CHAPITRE VII

Ce matin-là, Léonie n’a pas besoin d’utiliser sa clef pour entrer dans le futur bâtiment de la Société compatissante. Elle s’étonne : charpentiers et maçons sont censés avoir terminé les modifications requises à l’étage supérieur. Mais elle sourit avec tendresse en constatant que sa belle amie Marie-Claire Garaut est déjà à pied d’œuvre, parcourant au pas de charge les différentes pièces du rez-de-chaussée, sa jupe rapiécée flottant derrière elle.

Dès leurs premières rencontres à l’occasion de l’un de ses accouchements, Marie-Claire a fait à Léonie le cadeau d’une amitié franche et sincère. C’est elle qui a saisi au bond la balle lancée par leur curé et qui s’est jetée corps et âme dans l’organisation de la Société. C’est elle aussi qui lui a offert le poste de sage-femme en chef et qui a soutenu la fondation de l’École de sages-femmes. Chacune de leurs trop rares rencontres est savourée comme ce chocolat fin, si délectable, qui avait été offert à Léonie par l’un de ses clients fortunés…

Les traits perpétuellement tirés, semblant parfois porter sur ses épaules tout le poids du monde, Marie-Claire s’occupe de la bonne marche du refuge avec un acharnement farouche. Elle y trouve un dérivatif à ses propres soucis intenses, soit la préparation d’un recours qu’elle compte entreprendre devant les tribunaux pour obtenir une séparation de corps d’avec le père de ses enfants. Pour entretenir une maîtresse et s’adonner à ses diverses passions, Richard Garaut s’est approprié une bonne partie des avoirs que Marie-Claire avait placés dans la communauté de biens à son mariage. Mais les choses sont loin d’être simples ! Marie-Claire aurait pu se contenter d’une séparation de fait conclue à l’amiable devant notaire. Un divorce par loi spéciale du parlement du Canada-Uni serait également possible n’eût été son coût prohibitif. Cependant, Richard se refuse à tout cela parce qu’il ne pourrait plus puiser à loisir dans les avoirs de sa femme.

Marie-Claire a confié à Léonie que son fils aîné lui tient tant rigueur qu’elle a été immensément soulagée de le voir quitter la maison pour des études avancées en France. Heureusement, son deuxième, qui termine un cours classique supérieur, est davantage compréhensif. Quant à Suzanne… Léonie prie parfois que son mari, le suave Louis, l’emmène vivre à l’autre bout de la planète. Suzanne ne cesse de bassiner sa mère avec la honte et le déshonneur qui rejailliront sur elle et sur sa belle-famille si un jugement en séparation était prononcé.

Ce qu’elle est devenue ahurissante, avec le mariage ! Pourtant, l’Église catholique considère la séparation légale avec une certaine clémence, puisque le remariage est interdit : le principe de l’indissolubilité de ce sacrement est donc respecté. Suzanne presse ses parents de s’astreindre à une réconciliation négociée par le curé. Même l’évêque de Montréal, Mgr Bourget, agit dans quelques cas comme médiateur ! Cette éventualité fait bondir Marie-Claire, qui se refuse à dévoiler ce pan de sa vie privée à un homme de robe. Elle s’est déjà trop déshabillée moralement au confessionnal, affirme-t-elle, et on ne l’y reprendra plus !

Une demi-heure plus tard, Flavie et Laurent arrivent rue Henry, suivis à contrecœur par le jeune Olivier Sénéchal, plutôt mortifié d’être obligé de respecter son offre généreuse, mais irréfléchie. Une charrette remplie de matériaux de construction et de barils de plâtre est stationnée devant la porte et plusieurs personnes s’y agitent.

– La journée promet ! marmonne Flavie d’un ton mi-figue, mi-raisin. Et dire que demain, c’est Bastien que je dois aller aider, pour le déménagement de sa clinique !

Laurent riposte en la gratifiant d’un léger coup de coude dans les côtes :

– Pas assez riche, ton médecin, pour engager de la main-d’œuvre ?

De justesse, Flavie retient la repartie qui lui brûle les lèvres. Depuis son mariage, elle tâche d’accepter de bonne grâce les plaisanteries de ses proches au sujet de sa condition sociale privilégiée. Dignement, elle répond à son frère :

– Étienne et Bastien auront deux hommes à tout faire. Mais il faut que je sois là pour leur indiquer où placer le matériel.

