CHAPITRE XV

C’est un jeune couple régénéré par le grand air et par l’absence de soucis qui, par une grise journée du mois d’août 1851, remet le pied sur le sol montréalais. Revenu de ses vacances, Édouard est aussitôt reparti en voyage d’affaires. Lucie fait un séjour dans sa famille ; bientôt, ce sera au tour de leur nouvelle employée, Guillemette, qui ne se contient plus d’impatience. Pour lui donner l’occasion de se distraire, Flavie la relève de plusieurs de ses tâches, lui permettant ainsi de profiter avec insouciance jusqu’à dix heures du soir, couvre-feu imposé par Bastien, des distractions que la ville offre à ses habitants.

De nouveau, Flavie et son mari profitent de quelques moments d’une enivrante solitude. Après trois semaines de continence imposée par le manque d’intimité chez Catherine, continence rompue à seulement deux reprises, une fois dans le secret de l’alcôve qui leur était dévolue et l’autre fois dans la grange, après une soirée de libations, leurs sens sont en ébullition. Ils jouissent d’autant plus des caresses échangées que leur emploi du temps est notablement moins chargé : les bourgeoises batifolent à la campagne et, de surcroît, les accouchements en plein cœur de l’été sont plus rares. De plus, il appert que les gens oublient d’être malades ! Seuls les accidents augmentent en fréquence. Débardeurs, charretiers et manœuvres sont régulièrement amenés par leur contremaître rue Saint-Antoine pour de sérieuses contusions, luxations, brûlures ou fractures.

Étienne L’Heureux profite à son tour de trois semaines de vacances. Bastien raconte à Flavie que le jeune médecin préfère, et de loin, l’animation de la ville au charme bucolique de la campagne. Chaque soir, il s’épivarde dans différents coins de la ville et fait de mystérieuses visites qui le tiennent éveillé jusqu’à l’aube.

Le couple s’est progressivement lié au jeune médecin. D’abord déroutée par ses manières affectées jusqu’à en être presque obséquieuses, Flavie n’a pas tardé à être séduite, à mesure que tous deux faisaient connaissance, par sa personnalité attachante, par son intelligence acérée et par sa sensibilité à fleur de peau.

Étant donné qu’il reste au lit pendant l’essentiel de la journée, Flavie profite d’un moment où elle le croise, rue Saint-Antoine, pour l’inviter à ce qu’elle nomme un « souper style dîner ». Manifestement embarrassé, le jeune homme se dandine d’un pied sur l’autre. Déconcertée, Flavie coule un regard interrogateur vers Bastien, mais Étienne se jette soudain à l’eau avec une expression touchante, mélange de défi et de crainte :

– Flavie… J’ai déjà pu prendre la mesure de votre ouverture d’esprit. Je veux être avec vous comme je suis réellement. Je songe depuis longtemps à… Enfin, je me torture depuis des semaines parce que je sais que je risque de mettre notre amitié en jeu, mais…

Il lance un coup d’œil désespéré vers Bastien. Pendant de longues secondes, ce dernier tente de deviner son message et enfin, d’une voix mesurée, il bredouille :

– Si je te comprends bien… tu fais allusion à ta… ta préférence pour les hommes ? Flavie est au courant. Je lui en ai parlé.

Étienne relance la jeune femme avec une soudaine brusquerie :

– Si vous regrettez votre invitation, vous pouvez vous rétracter, je n’en serai pas froissé.

Flavie reste interdite, complètement désemparée. En un éclair, elle prend la mesure de toute la souffrance engendrée par cette singularité, qu’il portera en lui sans doute pour toujours… Après un silence gêné, Bastien s’interpose avec une gentillesse mêlée de fermeté :

– Mon cher, je crois que tu plonges ma femme dans l’embarras…

Rougissant profondément, le jeune médecin s’avance vers Flavie en ouvrant les mains :

– Pardonnez-moi, Flavie, je n’avais pas conscience… Si vous saviez comme je suis fatigué de faire semblant ! En société, je dois cacher ma vraie nature, même si tout le monde la connaît, tout simplement parce que ce ne serait pas convenable ! Plus je vieillis, plus cette hypocrisie me pèse. Tandis qu’avec vous deux… Vous comprenez ?

Attendrie, Flavie hoche la tête. Elle ne connaît rien du monde étrange des pédérastes, mais elle est bien disposée à en apprendre davantage ! Comme il la considère d’un air suppliant, elle dit enfin :

– Moi aussi, en société, je dois cacher ma vraie nature. Je dois adopter des manières censément féminines et faire semblant de m’intéresser à la broderie et aux belles toilettes !

Les deux hommes rient brièvement en échangeant un regard soulagé. Flavie ajoute lentement, avec gêne :

– J’apprécie fièrement l’amitié dont vous nous comblez. Je serais désolée de vous perdre. Me croyez-vous ?

