, si ces belles choses doivent tellement à la fin nous imprégner d’indépendance universelle que nous devenions comme les peuples de la savante Europe : ingouvernables ! »
Sa conclusion avait de quoi faire dresser les cheveux sur la tête. Apparemment insensible à la brutalité de son affirmation, il écrivait à propos des bibliothèques trop bien garnies : « Ces arsenaux scientifiques font plus de mal à une société catholique que toutes les manufactures d’armes à feu ou d’armes blanches qu’une puissance ennemie solderait et activerait contre notre beau et heureux pays. »
Bien entendu, les penseurs républicains et libéraux n’avaient pas tardé à réagir, et Joseph Doutre, le jeune président de l’Institut canadien de Montréal, avait signé un pamphlet incendiaire dans L’Avenir. Avec un humour grinçant, il reprochait au polémiste anonyme de vouloir faire retrouver à ses compatriotes, sous les décombres des siècles, « le Roi de droit divin, la Sainte Ampoule, les chemises de sainte Geneviève et la sainte Inquisition », ces « vieilleries et haillons d’une antiquité barbare » !
Selon ce scribe encore, se moquait Doutre, l’instruction rend le peuple tellement ingouvernable « qu’on ne peut plus changer nos indulgences pour son argent, qu’il ne se laisse plus épouvanter par les miracles qu’on inventait jadis suivant les besoins du moment, qu’il s’aperçoit que la dîme est si mal répartie qu’elle le ruine, qu’il ne se laisse plus imposer par son curé son représentant en Chambre, ses commissaires d’école, ses marguilliers et ses magistrats ». Il faut donc ne laisser voir au peuple « que le petit catéchisme qui renferme toute la science catholique, qui seule est utile et d’où doit venir le salut politique de l’humanité » !
Et le jeune avocat terminait avec fougue en disant qu’il ne serait jamais catholique à la manière de ce correspondant membre du « faux parti religieux », dût-il encourir l’excommunication ! Cet échange de flèches empoisonnées aurait été plutôt amusant s’il ne révélait une lutte de pouvoir de plus en plus féroce entre les forces catholiques, menées par l’intrépide évêque Ignace Bourget, et l’élite des forces libérales réunies à l’Institut canadien de Montréal. Si les premières brandissent le principe d’autorité comme un étendard, les secondes préfèrent y substituer l’évidence individuelle, et cela crée des remous puissants…
Léonie ramène Flavie à la réalité :
– Les pauvres Bourbonnière… Ils sont assis tout seuls, comme des pestiférés…
Flavie jette un coup d’œil derrière elle. Les parents de Marguerite sont installés en plein milieu du parterre de chaises, se tenant les mains comme s’ils faisaient face à un grand danger. Est-ce intentionnel ? Autour d’eux, toutes les chaises sont vides… Indignée, elle se lève aussitôt, sort de sa rangée et va s’asseoir à côté d’Hedwidge Bourbonnière, qui s’empresse de murmurer à son intention :
– J’ai demandé à Georges de ne pas me laisser seule… Je sais que c’est inconvenant, mais…
Flavie lui presse la main.
– Vous avez bien fait. Comme vous êtes pâle… Que craignez-vous tant ?
Elle se penche et chuchote :
– Je crains pour sa réputation ! Une demoiselle est si vite étiquetée ! Déjà qu’elle déteste les mondanités… Après ce soir, aucun jeune homme ne voudra d’elle !
– Ce qui veut dire, madame, qu’aucun jeune homme n’est digne d’elle.
Saisie, son interlocutrice pose sur elle un regard pénétrant, puis elle adresse un clin d’œil de connivence à son mari qui a écouté attentivement cet échange de propos. Légèrement rassérénée, elle laisse tomber, avec un sourire moqueur :
– Ma fille tente désespérément de me convaincre de rayer d’un grand X son agenda de jeune fille à marier rempli à craquer. Je suis à la veille de consentir !