Dès qu’elle pénètre à l’intérieur du bâtiment, Flavie transmet à Marie-Claire les regrets de Bastien pour son absence. Acceptant les excuses avec un geste magnanime de la main, la présidente du conseil, fort affairée, envoie Laurent dans la grande salle à l’étage. Chacune des pièces de la maison est placée sous la supervision d’un homme qui dirigera, pendant la journée, le travail de ses manœuvres bénévoles. Quant à Flavie, elle est enrégimentée comme l’adjointe de Marie-Claire, organisatrice en chef.

Peu à peu, le bâtiment se remplit d’une troupe hétéroclite et rieuse composée de jeunes bourgeoises ayant revêtu une chemise d’artiste par-dessus leurs plus vieilles robes et de jeunes hommes de bonne famille s’amusant fort de leurs habits d’ouvrier. Plusieurs dames mûres vont et viennent parmi eux, transportant breuvages et canapés. Même quelques messieurs, habituellement d’un maintien fort digne, offrent leur aide avec une bonhomie rafraîchissante ! Comme les riches sont généralement de piètres bâtisseurs, Marie-Claire a choisi comme chefs d’équipe, en plus de Simon et de Laurent, des hommes des faubourgs populaires tels Jeffrey Easton, le fils de Sally, et Charles Parrant, celui de Magdeleine.

Passant dans la pièce où son père est à pied d’œuvre, Flavie s’amuse fort de le voir mener sa petite troupe avec une discipline toute militaire : les hommes au plâtre, les femmes à la peinture et Michael, leur messager irlandais, à la réparation du cadre de porte. Elle pénètre ensuite dans la vaste salle où règne le plus grand des désordres et où Laurent, manifestement découragé, manie seul la truelle. Considérant le groupe de jeunes gens qui badinent comme s’ils se trouvaient à un pique-nique du dimanche, la jeune femme darde un regard ulcéré vers son frère. Elle inspire profondément et s’écrie d’une voix forte :

– Mais que se passe-t-il ici ? Bande de paresseux, ceux d’en bas ont déjà presque fini !

Un concert de protestations s’ensuit, que Flavie fait taire en levant ses deux bras vers le ciel. Elle reprend en exagérant son accent des faubourgs :

– Du calme ! À ce que je vois, vous êtes tout juste capables de faire aller votre langue ! De vraies pâtes molles, ces bourgeois ! Ça sait comment placer un col ou lacer un corset, mais quand il s’agit de faire un effort, pfff ! Ça compte sur ses domestiques ou ses ouvriers ! Pour ça, oui, vous savez comment donner des ordres !

Réduits au silence, les jeunes gens échangent des regards outrés. Évitant de croiser les yeux de son frère qui se retient de rire, Flavie tourne les talons et sort de la pièce avec une démarche de reine. Habituée à côtoyer les patientes de la Société compatissante et à diriger leurs activités quotidiennes, elle n’hésite plus à s’imposer !

En bas, dans ce qui deviendra le salon, Flavie rencontre Françoise Archambault qui, avec des mouvements larges et heureux, répare un coin de mur. Obéissant au signe de la dame patronnesse, Flavie s’approche et Françoise lui murmure à l’oreille :

– Si j’en juge par la qualité de notre personnel, il y aura de belles vagues dans le plâtre des murs !

Laissant échapper un rire léger, Flavie réplique :

– Dans les plus gros trous, on installera des statues de la Vierge, et sur les plus grosses bosses, des images pieuses. Notre curé sera bien content !

Françoise lui pince affectueusement le bras, y laissant une belle trace grise. Elle reprend en chuchotant :

– Vous avez su la nouvelle, concernant la conférence de Mlle Bourbonnière ? J’avoue que je n’avais guère espoir, alors sa réponse favorable m’a enchantée ! À ce que je vois, notre amie n’est pas restée insensible à l’effervescence intellectuelle qui règne dans notre mère patrie ! Ce que je donnerais pour être à sa place… Parfois, la tranquillité de notre contrée paysanne m’exaspère ! Il ne se passe rien, ici…

– Et quand il se passe un petit quelque chose, on croirait, à voir la commotion, qu’un tremblement de terre a fendu en deux la Grande rue Saint-Jacques !