– Je vous crois, répond-il gravement.

– Pour moi, il va de soi que l’honnêteté est essentielle, en amitié comme en amour. N’est-ce pas, Bastien ?

Ce dernier hoche vigoureusement la tête. Encore ému par cet échange de propos, Étienne les quitte plutôt brusquement après avoir accepté l’invitation de Flavie. En silence, le jeune couple ferme le bureau, puis prend le chemin de la rue Sainte-Monique. Tout en cheminant, Flavie s’informe des sentiments réels de son mari au sujet de cette inclination prétendument « contre nature » de son ami. Après avoir réfléchi un bon moment, il répond :

– Nous savons tous les deux que l’Église la condamne. Elle fait semblant d’ignorer que plusieurs prêtres s’y adonnent, même avec des jeunes garçons, ce qui est révoltant, mais elle la condamne ! Juste à cause de ça, Flavie, j’ai beaucoup d’indulgence pour Étienne. Je crois qu’il est gouverné par sa préférence, comme je suis gouverné par la mienne pour les femmes et plus particulièrement pour toi. Je l’aime bien, Étienne. Il a un cœur d’or. Dire que pendant nos études à l’École de médecine, je le considérais avec une certaine… disons, hauteur…

Flavie acquiesce d’un grognement. Bien des jeunes bourgeois sont contaminés par la détestable manie de se croire supérieurs au commun des mortels ! Dans les jours qui suivent, elle planifie selon sa fantaisie un menu qui la fait saliver d’avance : une immense salade verte rehaussée de vinaigrette, un plateau de ces petits concombres dont les Canadiens, à juste titre, ont la réputation de raffoler, un assortiment de pâtés et de fromages paysans, du pain de ménage et des viennoiseries, le tout accompagné de vin et de thé. Bastien s’épate de ce repas où les aliments échauffants et stimulants, qui sont la cause de tant de maux, brillent par leur absence !

Le jour convenu, Étienne fait bientôt son apparition, les bras chargés de fleurs, la mise impeccable comme à l’accoutumée, son crâne à moitié chauve orné d’un chapeau fort élégant. Devisant gaiement, tous trois se promènent d’abord dans la petite cour. Le jeune médecin s’étonne du minuscule potager qui en occupe un recoin et Flavie lui explique qu’elle est bien incapable de passer l’été sans faire pousser des carottes, des patates et quelques herbes aromatiques.

Elle décrit la scène en rigolant : si Archange, vêtue d’une jolie robe et protégée du soleil par une coiffe toute mignonne, se promène dignement dans ses plates-bandes, un sécateur à la main, coupant une tige ici, arrachant une mauvaise herbe là, elle-même enfile sa plus vieille jupe qu’elle retrousse jusqu’à la taille pour, pieds nus, prendre soin de son jardinet ! Il va sans dire qu’Archange lui jette souvent des regards en coin dans lesquels Flavie décèle une certaine réprobation…

– Flavie a travaillé très fort après notre mariage, précise Bastien, un grand sourire aux lèvres. Tu aurais dû la voir, Étienne, c’était d’un réjouissant ! Retourner le sol, le nettoyer, l’engraisser en transportant des poches de fumier…

– Le pauvre, il a bien dû m’aider ! À me laisser faire seule tout ce travail, il passait pour un fieffé paresseux !

– J’avoue que, de temps en temps, je ne déteste pas venir déterrer une carotte. Elles sont tendres et sucrées en diable… D’ailleurs, si je me permettais…

– Pas touche ! s’exclame Flavie en lui donnant une tape sur le bras. Elles ne sont pas encore tout à fait à point… Si tu as si faim, je peux te donner une brindille de thym à mâchouiller. C’est excellent pour l’haleine…

Bastien lui fait une mine exagérément outrée et, après un rire léger, Flavie glisse ses bras sous ceux des deux hommes pour les entraîner gentiment vers la maison.

– Parlez-moi de vous, Étienne. Je ne sais presque rien de votre passé. Où avez-vous grandi ?

Légèrement embarrassé, le médecin se racle la gorge avant de répondre :

– Faubourg Québec. Mon père est artisan brasseur chez Molson.

– L’un des meilleurs de la colonie, ajoute Bastien.

– Plaisant métier, apprécie Flavie. Aimez-vous la bière ?

– Pas tant que ça, répond-il avec un rire bref. Je préfère le vin et quelques liqueurs fortes…

Au-dessus de Flavie, les deux hommes échangent un regard entendu. Alertée, la jeune femme se demande ce que cela signifie. Étienne serait-il porté sur la bouteille, au point de ne plus être maître de lui ? Avec moins d’assurance, elle l’interroge ensuite sur son apprentissage, qu’il lui décrit rapidement. Bastien intervient encore :

– Étienne est excellent pour les diagnostics. Je n’ai pas encore pu percer son secret… Il réussit bien plus souvent que moi à viser juste. Ses traitements curatifs ont beaucoup plus de succès que les miens !