Sentant que l’heure fatidique est sur le point de sonner, Flavie prend congé pour retourner à sa place. Au passage, elle note que, parmi les belles toilettes, il y a bien peu de sobres redingotes, deux rangées à moitié pleines… Bastien et Étienne sont assis de chaque côté de Joseph Lainier, leur ancien professeur de l’École de médecine et de chirurgie, et sont plongés avec lui dans une intense discussion. Lorsqu’elle se rassoit près de Léonie, cette dernière soupire profondément :
– Je ne peux pas m’empêcher de chercher Mme Thompson dans la foule. Je sais bien que c’est illusoire, mais elle me manque…
Flavie lève un sourcil interrogateur et Léonie lui rappelle le souvenir de la première délivrance à laquelle elles ont assisté ensemble, à l’automne 1845, cinq ans et demi auparavant. Dans l’entourage de la parturiente, Alice Lefebvre, se tenait sa vieille mère, une chaleureuse dame à l’esprit caustique dont l’amitié a été précieuse à Léonie pour se monter une clientèle. Scholastique Thompson a encouragé de ses deniers la Société compatissante et Léonie apprécie fort la liberté dont elle use dans ses propos. Hélas, ne voulant plus être à la charge de son gendre dont les affaires périclitaient à cause de la crise économique, elle a déménagé chez son autre fille, aux Trois-Rivières.
Marguerite s’avance alors, blanche comme un spectre, osant à peine regarder son public, et Flavie l’accompagne d’un regard intense. D’une voix d’abord si faible que chacun doit tendre l’oreille, elle fait l’éloge de ces générations d’accoucheuses qui se sont succédé depuis le commencement des temps. Dans un silence respectueux parfois entrecoupé de murmures d’étonnement, elle poursuit en évoquant avec habileté les praticiennes décrites dans les Saintes Écritures.
– Les sentiments de piété et de bienséance portent à croire que Dieu insuffla à Ève assez de connaissances pour se délivrer elle-même ; et par ailleurs, il est écrit que leurs descendants ne se servaient pas d’hommes pour cet office.
Avec une vision de l’histoire très ample, ce qui suscite en Flavie un élan d’admiration et de gratitude, Marguerite célèbre un savoir trop souvent méprisé, celui des femmes qui ont pour tout bagage une connaissance instinctive des accouchements et qui en font bénéficier la communauté avec générosité. Elle enchaîne avec une citation du renommé Dr Smellie lui-même, qui a écrit que, chez les Hébreux et les Égyptiens, « l’art et la pratique des accouchements était totalement entre les mains des femmes et les hommes n’étaient employés dans cette profession qu’à la dernière extrémité ».
Cléopâtre, selon l’histoire ancienne, s’appliquait à la physique et à la médecine ; l’historien Pline cite encore Livie, Olympias, Salpé… Si les médecins arabes ont théorisé, ils n’ont jamais pratiqué d’accouchements. Quant aux Orientaux, ils ignorent ce qu’est un accoucheur. De plus en plus assurée, Marguerite brosse le portrait de quelques abbesses du Moyen Âge, dont Trotula et Hildegarde de Bingen, qui ont transmis ce savoir précieux contenu dans les manuscrits savants recopiés à la main et conservés entre les murs des monastères.
La jeune conférencière ne peut retenir une note d’indignation en expliquant ensuite que, pendant la Renaissance, les possibilités d’éducation pour les sages-femmes ne se sont pas élargies au rythme des avancées de la jeune science médicale. Elles ont été confinées au chevet des femmes en couches, acquérant leur savoir par apprentissage, tandis que les hommes pouvaient devenir chirurgiens, apothicaires ou, ultimement, médecins diplômés des plus célèbres universités d’Europe.
Parallèlement, une nouvelle discipline naissait, celle des accoucheurs formés sous la férule de prétendus docteurs… titres qui se donnaient parfois, cependant, à trop bon marché.
– C’est du moins ainsi qu’une observatrice, il y a cent ans, décrivait la classe des accoucheurs : disciples qui avaient fait leur apprentissage au pied d’un automate, chirurgiens-barbiers las d’être sur le pavé, tailleurs ou charcutiers se cherchant un gagne-pain…
Un murmure de protestation ponctue cette déclaration mais, sans se démonter, Marguerite promène sur l’assemblée un regard assuré. Pour Flavie aussi, il est clair que la distinction est encore d’actualité aujourd’hui, au Bas-Canada. À côté des chirurgiens anglais formés dans les grandes écoles de leur pays et qui ont porté leur savoir à un haut niveau de raffinement, croît une cohorte de vulgaires médecins qui maîtrisent mal cette science complexe.