Pivotant sur ses talons après un clin d’œil, Flavie se fige : un homme qui faisait face à un mur vient de se tourner et glisse vers elle un regard méfiant. Sa tête rousse blanchie par la poussière de plâtre, Louis Cibert la contemple, sa large bouche s’ornant d’un léger sourire où perce une pointe d’ironie. Flavie reste immobile, désarçonnée. D’apparence nettement plus florissante que pendant ses années d’apprentissage, il porte de longs favoris et une moustache bien fournie qui lui donnent l’allure d’un homme conscient de son importance.

Elle ne l’a pas revu depuis bien des lunes… Alors que Louis était étudiant et Flavie, élève de l’École de sages-femmes, il a voulu la séduire comme il aurait acheté les faveurs d’une courtisane. Lorsqu’elle s’est rebellée, il s’est mis à colporter de bien cruelles rumeurs sur son compte ! Fort heureusement, depuis son mariage avec Suzanne Garaut et l’établissement de sa pratique, elle n’a plus entendu parler de lui.

Le jeune médecin articule, avec une galanterie forcée :

– Mes hommages, madame Renaud. Il y a bien longtemps que je ne vous ai croisée…

Redevenant peu à peu maîtresse d’elle-même, elle répond d’une voix égale :

– Le hasard fait bien mal les choses.

– Le hasard ? Si vous le dites… Aurai-je le plaisir de croiser votre mari aujourd’hui ?

– Vous savez sûrement, cher docteur, que son associé et lui sont en pleine installation de leur nouvel office.

– Ah ? Vous me l’apprenez…

Flavie n’est pas dupe et elle ne peut retenir une moue moqueuse. Louis Cibert reprend, tout en faisant mine de travailler :

– Ce bon Dr Renaud adore les associations, n’est-ce pas ? Avec Étienne L’Heureux et ensuite avec vous… Il n’y a pas à dire, il se choisit des partenaires de la meilleure fournée…

Son petit et replet voisin, un jeune homme lui aussi en train de plâtrer, pouffe de rire sans toutefois oser jeter un œil vers la jeune femme. Plaisamment, Cibert poursuit :

– Ma chère dame, vous connaissez mon ami Horace Roy ? Médecin lui aussi, il pratique en plein cœur de la cité, rue Saint-Paul.

Flavie lui adresse un infime signe de tête auquel il répond de la même manière. Elle lance brusquement à l’intention de Louis :

– Je me permets de vous renvoyer la question : Suzanne est-elle parmi nous ?

Il répond avec indignation :

– Madame, mon épouse mettra bientôt notre enfant au monde. Jamais je ne la laisserais respirer une atmosphère viciée par la poussière de plâtre, les émanations de peinture et… et tout le reste.

Par ce « tout le reste », il évoque les miasmes dont l’air se charge, comme le croient beaucoup de médecins, lorsque de nombreuses personnes des faubourgs populaires, d’une propreté douteuse, sont confinées dans un espace restreint. C’est du moins ainsi que la profession médicale explique pourquoi les épidémies de choléra et de typhus sévissent surtout dans les quartiers plus pauvres où les habitations sont humides, mal éclairées et trop peu ventilées.

La civilité exagérée de l’échange n’a échappé à personne et, peu à peu, les conversations animées qui avaient cours dans la pièce sont devenues des chuchotements. Le remarquant, Flavie balbutie :

– Un tel souci vous honore, monsieur. Au revoir.

Son mouvement de retrait vers la sortie est interrompu par sa réplique :

– Comme le chemin de votre mari ne croise jamais le mien… Auriez-vous la gentillesse de lui transmettre un message de ma part ?

Louis Cibert s’approche comme s’il voulait lui faire une confidence, mais sa voix est amplement sonore :

– Je doute fort qu’il ait pris conscience de quelque chose d’une grande importance dans notre profession. Bien entendu, nous œuvrons pour la gloire de la science et pour la santé générale de nos contemporains. Mais rien ne nous empêche d’en profiter pour improuver notre sort personnel…

Son ton est bonasse, empreint de jovialité, et Flavie ne trouve aucun prétexte pour s’esquiver.