– Je passe mon temps, Flavie, à répéter à votre mari que c’est uniquement une question d’intuition. Je ne sais pas comment j’y parviens, mais quand je prends le temps de considérer attentivement les symptômes et les signes vitaux, la réponse se présente d’elle-même en moi, comme une évidence.

– Je redirige souvent mes patients vers lui, affirme Bastien à Flavie avec un clin d’œil.

– La plupart du temps, je ne fais que confirmer ton propre diagnostic.

– Mais tu ajoutes à la cure quelque élément miraculeux…

– De mon côté, je préfère que tu prennes charge des cas compliqués de fracture et d’entorse. Tu as une sûreté de geste qui me fait cruellement défaut !

– C’est que, depuis deux ans, j’étudie intensivement l’anatomie… féminine.

Les deux hommes pouffent de rire. Luttant pour conserver sa dignité, Flavie marmonne :

– À ce que j’entends, vous faites une sacrée belle paire de praticiens !

Étienne la corrige aimablement :

– Ou plutôt, un plaisant trio ! Grâce à vous deux, je peux me permettre d’éviter les délivrances, devant lesquelles je me sens aussi à l’aise qu’une soutane dans une maison déréglée…

Craignant de l’avoir offensée, comme toute bourgeoise devrait l’être, il jette à la jeune femme un regard circonspect, mais Flavie lui offre un sourire épanoui. Elle est ravie de se sentir, même un bref moment, considérée comme son égale, presque aussi savante que lui… Elle s’exclame gaiement :

– Maintenant, que diriez-vous de passer à table ? Pour le sûr, vous mourez d’envie de croquer une de ces tranches de concombre ! Et ne prétendez pas que l’abus de ce légume est mauvais pour la santé. Pouvez-vous me dire d’où ça vient, cette croyance bizarre des médecins ?

Profitant de l’agréable température, Bastien et elle ont dressé la table dehors, sur le patio de pierres. Le souper se déroule paresseusement, dans un jardin peu à peu envahi par la pénombre. Au moment où ils allument quelques chandelles, des bruits leur parviennent en provenance de l’intérieur. Flavie s’étonne que Guillemette rentre si tôt, mais c’est la silhouette d’un homme massif et d’une taille plus grande que la moyenne qui s’encadre dans la porte. La voix gouailleuse d’Édouard Renaud résonne :

– Quel plaisant portrait vous faites, tous les trois ! Comme une peinture ancienne…

– Ton voyage est terminé ? s’étonne Bastien. On ne t’attendait pas si vite…

– Quand les affaires sont bonnes, nul besoin de s’éterniser !

– Si vous avez un petit creux, venez vous joindre à nous ! Bastien, tu pourrais lui approcher un siège…

– Ce n’est pas de refus, grommelle Édouard. Vous permettez ? Je vois que ces jeunes messieurs se sont déjà mis à l’aise…

Il retire sa redingote poussiéreuse puis, après avoir échangé avec Étienne une poignée de main, il prend place tandis que Flavie installe un couvert devant lui. Considérant les plats éparpillés sur la table, il s’extasie :

– Quel menu parfait pour une chaude soirée d’été ! Dorénavant, Flavie, je vous charge de la planification des repas !

– Je crois que votre épouse n’apprécierait pas du tout ! remarque la jeune femme en riant. Mais je lui ferai diplomatiquement quelques suggestions…

Édouard remplit son assiette et se met à dévorer avec une mine réjouie. Entre deux bouchées, il articule :

– Dans les auberges, on nous offre seulement des pot-au-feu ou des viandes grillées. Horriblement monotone !

Une discussion s’engage sur les inconvénients des voyages et Flavie, alanguie, laisse son regard errer de l’un à l’autre. Les trois hommes sont en chemise ; Bastien en a même roulé les manches et détaché les premiers boutons du col. C’est ainsi qu’elle le préfère, décontracté et dépeigné… Fort comiquement, Étienne a préféré conserver son chapeau, placé de guingois. Malgré ses traits légèrement empâtés, la joliesse de ses yeux ourlés de cils fournis et de sa bouche gracieuse frappe le regard. Sa faible pilosité donne à sa peau une texture délicate, presque féminine…

Le contraste est grand avec le visage aux traits rudes et accusés d’Édouard, qui lui donnent l’air d’un bûcheron mal dégrossi. Ses longs favoris sont en broussaille, comme ses sourcils ; esquissant un sourire discret, Flavie l’imagine devant la glace en train de les peigner soigneusement, comme il doit le faire chaque matin…

Brusquement, Édouard se retourne à moitié sur son siège et il ouvre la bouche pour appeler. Son fils l’avertit aussitôt :

– Inutile. Guillemette est en ville.