– Devant une situation aussi injuste, une accoucheuse anglaise, Elizabeth Nihell, a écrit un livre pamphlétaire qui va nous permettre une longue discussion sur la valeur comparée de l’art des sages-femmes et de celui des accoucheurs. Elle a publié Treatise on the Art of Midwifery à Londres en 1760, puis en France en 1771.
Marguerite la cite ensuite sans autre préambule :
– « La légèreté, assez ordinaire aux Français, a donné dans ces derniers temps la première entrée aux accoucheurs. Les femmes d’une certaine classe et d’une éducation convenable, par une méfiance qu’on avait fait naître dans leur esprit contre les sages-femmes, ont regardé cette profession au-dessous d’elles, et ne se sont plus souciées de s’y appliquer. Cette injustice n’est pas restée impunie. Les tortures les plus cruelles ont fait sentir à la plupart le tort qu’elles s’étaient fait en méprisant et abandonnant les personnes de leur sexe. »
Quelques hommes de l’auditoire grommellent dans leur barbe. Imperturbable, Marguerite poursuit :
– « Plusieurs d’entre elles se sont mises entre les mains des hommes, qui leur ont offert beaucoup plus qu’ils n’étaient en état de tenir. Sous de séduisantes promesses d’une habileté supérieure, ils cachaient souvent des idées dont ils ne sont que trop remplis : couper, trancher, déchirer… »
Parmi le même petit groupe masculin, une voix s’élève avec suffisamment de force pour être entendue des rangées voisines :
– Une prérogative mâle, dont cette sotte dame était jalouse !
Outrée, Flavie se retourne pour foudroyer l’audacieux du regard. Au milieu de la première rangée réservée aux hommes, quatre inconnus s’agitent et rigolent… L’un d’entre eux, grand et massif, semble à la jeune femme vaguement familier. Après une pause, Marguerite reprend, plus gaiement :
– Voulant encourager la profession de sage-femme, selon elle usurpée par les médecins, Mme Nihell s’évertue à démolir les principaux arguments avancés par l’élite médicale masculine concernant la supériorité de leur savoir. Argument numéro un : qui oserait disputer aux hommes la prééminence dans l’art d’accoucher, qui est aussi noble par son sujet qu’utile par sa fin ? Mme Nihell rétorque que la noblesse de cet art, suivant toute apparence, n’a commencé à sonner si haut chez les hommes que depuis l’heureuse découverte qu’ils ont faite qu’il pouvait être très lucratif. C’est alors que, tout à coup piqués d’émulation, ils taxèrent les pauvres sages-femmes d’ignorance et d’incapacité ; c’est alors qu’elles devinrent subitement suspectes et méprisables.
Un fou rire gêné parcourt l’assistance. Marguerite continue :
– Les hommes ont cru pendant plusieurs siècles que la pratique de cet art était au-dessous de la dignité de leur sexe. Ils le regardaient même comme indécent et efféminé ! Et Mme Nihell écrit : « Je n’ai garde d’entrer ici en discussion avec les hommes par rapport à la supériorité qu’ils s’arrogent sur nous, même si on pourrait peut-être leur disputer cette prééminence avec plus de fondement qu’on ne le pense communément. »
De nouveau, une commotion agite les quatre sbires, qui se mettent à se lancer les uns aux autres des remarques goguenardes au sujet de cette amusante querelle des femmes qui, depuis des siècles en Europe, fait s’agiter cotillons et perruques poudrées… Cette fois-ci, leurs voix parviennent à Marguerite, qui darde sur eux un regard acéré avant d’enchaîner, adoptant le ton suffisant d’un docte professeur imbu de sa science :
– Argument numéro deux : les instruments si utiles et si nécessaires pour aider et suppléer aux défauts de la nature ne sauraient être manipulés par les mains des femmes. En effet, ces messieurs jouissent seuls en paix du plaisant privilège d’user d’instruments pour, disent-ils, aider la nature. Je cite : « À la moindre difficulté d’un travail lent, les subtils Instrumentaires ont besoin de ces secours pour suppléer à la dextérité et à toutes les autres dispositions qui leur manquent. Ce qui a porté les hommes à inventer de si merveilleuses productions, c’est l’ignorance d’un métier dont ils sont incapables, jointe à la soif de la gloire et de l’argent. Ces moyens toujours aveugles et dangereux sont néanmoins la pierre fondamentale sur laquelle les accoucheurs prétendent statuer la nécessité de préférence, et en vertu de quoi ils s’imaginent être en droit d’arracher des mains des femmes la pratique d’un art que la nature leur a approprié. »
Un silence de plomb accueille ces paroles.