– Or, entre vous et moi, l’hydrothérapie… ce n’est pas ce qui va l’aider à faire fructifier son capital ! J’aimerais lui donner ce conseil tout à fait amical et désintéressé : la voie de l’avenir, c’est la science pharmaceutique.

– Mon cher Louis, toujours aussi bavard !

Avec étonnement, Flavie reconnaît le Dr Joseph Lainier, celui qui, plus de trois ans auparavant, les avait accueillies, son amie Marguerite et elle, à cette fameuse dissection nocturne à l’École de médecine et de chirurgie. Il se gausse :

– Auriez-vous empiré depuis l’époque de vos études ? La vantardise, c’est un bien vilain défaut…

Un rire léger court de l’un à l’autre tandis que l’interpellé hausse les épaules sans prendre la peine de se retourner. Déposant sa truelle par terre, Lainier vient vers Flavie, le visage heureux :

– Madame Renaud, je ne peux pas bouder mon plaisir à venir vous saluer… Vous savez, la rumeur de vos progrès me parvient régulièrement ! Ai-je besoin de me présenter ? Après tout, il serait bien normal…

Flavie secoue vigoureusement la tête et lui tend sa main, qu’il serre avec ardeur. Ses cheveux bruns sont éclaircis de gris, surtout aux tempes, et ses traits réguliers sont d’autant plus séduisants qu’ils sont éclairés par une belle lumière intérieure. Quand il sourit, deux profondes fossettes se creusent dans ses joues et même son menton s’orne, en plein milieu, d’un petit trou qu’il a visiblement bien de la difficulté à raser convenablement. Cette imperfection lui confère une charmante humanité… Ravie de revoir celui qui les avait accueillies avec tant de bonhomie, Flavie l’interroge de bon cœur :

– Mais que diable faites-vous ici ? Je ne savais pas que le sort de la Société compatissante vous préoccupait…

– Je représente l’École de médecine. Entre vous et moi, les volontaires ne se bousculaient pas au portillon ! Mais loin de me peser, cette distraction était plutôt la bienvenue. J’ai tendance à laisser ma profession m’absorber de façon outrancière. Vous savez que, depuis votre visite, les élèves de madame votre mère, une fois par année…

Réduit au silence par les sourcils exagérément froncés de Flavie, il se mord les lèvres. Lorsque c’est possible, la Société compatissante fournit des cadavres à l’École de médecine, pour dissection, et en retour, Lainier accueille les aspirantes sages-femmes une fois pendant leur année scolaire. Mais c’est un accord secret, même si Flavie se demande parfois si le secret n’est pas éventé depuis longtemps, compte tenu de la quantité de gens qui sont au courant. Néanmoins, il ne faut pas tenter le diable…

Le médecin se creuse manifestement la tête pour trouver rapidement un nouveau sujet de conversation et Flavie est sur le point de l’interroger sur sa carrière lorsqu’il lance, à brûle-pourpoint :

– Et votre consœur, Mlle Marguerite ?

– Elle est à Paris, à la Maternité. En fait, au moment présent, elle a terminé son année d’études et elle profite de la capitale française avant de rentrer au bercail…

Les yeux agrandis par l’étonnement, il répète avec un intérêt sincère :

– À Paris ? À la Maternité ? Comme c’est passionnant !

Il jette un sourire d’excuse à un grand jeune homme qui lui fait les gros yeux, puis il glisse à Flavie :

– Mais je crois que je gaspille un précieux temps de travail… Tout à l’heure, vous me raconterez, promis ?

L’église paroissiale n’a pas encore sonné six heures du soir que les vadrouilles ont déjà été mises à sécher à l’extérieur. Avant que chacun ne se disperse, les dames patronnesses offrent une collation à la petite troupe d’ouvriers et d’ouvrières. La fatigue est palpable et les conversations sont plutôt laborieuses tandis que, dans le salon poussiéreux, tous se sustentent et se désaltèrent.

Le travail en commun et les vêtements uniformément salis gomment les inégalités. La jeune conseillère responsable du futur service de placement, Delphine Coallier, bavarde avec une jeune accoucheuse du faubourg Sainte-Marie pendant que plusieurs bourgeois s’intéressent à la description que Charles Parrant, typographe de son métier, fait de l’atelier où il travaille, celui de John Lovell.