Il sollicite une explication, que Flavie lui fournit plaisamment. La considérant d’un air taquin, son beau-père se gausse :

– Votre initiative, j’imagine ? Ma parole, ma bru est sur le point de faire adhérer mes domestiques à une union de métier !

– Ça existe ? s’étonne ingénument Étienne.

– Non, mais ça devrait ! réplique Flavie.

Se tournant vers Édouard, elle demande suavement :

– Je peux aller quérir quelque chose pour vous, beau-papa ?

– Je préfère envoyer fiston, répond-il. Comme ça, on ne m’accusera pas d’être, en plus d’un patron tyrannique, un mâle misogyne ! Bastien, près du guéridon de l’entrée, il y a une petite valise par terre.

Le jeune homme se lève de bonne grâce et revient bientôt avec l’objet demandé. Édouard en tire un paquet lâchement emballé dans un tissu léger, qu’il remet à Flavie. Surprise, cette dernière balbutie :

– C’est pour moi ? En quel honneur ?

– J’ai pensé qu’il vous irait bien. Les Sauvages fabriquent de magnifiques parures…

Elle découvre un collier fait de multiples brins joints en un quadrillage complexe et garnis d’innombrables minuscules perles multicolores. Tandis qu’elle le contemple avec admiration, Édouard ajoute à la cantonade :

– Ma bru est la seule dame de ma connaissance, il me semble, qui se risquera à porter un tel bijou.

La jeune femme hésite tandis que l’œuvre d’art circule entre les deux médecins. Osera-t-elle embrasser son beau-père ? La chose se fait si peu entre gens de qualité… Mais elle ne peut se retenir de lui exprimer ainsi sa sincère reconnaissance. Se levant, elle vient mettre en rosissant un léger baiser sur sa joue rugueuse. Édouard serre un bref instant la main qu’elle a posée sur son épaule, puis il interpelle son fils d’un ton bourru :

– Tu en pares le cou de ta femme ? Elle a la vêture parfaite pour aller avec…

Pudiquement, il fait allusion au décolleté de Flavie, qui dénude tout le haut de sa poitrine. Embarrassée d’être la cible de tant d’attention, elle laisse néanmoins Bastien relever sa tresse et attacher le collier, puis elle s’assoit sans rien dire. Les grains caressent sa peau d’une façon si agréable qu’elle ne peut s’empêcher d’y porter sa main pour les flatter. Elle constate, les joues rouges, que les trois hommes suivent son geste des yeux, comme captifs d’un enchantement. C’est Étienne qui, le premier, rompt le silence avec un sourire en direction de Bastien :

– Un régal pour les yeux. Ta femme a les atouts pour le mettre en valeur…

Pour atténuer l’effet provoquant de sa remarque, il adresse à Flavie un clin d’œil complice. Cette dernière se met, avec des gestes brusques, à empiler les assiettes et les ustensiles.

– Vous avez terminé, Édouard ? Je peux vous offrir un thé ?

Soulagée de laisser les hommes entre eux, elle s’active un bon moment, dans la cuisine, à ranger pendant que l’eau pour la vaisselle chauffe. Chassés par les moustiques, ces messieurs finissent par venir la rejoindre, après avoir succombé aux cigares offerts par Étienne. C’est ainsi que les trouve une Guillemette médusée de voir son maître le torchon à la main ! Flavie la renvoie immédiatement à sa chambre. Elle ne libère pas ses soirées pour lui imposer, à son retour, un surcroît d’ouvrage !

Si Étienne commence à peine sa journée, il n’en va pas de même pour ses hôtes ; le jeune médecin a donc la délicatesse de prendre congé. Aussitôt refermée la porte de leur boudoir, Bastien saisit Flavie par-derrière et l’embrasse dans le cou, tout en faisant glisser ses doigts sur les perles du collier. Il murmure :

– J’en avais envie depuis tout à l’heure… Ce joli bijou attire l’œil vers ta peau si douce, vers la rondeur de ce qu’il y a plus bas… Je crois que je vais t’interdire de le porter ailleurs qu’ici, seule avec moi.

Elle plaisante d’une voix rauque :

– Je te laisse le soin d’en expliquer la raison à ton père. Je ne voudrais pas le froisser…

De ses lèvres, il effleure sa joue, puis la commissure de sa bouche. Plissant le nez avec dédain, elle proteste pour la forme :

– Tu sens le cigare !