– « Les accoucheurs conviennent qu’on doit toujours préférer les voies ordinaires et les plus douces ; mais dites-leur que ces voies sont les mains des femmes et qu’ainsi il faut rétablir les sages-femmes dans leur ancienne et légitime possession, alors vous les verrez tous s’ameuter, criant à pleine gorge : aux armes ! Aux armes ! C’est là le mot du guet : et quelles sont ces armes par le moyen desquelles ils se défendent et se maintiennent ? Hélas, les armes de la mort. À les entendre, ne s’imaginerait-on pas que l’art d’accoucher est devenu un art militaire ? »
Un rire gêné court d’une rangée à l’autre, tandis que Marguerite poursuit posément :
– Argument numéro trois : selon l’opinion généralement reçue, il y a plus de sûreté à se faire accoucher par un homme que par une femme. Car enfin, qu’est-ce qu’une femme ? Ce n’est jamais qu’un animal dont on ne fait pas grand cas pour la pratique. Il y a des femmes qui disent qu’elles aimeraient mieux périr entre les mains d’un homme que d’être sauvées par celles d’une femme.
Cette fois-ci, c’est au tour des premières rangées de dames de s’agiter en signe de protestation, et Flavie et sa mère ne font pas exception. Marguerite attend qu’un silence relatif revienne :
– Elizabeth Nihell s’étonne que cette grande confiance qu’on a dans le sexe masculin se borne uniquement à l’accoucheur, car, par la même justesse de raisonnement, il faudrait que les dames eussent des hommes pour gardes-malades. « Loin donc d’ici, toutes ces femelles qui font les empressées autour d’une femme en travail ; qu’on renvoie toutes ces mères, ces sœurs, ces tantes, et qu’on fasse au contraire approcher le père, le frère, l’oncle, ou à leur défaut, leurs voisins ! »
Hilare, Léonie jette un regard de connivence à Flavie, qui lui répond par un clin d’œil complice.
– Argument numéro quatre : s’il y a quelque ordonnance à faire pour la malade, monsieur le docteur le fera ; au lieu que, si c’est une sage-femme, il faudra le faire appeler. Encore une nouvelle dépense !
Marguerite doit attendre que les éclats de rire s’éteignent avant de rappeler à l’auditoire qu’un accoucheur éminent doit être payé grassement… pour autant qu’il est possible d’obtenir les services de l’un de ces messieurs fort rares et qui ne peuvent être partout en même temps. S’adressant directement aux bourgeoises de l’assemblée, elle assène comme si elle personnifiait Mme Nihell :
– Vous seriez d’ailleurs honteuses de ne pas faire honneur à la manière suave avec laquelle ils rendent service ; au lieu qu’on n’a pas toujours la même gratitude pour une sage-femme, quelque habile qu’elle puisse être, quelque peine qu’elle se donne avant et après les couches de ses malades, malgré les visites assidues qu’elle leur rend jusqu’à ce qu’elles soient hors de danger, malgré qu’elle pousse l’attention jusqu’à prendre soin de l’enfant. Il y a des gens qui s’imaginent qu’une sage-femme est toujours bien payée, pour la seule raison que ce n’est pas un homme.
Cette affirmation péremptoire, mais si tristement véridique, plonge l’assemblée dans un silence stupéfait. Abasourdie, Flavie se demande si le livre a bien été écrit il y a cent ans plutôt qu’il y a cent jours, tant ce cri du cœur est encore d’actualité ! Une voix d’homme s’élève ensuite avec force, la faisant sursauter :
– Je suis outré que l’on ose ainsi comparer deux tâches extrêmement différentes ! Les sages-femmes sont mues par la compassion et l’esprit de charité, des qualités qui leur sont naturelles et qui ne se monnayent pas, qui sont par essence le prolongement de leur rôle de mère et d’épouse ! De leur côté, les praticiens professionnels…
Vivement, Marguerite l’interrompt, le ton aigu :
– Il est tard, monsieur, et si vous le voulez bien, nous reprendrons cette conversation sur le plancher, après ma conférence.