Comme Flavie, Françoise Archambault déteste les conversations mondaines, et les deux femmes profitent de chaque occasion qui leur est offerte pour partager leur indignation au sujet des femmes victimes d’une exploitation organisée et érigée en système social. Si la dénonciation de Flavie est instinctive et brute, celle de Françoise est superbement articulée, nourrie par d’abondantes lectures.

Depuis 1848 et l’instauration de la République, les Françaises font montre d’une rare éloquence. Sages-femmes, institutrices et artisanes diverses ont voulu profiter de ce grand mouvement socialiste pour tenter de faire avancer la cause de l’égalité et de la liberté. Les associations militantes ont fleuri partout ! Hélas, la belle société française n’a pas vaincu sa crainte du peuple et de l’anarchie ! Cependant, la parole des féministes circule encore en abondance.

De ce côté-ci de l’Atlantique, mais au sud de la « ligne du 45 », les Américaines ont pris la voie de l’émancipation. Depuis la décennie 1840, le Women’s Right Movement s’organise en groupement d’opinion. Les réunions de déléguées de diverses associations font couler beaucoup d’encre, surtout ces congrès tenus à l’échelle de la nation entière depuis 1848, les fameuses « conventions ». L’époque moderne a beau être forgée par le progrès, on interdit aux femmes de franchir le seuil de leur foyer, de crainte de voir leur « grâce » en souffrir. Loin d’être idyllique, cette sujétion est avilissante et quelques Américaines la dénoncent énergiquement !

Comme à chaque fois, Flavie s’étonne du malaise évident des personnes à proximité pendant que Françoise et elle discutent avec flamme. Elles sont rares, les dames qui osent se mêler à cette discussion, et la gêne est encore plus flagrante du côté des messieurs ! Grâce à Françoise, Flavie a compris que ce n’est pas uniquement le sujet lui-même qui cause un problème, mais le fait qu’elles en parlent ouvertement, en public ! Elle a longuement médité sur le fait que, effectivement, les femmes qui prennent la parole sont source de scandale, comme l’ont prouvé diverses réactions devant celles qui, aux États-Unis, l’ont osé. Il paraîtrait que cette attitude virile est contraire aux lois de la nature et à l’enseignement des Écritures !

Joseph Lainier a terminé sa conversation avec Marie-Claire Garaut et, se souvenant de ce qu’elle avait convenu avec lui, Flavie met un terme à la passionnante discussion avec Françoise. Après un échange de civilités, Flavie lui décrit, à sa demande, avec enjouement, les conditions dans lesquelles Marguerite a étudié l’art des accouchements.

– À son arrivée, on lui a remis un large tablier blanc en lui spécifiant de ne pas le perdre, ou elle devrait débourser trois francs ! Elle logeait, comme toutes les jeunes Françaises, dans un grand dortoir. La cloche sonnait à cinq heures et demie le matin et ensuite, les élèves se rendaient dans l’une des salles d’accouchement. Elles devaient surveiller l’état des accouchées, les laver, faire arranger leur lit si nécessaire. La sage-femme en chef effectuait ensuite sa visite tandis que toutes les élèves lui faisaient leur rapport. À sept heures, les élèves retournaient au dortoir. On ne le croirait pas, mais leur journée commençait à peine ! Elles devaient alors faire leur lit, grignoter le pain qu’on leur remettait une fois par jour, à midi… Le matin, les élèves recevaient seulement du lait.

Flavie dépeint à Joseph Lainier, qui boit ses paroles, la vaste salle d’accouchement où les lits sont cordés, où un feu crépite perpétuellement dans l’âtre et où au centre, sur une large table avec rebords, les nouveau-nés sont installés après leur naissance. On les couvre d’un chapeau sur le devant duquel on inscrit le nom et le sexe, on les enveloppe d’un manteau noir où est épinglé un mouchoir blanc, puis on les emmaillote dans une couverture comme de minuscules momies. À l’étonnement de Marguerite, les poupons semblent plutôt confortables ainsi, se plaignant rarement.