– Tant que ça ? J’ai seulement pris quelques bouffées. Tu sais à quel point le tabac me donne mal au cœur…

Avec un soupir, elle s’abandonne contre lui. Il ceinture sa taille de son bras et tous deux restent ainsi un moment, à écouter à travers le battant ouvert la brise légère qui fait chanter les feuilles des grands arbres voisins. Peu à peu, Flavie sent un bouleversement inattendu prendre possession de tout son être. Effarée par cette émotion puissante, la gorge inexplicablement serrée, elle s’agrippe d’une main au bras de Bastien, tandis que, machinalement, l’autre se porte à son collier. Soudain, une vision l’envahit, l’image floue de l’un de ces campements amérindiens qu’elle a pu admirer, reproduits dans quelques livres, mais au milieu duquel elle reconnaît distinctement sa sœur, habillée comme une Sauvage, portant un bébé sur son dos…

La respiration précipitée, elle pivote et noue ses bras autour du cou de Bastien, l’étreignant de toutes ses forces. Il la presse à son tour, devinant cependant que son trouble n’est pas de ceux que suscite la montée du désir. Après un temps, elle balbutie :

– Le collier… Le collier a fait venir Cécile dans mes songes. Oh ! Bastien, je m’ennuie tant d’elle… J’ai si peur qu’il lui arrive quelque chose !

Il la soutient jusqu’à ce qu’elle s’apaise enfin. Il lui propose ensuite, comme un jeu :

– Tu veux que je te l’enlève ? Peut-être qu’un sorcier lui a jeté un mauvais sort…

Souriant malgré tout, elle secoue la tête. Maintenant que le choc initial est passé, elle est contente de porter, à même la peau, cette si belle parure qui lui permet de garder contact avec la société d’adoption de sa sœur. Elle murmure :

– Peut-être que… que mes pensées s’envoleront plus facilement jusqu’à elle, grâce au cadeau de ton père ?

– Peut-être, répond-il sur le même ton, sans rire. Les Sauvages ont des magies puissantes, c’est bien connu.

Flavie constate que son homme ne peut s’empêcher de la contempler avec appétit et de promener sur tout son corps des mains gourmandes. Se haussant pour l’embrasser, elle dit tout contre sa bouche :

– Je crois surtout qu’il a été trempé dans un philtre d’amour…

– J’aimerais te déshabiller, articule-t-il de même. Sauf pour le collier… À moins que tu ne sois trop fatiguée ? Tu t’es bien activée, aujourd’hui…

Pour toute réponse, elle laisse glisser sa main jusqu’à la bosse qui soulève son pantalon et qu’elle flatte en se soumettant à son baiser. Avec un sourire mutin, elle plaisante encore :

– Tu as un don, mon ange. Tu ressusciterais le plus roide d’entre les morts…

Il fait comme s’il n’avait rien entendu et, tout en la déshabillant, il l’oblige à reculer jusque dans leur chambre, jusqu’au lit, où elle se laisse tomber. En un tournemain, il dénude la moitié inférieure de son corps et il s’allonge tout contre elle, plaçant ses jambes de part et d’autre d’une des siennes. Elle aime la façon dont sa chemise le couvre pudiquement et elle s’amuse à suivre par-dessus le tissu, à l’aveugle, le galbe de ses fesses, de son torse et de son dos aux muscles tendus… Mais bientôt, captive de ses caresses, elle s’abandonne à la pression de ses doigts tantôt souples et délicats, tantôt droits et fermes.

La cloche de l’entrée résonne à ses oreilles comme un coup de tonnerre. Il leur faut plusieurs secondes pour en prendre conscience et pour s’immobiliser. Bastien jure sans retenue tandis que Flavie se tortille pour se délivrer de son poids, partagée entre la contrariété et l’hilarité. Sans un mot, elle se dépêche d’enfiler sa chemise de nuit et son peignoir. Lissant hâtivement ses cheveux dénoués, elle sort de la chambre avec une lampe à huile et dévale silencieusement l’escalier.

Un jeune homme de quinze ou seize ans est à la porte, qui la contemple avec des yeux ronds. Flavie reste impassible. Les gens s’attendent-ils à ce qu’elle les reçoive en grande tenue, même en plein milieu de la nuit ? Elle le fait entrer et le conduit à la cuisine, où elle écoute ses explications. Elle s’en doutait bien : leur cliente, trop nerveuse, la mande déjà même si les douleurs sont à peine installées…

Elle avertit le jeune domestique d’être patient et l’invite à se servir à boire et à manger à sa guise, puis elle remonte dans l’obscurité. Manifestement de fort mauvaise humeur, Bastien est resté à la même place. Ce n’est pas la première fois qu’ils se font ainsi interrompre, mais ce soir, à cause du collier, leur étreinte avait une saveur inusitée… Toujours en silence, Flavie retire ses vêtements et monte sur le lit pour venir s’agenouiller à côté de lui.