Elle laisse passer quelques secondes de silence avant de conclure :
– Dans les États, il y a des usurpateurs et des tyrans qui, pour s’élever eux seuls, oppriment tous les autres ; de même, parmi les gens de talent s’exerce une sorte de tyrannie qui consiste à voir d’un œil jaloux des femmes qui, par leurs habiletés supérieures, sont en droit de disputer le pas aux hommes. Voilà du moins ce qu’écrit Elizabeth Nihell, et que j’ai jugé bon de porter à votre attention. Je conclus avec une dernière citation : « Ces messieurs ont cru qu’ils ne devaient épargner ni veilles, ni sueurs, ni efforts de langue et d’esprit pour se mettre en crédit en abusant de la confiance du public, le tout uniquement appuyé sur des instruments horribles. Ces veilles et ces sueurs auraient été beaucoup mieux employées à chercher les moyens de s’en passer absolument, comme ont fait et comme font encore nos bonnes praticiennes, y compris les maîtresses sages-femmes de la Maternité de Paris. »
Soudain rouge de confusion, Marguerite rassemble fébrilement ses feuillets. Léonie donne un coup de coude à sa voisine et toutes deux se mettent à applaudir, bientôt imitées par les premières rangées de la salle. Flavie retient son souffle. Ces messieurs auront-ils la grandeur d’âme de souligner la valeur de cet exposé, même s’ils en contestent certains énoncés ? À son grand soulagement, la conférencière obtient enfin des applaudissements nourris.
Avant de laisser le public se disperser, Marie-Claire prend quelques minutes pour faire la publicité habituelle au sujet de la Société compatissante. Après, dans la salle, Marguerite est successivement félicitée par les membres du conseil d’administration et par les trois sages-femmes de la Société, puis par quelques accoucheuses attachées au University Lying-In, que Flavie connaît seulement de vue. Bien entendu, les quatre querelleurs ont prestement décampé…
Enfin, un cercle plus intime se forme autour d’elle, composé de Flavie, de Bastien, d’Étienne, de Paul-Émile Normandeau et de Joseph Lainier. À voix haute, ce dernier s’avoue éberlué par la démonstration de Marguerite, selon qui les accoucheuses transportent un savoir séculaire qu’il serait criminel de laisser s’éteindre. Manifestement épuisée, la jeune femme lui adresse simplement un regard de reconnaissance. Avec un espoir qu’elle sait puéril, Flavie ne peut cependant s’empêcher de lancer au médecin :
– Vous tirez de cette conférence la conclusion souhaitable. Il faudrait que bien d’autres de vos confrères en soient édifiés…
Après une grimace d’impuissance, Lainier répond :
– Vous avez constaté, comme moi, que bien peu d’entre nous étaient présents ici ce soir. Même pas ces éminents médecins d’origine britannique, qui font la gloire de la profession…
– Si seulement la conférence pouvait être imprimée dans les journaux, comme toutes celles de l’Institut ! s’exclame Flavie avec ferveur. Mais personne n’ose, de crainte de choquer ! Il nous faudrait notre propre organe de presse…
– Et notre propre corporation, ajoute Marguerite d’une voix tranquille. Et notre propre faculté d’université…
Les trois jeunes médecins ne peuvent retenir des rires moqueurs, Paul-Émile surtout, qui s’esclaffe comme si Marguerite venait de lancer une blague grivoise. Bastien fait remarquer que les médecins canadiens-français, malgré les apparences, n’ont encore ni l’une ni l’autre ! Leur collège n’est même pas encouragé par l’ensemble de la profession et quant à la faculté d’université, c’est un objectif encore inatteignable !
Tandis que les jeunes médecins s’engagent dans une discussion enflammée à ce sujet, Flavie déplore, à l’intention de Marguerite :
– Mais en Canada, qui encouragerait les accoucheuses à se former pour concurrencer les médecins ?
Resté attentif à elles, Lainier répond comme si la question lui était personnellement adressée :
– Seulement une poignée d’esprits solitaires, j’en ai peur, et dont la voix résonne bien faiblement…
Surprises, les deux jeunes femmes lui jettent un regard interrogateur. Il s’embarrasse légèrement, tandis que Flavie explique à Marguerite :
– Quand M. Lainier a eu vent de ton séjour à Paris, il a manifesté le désir d’en apprendre davantage sur la Maternité. Il nous a invitées à lui rendre visite à l’École.