Brusquement, Flavie change de sujet :

– Vous savez, l’Américaine qui a obtenu son diplôme de médecin aux États-Unis ?

– Miss Blackwell ?

– Eh bien, elle aussi faisait un stage à la Maternité ! Marguerite a eu l’occasion de bavarder avec elle à plusieurs reprises en anglais, ce dont elle était fort aise. Elle a bien amusé Marguerite quand elle lui a raconté à quel point les autres élèves étaient déçues que sa peau ne soit pas de couleur noire ! Ces demoiselles croient que toutes les Américaines ont du sang d’Afrique dans les veines et que New York, qui est tout ce qu’elles connaissent des États-Unis, est situé sur une petite île dans les mers chaudes !

Le médecin fait écho au rire de Flavie, qui ajoute :

– Mais je vous ennuie sans doute avec ces frivolités…

– Pas du tout ! proteste Lainier, le visage réjoui. J’ai adoré cette visite dans une contrée féminine qui me sera à jamais inaccessible !

– Les jeunes élèves sont très peu instruites, précise Flavie, mais on prend grand soin de leur apprentissage du métier de sage-femme.

Après une pause, elle ajoute, plus sombrement :

– Miss Blackwell a dû quitter abruptement, parce qu’elle a contracté une grave infection à un œil. Il paraît qu’elle était en train de soigner une patiente atteinte du même mal…

Manifestement ému par cette information, Lainier dit, d’une voix sourde :

– D’autres cas semblables sont parvenus à mes oreilles… Notre profession, madame Renaud, comporte certains risques auxquels bien peu d’entre nous osent songer. La transmission des maladies est encore un phénomène mystérieux, mais j’ai connu plus d’un médecin qui manifestait les mêmes symptômes que le patient qu’il traitait.

Effrayée par cette éventualité à laquelle elle n’avait jamais songé, Flavie blêmit brusquement et son interlocuteur, soudain embarrassé, lui étreint la main un bref instant.

– Ne vous alarmez pas, de tels cas sont extrêmement rares.

Flavie lui adresse un pâle sourire et, après un silence contraint, il conclut :

– Mais je crois que votre mère vous cherche. Voulez-vous me faire un grand plaisir ? Quand votre amie sera de retour, venez toutes les deux me rendre visite à mon bureau, à l’École. J’y suis tous les matins. Je suis très curieux d’en entendre davantage sur cette fameuse Maternité.

Encore secouée par l’horrible possibilité qu’un malade transmette ses germes à Bastien, Flavie le lui promet. Elle remarque alors que Laurent, Olivier Sénéchal à ses côtés, est en discussion avec Charles Parrant, qui vient de poser une main paternelle sur l’épaule du garçon de treize ans. Elle devine, avec un pincement au cœur, qu’Olivier vient sans doute de se dénicher une place d’apprenti typographe…

Ses parents ont un grand besoin de son salaire et Laurent aurait pu difficilement lui trouver mieux, compte tenu de son degré d’instruction. L’industrie de l’imprimerie est en plein essor et ce métier est promis à un bel avenir. La paie n’est pas trop mauvaise et de plus, déluré comme il est, Olivier saura tirer son épingle du jeu. Mais Flavie sait à quel point il devra faire violence à sa nature sauvage, à quel point il devra grandir vite, d’un seul coup ! Il travaillera dix heures par jour dans un atelier mal chauffé l’hiver et suffocant l’été, et il respirera un air empoisonné par les émanations d’encre, de papier humide et de potasse…

D’un signe de tête distrait, Flavie accepte l’offre de Léonie de faire un bout de chemin avec elle vers leurs logis respectifs. Mère et fille sont sur le point de sortir lorsque deux femmes s’encadrent côte à côte dans la porte grande ouverte, tout en manœuvrant avec une grâce étudiée pour ne pas salir leurs robes en corolle contre le chambranle. Flavie croise le regard de Suzanne Cibert et, pendant un court moment, elles se toisent en silence, le visage sans expression.