Il la considère avec surprise et elle lui explique que rien ne presse. Il hésite un moment ; il serait fort regrettable que leur manque d’empressement ait une conséquence fâcheuse. Mais la délivrance est un processus d’une formidable lenteur, n’est-il pas vrai ? S’assoyant à califourchon sur les jambes de son mari, Flavie se laisse retomber au-dessus de lui en flattant sa poitrine de la pointe de ses seins. Elle recule ensuite pour envelopper de caresses son pénis gonflé. Il n’y a rien à craindre : vu la vitesse avec laquelle tous deux prennent feu, le messager n’attendra pas très longtemps…

Séduite par l’idée d’une association de sages-femmes, Marguerite Bourbonnière accepte avec empressement, dès son retour de vacances, de participer à une réunion préparatoire en compagnie de Flavie et de Léonie. Cependant, après vingt minutes de discussion, leur enthousiasme initial est tempéré par un problème de taille, qui apparaît dans toute son amplitude : celui de la religion.

Parmi les sages-femmes d’expérience, beaucoup sont des anglophones protestantes et il est illusoire de vouloir faire prospérer cette association sans elles. Or jamais l’évêque de Montréal, Mgr Bourget, n’acceptera que les Canadiennes catholiques deviennent membres d’une association neutre, non confessionnelle ! Les trois femmes ont beau examiner la situation sous toutes ses coutures, l’obstacle reste insurmontable, puisque fort peu de sages-femmes canadiennes en deviendront membres si l’évêque ne la soutient pas…

Découragées, les trois accoucheuses restent muettes pendant de longues minutes, plongées dans leurs pensées. Leur évêque tue littéralement dans l’œuf cette association professionnelle dont elles ont tant besoin ! En désespoir de cause, Marguerite suggère alors la création d’un regroupement voué à la promotion de l’instruction parmi elles. Les besoins sont criants en ce sens et peut-être que cette initiative effraiera moins le clergé ?

Léonie fait remarquer que les conférences de la Société compatissante remplissent déjà ce but, du moins en partie, mais qu’en effet il serait souhaitable de fonder un organisme qui, officiellement et gratuitement, offre aux sages-femmes l’occasion de se perfectionner. Peut-être qu’ensuite les accoucheuses ressentiront d’elles-mêmes la nécessité de se regrouper pour défendre leurs droits ?

Elles se rallient à ce compromis qui leur redonne du cœur au ventre… même s’il leur faudra s’assurer de la collaboration du curé de la paroisse. Se rendre à l’évêché pour exposer leur requête équivaudrait en quelque sorte à descendre dans une fosse où rôdent des lions affamés ! Marguerite ne peut s’empêcher alors de réprouver le fait que l’Église catholique du Bas-Canada réprime ainsi le libre arbitre, se réservant le droit de faire un tri sévère pour choisir les seules idées et les théories qui méritent considération !

Flavie saisit la balle au vol, avouant qu’elle n’est pas loin d’être d’accord avec George Brown, un député protestant du Haut-Canada, également éditeur d’une gazette, qui affirme que les prêtres catholiques sont comme des loups dévorants, empêchant toute discussion, usant même de violence contre ceux qui leur font de l’opposition ! Ce qui irrite le plus nombre d’Anglais et d’Écossais, ce sont les tentatives d’ingérence de la hiérarchie catholique francophone dans les affaires civiles.

Ainsi, le débat fait rage au parlement du Canada-Uni, dont l’actuelle session a commencé le 19 août dernier. Débattant de projets de loi sur les réserves du clergé et les écoles séparées, les députés poussent moult vociférations les uns contre les autres ! Même les habitants des rangs les plus reculés se passionnent pour cette question épineuse, qui oppose protestants et catholiques du Canada-Uni.

Les premiers s’indignent du pouvoir que veulent détenir les évêques catholiques dans la gestion des écoles. Ce qu’ils détestent par-dessus tout, c’est que l’argent du gouvernement central, leur argent, soit distribué par la législature aux écoles catholiques. Ils ne peuvent supporter que des fabriques de paroisse ou des établissements catholiques, gérés par des religieuses ou des prêtres, obtiennent la personnalité civile et, ainsi, le droit à la propriété foncière et à l’enrichissement ! Les plus véhéments des protestants s’opposent à augmenter encore les privilèges, selon eux déjà excessifs, de l’Église catholique et de ses représentants.

Au Canada-Uni, le protestantisme et ses diverses branches font des gains auprès de ceux qui reprochent au catholicisme romain son culte du grandiose ainsi que son papisme, c’est-à-dire l’importance exagérée accordée à la personne du pape et à son autorité, spirituelle autant que temporelle. Daniel Hoyle, l’invité de Simon et de Léonie, en est la preuve vivante : pour pouvoir épouser Sarah, il a embrassé la religion protestante avec empressement, devenant étranger à son propre peuple, ces Irlandais d’Amérique farouchement catholiques qui s’accrochent à leur foi pour survivre aux persécutions et aux déracinements. Thomas, son père, était déjà une espèce rare : catholique sceptique, il a transmis cette méfiance à son fils cadet.