Elle conclut avec un regard d’excuse en direction du médecin :
– Mais nous avons toutes les deux été si occupées…
– Mon invitation tient plus que jamais, affirme-t-il avec empressement.
– Je serais ravie, dit Marguerite avec gentillesse, de revenir sur les lieux de ma première dissection.
Lainier sourit largement à ce souvenir. Il se penche vers elles :
– Depuis votre passage, je n’ai pas rencontré de personnalités telles que les vôtres. Vous m’aviez franchement impressionné ! Votre envie de savoir, madame Renaud, vous rendait insensible à l’aspect morbide de notre travail. Quant à vous, mademoiselle Bourbonnière, vous ne vous gêniez pas pour faire la morale à mes étudiants paralysés par votre présence…
À ce rappel de ce qui pourrait être considéré comme un comportement empreint de suffisance, Marguerite s’empourpre, mais l’admiration de leur interlocuteur semble tout à fait sincère. Envisageant son amie, Flavie avance, avec circonspection :
– Peut-être que monsieur aurait des suggestions… pour t’encourager dans ton projet ?
Elle n’ose s’aventurer plus loin et Marguerite l’interroge avec une feinte candeur :
– Celui de devenir médecin ?
Manifestement saisi, Lainier les considère tour à tour pour vérifier qu’il ne s’agit pas d’une plaisanterie. Devant leurs mines très sérieuses, il articule :
– Vous voulez dire : doctoresse ?
Comme piquée par une guêpe, Marguerite réagit aussitôt :
– Je veux dire : médecin licencié !
Elle n’en dit pas davantage, mais Lainier rougit jusqu’à la racine des cheveux. Dans le langage populaire, le mot « doctoresse » désigne une classe très particulière de praticiennes, réputées surtout en Europe et aux États-Unis, qui se spécialisent dans les avortements. À mots couverts, elles annoncent leurs services à grand renfort de publicité dans les papiers-nouvelles et elles mènent, semble-t-il, un train de vie digne des courtisanes !
L’embarras de Lainier fait place à un moment d’intense réflexion, au terme de laquelle il risque :
– Bien certainement, vous envisagez de vous spécialiser dans les délivrances, les maladies de femmes et le soin des enfants ?
– Bien certainement. Nos mœurs ne l’accepteraient pas autrement !
Marguerite se dépêche d’expliquer à leur interlocuteur qu’elle a réalisé, il y a plusieurs années, à quel point les habitantes des faubourgs manquaient de soins, et qu’à travers ces soins elle comptait leur indiquer la voie de la dignité. Non pas cette fausse moralité catholique qui ne s’appuie que sur la peur de l’enfer, mais la vraie dignité, celle qui est intrinsèque à chaque être humain et qui est souvent balayée par la frénésie des plaisirs faciles que provoquent la misère et la souffrance.
Sur le visage de Lainier, l’étonnement le cède à une sorte d’ivresse, un véritable emballement devant lequel le nœud d’appréhension au creux de l’estomac de Flavie disparaît d’un seul coup. Les contemplant avec émotion, comme enchanté par la révélation qu’un cerveau féminin puisse élaborer un plan si audacieux et d’une telle envergure, il répète encore :
– Médecin… C’est magnifique ! J’adore votre largeur d’esprit ! Je n’avais jamais envisagé la possibilité d’avoir un jour des collègues telles que vous, mais… cela me plaît plutôt. Cela me plaît infiniment ! Je vous attends à mon bureau, n’est-ce pas ? Attendez, voici ma carte, sur laquelle j’écris à l’instant les heures où je suis disponible… Si je n’y suis pas, faites-moi chercher par le concierge ! Vous me le promettez ?
Leurs mines autant réjouies que celle du professeur, Flavie et Marguerite acquiescent vigoureusement. Il ne peut s’empêcher de les gratifier chacune d’une franche poignée de main, puis, après une hésitation, il s’incline cérémonieusement devant elles. Après avoir reculé en les regardant comme si leurs personnes s’entouraient d’une aura lumineuse, il se détourne brusquement et s’éloigne à grandes enjambées. Les deux jeunes femmes échangent un regard ravi. Joseph Lainier est le premier praticien d’expérience qui ne considère pas cette intention comme une lubie insensée, digne de cervelles hystériques. Marguerite vient de se faire un allié de taille !