Une année et demie auparavant, celle qui se prétendait son amie s’est rangée du côté de son futur mari, Louis Cibert, se permettant de la dénigrer et de se moquer sans retenue de ses origines sociales et de ses fréquentations ratées avec Bastien, alors en fuite à Boston. Sous l’outrage, Flavie a giflé la jeune fille. Cet épisode est d’ailleurs l’une des causes du manque total de considération d’Euphrosine Goyer à son égard, sentiment partagé par une autre dame patronnesse, Vénérande Rousselle. Toutes deux avaient cru de leur devoir de démettre Flavie de ses fonctions. Elles ont été désavouées par le conseil d’administration et il semble que l’humiliation alors ressentie soit encore vive !

Depuis leur altercation, Flavie n’a pas revu la fille de Marie-Claire et elle constate que ses formes naguère agréablement plantureuses sont cachées sous un véritable embonpoint. Mais c’est un signe de distinction, n’est-ce pas ? Le signe de cette existence luxueuse et oisive que permet une grande richesse… Enceinte de presque cinq mois, Suzanne dissimule adroitement sa grossesse au point qu’elle est invisible, sauf à un œil exercé. Elle est vêtue et coiffée avec une grande recherche, de même que sa compagne plus âgée, que Flavie devine être sa belle-mère.

Cette dernière lance aimablement :

– Bonsoir, mesdames. Auriez-vous la gentillesse de me conduire auprès de mon fils, le Dr Louis Cibert ? Il a bien prévenu son épouse qu’elle ne devait pas s’attarder sur les lieux…

Après avoir incliné légèrement la tête, Léonie disparaît avec la dame. Les deux jeunes femmes restent face à face, à quelque distance, sans mot dire, glissant l’une vers l’autre des regards méfiants. Flavie n’a aucunement l’intention d’engager la conversation et c’est Suzanne qui rompt le silence :

– Je n’en avais pas encore eu l’occasion, mais je voulais te féliciter, Flavie, pour ton plaisant mariage.

Tâchant d’ignorer la légère pointe de dérision, elle répond :

– Moi de même, Suzanne. Il paraît que ton père n’a pas lésiné sur la dépense.

Avec une fierté puérile, la jeune femme se rengorge :

– Toutes les chroniques mondaines l’ont rapporté, n’est-ce pas ? J’ai songé à t’inviter, mais j’ai cru plus sage de laisser l’eau couler sous les ponts.

Étonnée et incrédule, Flavie fixe son ancienne amie, qui s’exclame en rosissant :

– Ne me fais pas ces yeux-là ! Nous sommes toutes les deux mariées à des médecins. Il serait beaucoup plus simple d’oublier notre ancienne querelle… Tous les médecins se fréquentent, et n’oublie pas que Bastien et Louis sont de la même promotion ! Ce n’est pas juste pour ton mari de rester dans son coin seulement parce que tu es rancunière.

Soufflée, Flavie est sur le point de répliquer avec acidité lorsque Suzanne trottine jusqu’à elle en disant avec gentillesse :

– J’étais jeune alors, et vive. Mes paroles ont sans doute dépassé ma pensée.

– Tes paroles ont sans doute dépassé ta pensée ? relève Flavie, sarcastique.

– Tu es trop sourcilleuse, déplore Suzanne avec emphase. Ne me prends pas autant au sérieux ! Je te suggère de faire table rase du passé et de repartir sur de nouvelles bases. J’en parlais justement à Louis, qui est bien d’accord avec moi. Tu sais, il appréciait beaucoup la compagnie de ton mari… Le mois prochain, j’organise une petite réception et vous êtes tous les deux sur ma liste d’invités. Je compte sur toi, n’est-ce pas ?

Le retour de Louis et de sa mère, suivis par Léonie, dispense Flavie de répondre. Pressé de soustraire sa femme à une atmosphère selon lui trop miasmatique, le jeune médecin entraîne les deux femmes, qui disparaissent à l’extérieur après des salutations rapides. Flavie et sa mère arrivent sur le trottoir juste à temps pour voir une élégante calèche canadienne, sa capote relevée, s’éloigner en soulevant un nuage de poussière.

Une semaine après le samedi de corvée à la Société compatissante, Flavie reçoit, de la part du couple Cibert, une invitation à un thé champêtre, le dernier de la saison, dans le jardin de leur vaste demeure du faubourg Saint-Antoine. Lassé d’être contraint à ignorer son ancien camarade de classe, Bastien est d’avis d’y répondre favorablement. De son côté, éprouvant encore une profonde méfiance, Flavie est incapable de s’y résoudre.