Auprès de Sarah, Daniel a eu l’impression d’avoir trouvé une voie nouvelle pour combler son besoin instinctif de croire en quelque chose de surnaturel et de sublime. Comme lui, de nombreux Américains, tannés par la lourdeur du rite traditionnel catholique et désireux de vivre leur foi d’une manière plus spontanée et plus autonome, adhèrent à diverses sociétés évangéliques s’inspirant de la religion protestante. Prédicateurs et fidèles retournent aux sources de la Bible, prétend Daniel, pour se forger une croyance épurée, plus proche de l’essentiel.

Après une saison entière de démarches, Daniel a réussi à décrocher un poste d’enseignant dans une école anglaise du faubourg Saint-Antoine. Pour Léonie, il n’a pas toujours été facile de s’ajuster à la vie en commun avec lui et ses deux enfants. Depuis le départ de sa propre progéniture, elle s’était empressée de se déshabituer de la préparation de repas copieux ! Mais la présence de celui que Simon et elle considèrent quasiment comme un fils leur a simplifié l’existence de bien des manières, en plus de mettre une animation bienvenue entre les quatre murs de leur maison.

Le dimanche qui suit la première rencontre entre les trois accoucheuses et la résolution de fonder un cercle d’études, Flavie se rend à l’église Notre-Dame pour la messe, puis elle attend l’heure du confessionnal. Elle estime avoir trouvé le prétexte idéal, soit la confession, pour rencontrer son curé au sujet du cercle d’études pour sages-femmes ! Chicoisneau sera pris en otage et il devra l’écouter aussi longtemps qu’elle le jugera à propos. Même si chacun sait que l’anonymat de la confession est un leurre lorsqu’il s’agit d’un curé de paroisse qui connaît personnellement un bon nombre de ses ouailles, le prêtre sera-t-il offusqué de cette entorse au règlement ?

Fort heureusement, la file n’est pas trop longue devant l’isoloir dans lequel l’homme de robe s’installe enfin. Flavie a le cœur qui bat fort et elle profite de ce moment d’attente pour tenter de se calmer. Lorsque son tour est venu, elle s’agenouille de l’autre côté de l’étroite ouverture fermée d’un grillage de bois. Elle prend soin de s’accuser des quelques péchés qui ne peuvent guère surprendre son curé : un penchant pour l’orgueil, une ambition professionnelle que plusieurs qualifieraient de trop virile et le goût de la luxure en compagnie de son mari…

Comme celle de tous les prêtres qui entendent la confession, la réputation de Chicoisneau est établie depuis longtemps. Si d’autres fouilleraient davantage en interrogeant Flavie sur le genre d’ébats auxquels elle s’adonne, prétendument pour se faire une idée plus précise du péché qu’elle doit se faire pardonner, il se contente de lui faire quelques vagues remontrances et de lui imposer une légère pénitence.

Après avoir reçu l’absolution, Flavie s’empresse de murmurer au sulpicien qu’elles sont quelques accoucheuses qui souhaiteraient se regrouper pour poursuivre leur instruction. Ce cercle d’études serait rattaché à l’École de sages-femmes, se servirait de ses locaux, mais il serait ouvert à toute praticienne souhaitant se perfectionner dans son art. Les organisatrices sollicitent donc son appui en ce sens.

Le silence dure tellement longtemps que, persuadée qu’il est intentionnel, une Flavie mortifiée s’apprête à quitter le confessionnal. Comme si ce mouvement le réveillait, Chicoisneau lui demande ce qu’elle entend par « quelques accoucheuses ». Encouragée, Flavie lui parle d’abord de Marguerite, expliquant que le désir de son amie de contribuer à la réforme morale de la société l’a conduite à l’École de sages-femmes de Montréal, puis à la Maternité de Paris. Le prêtre l’interrompt avec impatience : une telle description est inutile, Marguerite étant l’une de ses paroissiennes. Elle veut enchaîner au sujet de ses autres consœurs, mais il l’interrompt :

– Sa Grandeur m’a bien spécifié que toute nouvelle initiative concernant l’École de sages-femmes ou la Société compatissante devait lui être soumise.

Bourget est devenu, à Montréal, un rappel vibrant de l’importance de l’Église catholique au Bas-Canada. Patron de plusieurs bonnes œuvres, laïques ou religieuses, il consolide ainsi ses alliances avec les personnes parmi les plus influentes de la métropole.

– À lui ? souffle Flavie, atterrée.

– À lui-même. Je crois que vous comprenez ce que cela signifie. Vous seriez fort présomptueuse en croyant réussir à le convaincre de la nécessité d’une telle fondation. Jamais, même sous la surveillance du plus zélé confesseur, il ne vous laissera installer un cercle d’études pour accoucheuses dans son diocèse.

Pendant un bon moment, Flavie laisse ces phrases s’imprégner dans son esprit. Puis, la voix tremblante, elle bafouille :

– Mais nous ne faisons rien de mal ! Vous le savez, vous, monsieur Chicoisneau !

Il réplique avec une étrange gentillesse :

– Vous parlez tout haut des choses du corps et même des… des…

– Des fonctions sexuelles, termine sourdement Flavie.

– Pour le clergé, c’est extrêmement offensant. Le démon a des moyens très puissants pour prendre possession des êtres et les corrompre. Le moyen suprême pour le combattre, c’est de cultiver l’innocence et l’esprit de sainteté.

Après un silence, le prêtre ajoute lentement :

– Les croyants, madame Renaud, doivent oublier qu’ils ont un corps. Votre culte de l’instruction et de la science anatomique entraîne exactement l’effet contraire.

Envahie d’un fort sentiment de révolte, Flavie s’écrie d’une voix contenue, les mains largement ouvertes :

– C’est complètement ridicule ! Il est impossible d’enseigner autrement ! Il nous faut mettre des mots justes sur les organes, les fonctions et les processus. Il nous faut les décrire, les expérimenter ! N’importe quel esprit éclairé le comprend !

– Prenez garde de ne pas insulter Sa Grandeur.

Flavie se laisse aller vers l’arrière, posant ses fesses sur ses talons. Elle reprend, avec lassitude :

– Qu’est-ce que ça peut bien lui faire, à Sa Grandeur, si je crois avec moins d’intensité que lui ? N’est-ce pas suffisant de m’offrir la possibilité d’être convaincue ? C’est à moi, ensuite, de faire un choix…

– Ce n’est pas l’avis de notre évêque. Croyez-moi sur parole : monseigneur est le prêtre le plus déterminé que j’aie jamais rencontré…

Ses idées s’agitant dans tous les sens, Flavie l’interrompt :

– Mais enfin, monsieur Chicoisneau ! Au fil des siècles, l’idée que l’humanité se fait de Dieu grandit et se perfectionne. Comme toutes les manifestations de la pensée humaine, la religion est soumise à la loi du progrès ! Selon cette loi, l’unité purement spirituelle promise par Jésus est insuffisante. L’humanité aspire à l’association universelle de toutes les races de toutes les parties du monde ! Ne sentez-vous pas à quel point cette perspective est exaltante et à quel point la loi divine, soit l’esprit de justice et de charité, est encouragée au lieu d’être contrariée ?

Après un silence, Chicoisneau réplique, une nuance d’admiration dans la voix :

– Votre discours est très habile, madame. Malheureusement, monseigneur est imperméable à un tel raisonnement. Sa Grandeur s’est donné pour mission dans la vie d’établir la douce tyrannie du règne de Dieu dans toutes les âmes. La dissidence lui est personnellement, viscéralement intolérable. Je me sens donc obligé de me faire son interprète : la religion catholique est attaquée de toutes parts et il se doit…

– Mais c’est archifaux ! Les deux mouvements immenses de notre siècle, d’abord les poussées révolutionnaires et ensuite la conquête de l’unité matérielle du globe par le commerce et la colonisation, nous préparent un avenir merveilleux…

– Je suis suffisamment familier avec cet assemblage bizarre de christianisme et de socialisme, je vous remercie. Permettez-moi de douter de la pertinence d’allier ainsi des dogmes irréconciliables : péché originel et progrès, mortification de la chair et glorification de l’industrie… Que dis-je ? Sa Grandeur s’offusquerait de m’entendre qualifier de dogme ce qui n’est que salmigondis ! Cette fausse confession a bien assez duré, madame. Si vous souhaitez discuter plus avant, je vous prierais de prendre rendez-vous avec moi, au presbytère.

La mort dans l’âme, Flavie pousse un soupir résigné avant de murmurer distinctement :

– Tant pis. Nous fonderons une société secrète. Il paraît que le clergé en raffole…

Ses oreilles la trompent-elles ? Elle croit entendre le sulpicien laisser échapper un rire, promptement étouffé. Son mouvement pour quitter l’isoloir est interrompu par Chicoisneau, qui commente sereinement :

– Une société secrète ? La chose n’est point nécessaire. À ma connaissance, aucune loi n’interdit à quelques dames de se réunir benoîtement pour discuter des perfectibilités à apporter à ce monde et, par ricochet, à elles-mêmes. Il serait malséant de déranger Sa Grandeur pour une initiative si dérisoire, n’est-ce pas ? Prétendons, madame Renaud, que cette discussion entre nous n’a jamais eu lieu…

Avec un sourire reconnaissant, Flavie chuchote :

– Je suivrai vos conseils, monsieur. Bonne fin de journée.

Et l’âme toute légère, elle s’empresse de descendre l’allée de la nef pour retrouver le doux soleil de cette lumineuse journée d’automne.