Elle est troublée par le fait que le couple Cibert semble vouloir les gratifier d’une amitié nouvelle. À maintes reprises, elle a repassé dans sa tête la conversation récente avec Louis, puis celle qu’elle a eue avec Suzanne, cherchant à déceler sur leur visage ou dans le ton de leur voix des signes de duplicité ou de malhonnêteté. Se pourrait-il que tous deux soient sincères ? Flavie le souhaite de tout son cœur, mais elle ne peut s’empêcher d’être encore très méfiante. À plusieurs reprises, ils ont persiflé sur son compte sans se préoccuper de ses sentiments, et elle a encore l’impression de devoir, pour se protéger des attaques, porter une carapace en leur compagnie…

Elle suggère à son mari de s’y rendre seul, ce qu’il refuse tout net. La mésentente traîne entre eux jusqu’à ce que Flavie lui remette en mémoire les mauvaises paroles de Suzanne et son comportement subséquent. Jusqu’alors, lui décrivant la scène, elle s’était contentée d’allusions. Mais ce soir-là, exaspérée, elle est bien davantage explicite.

Se laissant dériver de nouveau, à son corps défendant, vers ce triste épisode d’un passé encore récent, elle raconte son désarroi et sa peine à la suite du départ de Bastien, alors son cavalier, pour les États-Unis. Elle lui confie à quel point elle a dû lutter intérieurement pour tenter de se détacher de lui. Pourtant, malgré le sentiment d’amitié qui unissait les deux jeunes filles et même si elle connaissait la qualité de leur attachement mutuel, Suzanne n’a pas hésité à le couvrir de boue.

Flavie se souvient avec une parfaite exactitude de quelle manière Suzanne, qui venait d’accepter la demande en mariage de Louis, a réagi à ses confidences. Flavie avait cru bon de la prévenir des exigences sexuelles outrancières de Louis, mais la jeune fille a repoussé avec horreur ces propos à ses yeux extrêmement inconvenants. Elle a accusé Flavie de se vautrer dans le mensonge et de rendre Louis responsable de familiarités qu’elle avait été la première à solliciter. Enfin, Suzanne a osé prétendre que l’appétit charnel de Flavie, digne d’une femme du peuple, était sûrement l’une des raisons pour lesquelles Bastien l’avait abandonnée !

Depuis l’incident, qui date d’avant son propre mariage, Flavie est incapable de se résoudre à renouer avec la jeune femme. Elle aurait l’impression de se prostituer… Fâchée d’être obligée de revivre ces moments pénibles, Flavie s’éloigne à l’autre extrémité de leur chambre pour se planter devant la fenêtre. Un large tressaillement la parcourt quand elle se sent enlacée par-derrière, tandis que Bastien murmure à son oreille :

– C’est d’accord, nous allons refuser l’invitation. Je n’insiste plus. Pardonne-moi…

La faisant pivoter dans ses bras, il exige dans un chuchotement que leur mésentente cesse sur-le-champ, puis il l’embrasse avec une passion irrésistible. Leur désir de chaleur et de fusion gonfle d’un seul coup. Avide de combler la faille qui s’est creusée entre eux deux, Flavie fait l’amour à son mari avec une intensité encore jamais atteinte. Lorsqu’elle parvient au pic de sa jouissance, son cœur encore tout attendri déborde et son extase se mue en un puissant chagrin qui lui tire quelques sanglots. Saisi, Bastien s’inquiète jusqu’à ce que, souriante à travers ses larmes, elle l’encourage à se concentrer sur son propre plaisir.

Cette expérience l’étonne cependant et plus tard, avant de s’endormir, elle s’interroge sur l’apparente proximité entre la volupté à son paroxysme et la tristesse qui l’habitait au même instant. L’accouplement est donc un acte à ce point total qu’il réussit à faire tourbillonner ensemble les sens, l’esprit et les affections ? Pénétrée par un sentiment de plénitude, elle se tourne alors vers son mari assoupi et elle appuie son front contre son épaule, humant son odeur comme s’il s’agissait du parfum le plus capiteux de tout l’univers.