CHAPITRE II

Le disque rouge du soleil est en train de descendre derrière les maisons et Flavie se prépare à partir, fort lasse mais heureuse de savoir Adeline en train de cajoler son nouveau-né, lorsqu’on lui annonce une visite imprévue. Avec un tressaillement de tout le corps, Flavie aperçoit sa coéquipière, la jeune sage-femme Marie-Barbe Castagnette. Son air grave et embarrassé confirme les appréhensions de Flavie qui, incapable de sourire, fait un vague signe de bienvenue à sa consœur. Cette dernière grommelle, la voix rauque et le regard fuyant :

– Bien le bonsoir, Flavie… Je suis bien marrie de venir t’importuner ici, je sais que tu as beaucoup à faire, mais il fallait que je te cause…

– Je sais, ma pauvre. C’est moi qui devrais m’excuser, je laisse traîner une situation pourrie… Donne-moi quelques minutes, je partais justement.

Le cœur rempli d’amertume, à la fois fâchée contre elle-même et contre le monde entier, Flavie se débarrasse de son tablier et de sa coiffe. Si la vie d’épouse lui a réservé une mauvaise surprise, c’est bien celle-là : sa pratique privée a énormément souffert de son nouvel état matrimonial. Habituées à se faire accompagner par des matrones âgées, généralement veuves, les futures accouchées commençaient tout juste à apprivoiser la nouveauté consistant à engager une célibataire. Mais une jeune mariée !

La réaction des bourgeoises a d’abord décontenancé Flavie, qui avait cru naïvement que, dans ce domaine si intime, son prestige en serait accru ! Mais ce qui saute au visage de la clientèle, c’est plutôt cette entorse à une coutume à laquelle les riches oisives tiennent comme à la prunelle de leurs yeux. Passe encore qu’une demoiselle s’adonne à quelque ouvrage utile, de préférence bénévole, mais une dame dont le mari devrait tirer une légitime fierté à lui assurer une existence sans souci aucun…

Dans la belle société, une dame ne travaille pas, point à la ligne ! Ou alors, elle fait partie du menu peuple, et les bourgeoises répugnent maintenant à placer leur délicatesse entre des mains rougies et usées… Le réseau de clientes aisées que Flavie avait réussi à constituer, et qui prenait tranquillement de l’ampleur, s’est rétréci comme une peau de chagrin. Elle s’est acharnée, n’arrivant pas à croire que les femmes se priveraient de son aide pour une question de conventions, mais elle est devenue un véritable boulet au pied de Marie-Barbe. Depuis des semaines, elle tente de se convaincre de mettre un terme à leur association, mais elle ne peut s’y résoudre… ce qui a obligé son amie à effectuer la démarche pénible de ce soir.

Les deux jeunes femmes sortent et marchent un instant en silence. Flavie glisse son bras sous celui de Marie-Barbe et lui adresse un sourire navré. Elle s’attendrit devant les traits si familiers de son visage : sourcils broussailleux, yeux larges et ronds à l’iris presque noir, nez épaté, généreuse lèvre supérieure ornée d’un duvet brun d’apparence soyeuse… Ensemble, depuis deux ans, elles ont trotté dans plusieurs quartiers de la ville et elles ont délivré au moins une centaine de femmes. En présence de difficultés, elles discutaient ferme, mais trouvaient toujours un terrain d’entente…

Avant que Marie-Barbe ouvre la bouche, Flavie jette :

– Ne dis rien. Déjà que je t’ai obligée à venir me relancer jusqu’ici… Je te libère, Barbouillette.

Flavie inspire profondément pour se donner le courage d’ajouter :

– Il te faut une nouvelle coéquipière.

Bouleversée, elle est incapable d’en dire davantage. Après un temps, Marie-Barbe s’immobilise et lui donne une rapide accolade, puis elle s’évanouit dans la cohue du soir. Il faut à Flavie encore un bon quart d’heure pour monter d’un pas pesant jusque chez elle.

Assis sur les marches du porche, Bastien saute sur ses pieds pour venir la rejoindre et s’empresse de lui annoncer, tout réjoui, que Mariette Daunay s’est délivrée en deux heures à peine de son cinquième enfant, une fille. Flavie tente de lui sourire, mais elle est prise de vitesse par les larmes qui débordent de ses yeux. Sans piper mot, son jeune mari la pousse vers l’intérieur et lui fait rapidement grimper l’escalier qui mène à l’étage, jusqu’aux deux pièces qui leur sont dévolues.

Dès qu’il referme la porte de leur boudoir, elle se précipite dans ses bras et réussit à lui confier la source de son chagrin. Il la fait asseoir au bout du lit, épongeant ses joues avec son mouchoir. Elle balbutie que s’il ne lui reste que les secteurs pauvres des faubourgs, où on l’accepte sans jamais la juger, comment pourra-t-elle gagner sa vie ? Il lui faut, comme n’importe quel praticien, une clientèle à tout le moins diversifiée !

Bastien la saisit par les épaules et l’écarte de lui. Souriant largement, il s’exclame :

– Ma belle accoucheuse, je comprends ta peine, mais n’oublie pas notre future association !

Il se tait ensuite, l’entourant de sa chaleur et sa tendresse. Réconfortée, Flavie reste contre lui, les yeux clos. Elle songe avec attendrissement que beaucoup d’époux auraient repoussé un tel chagrin d’un haussement d’épaules et auraient laissé tomber moult paroles creuses. La Société compatissante l’occupe bien suffisamment, elle n’a aucun besoin d’un salaire supplémentaire et il est même inconvenant de seulement y songer : c’est au mari d’assurer une existence confortable à son épouse.

Bastien aura bien des quolibets à essuyer lorsque la nouvelle sera publique. Tous deux en ont discuté à plusieurs reprises et Flavie admire la sérénité dont il fait preuve à cet égard. Car on se moquera d’un couple où le mari est incapable de « contrôler » son épouse ! Plus subtilement, on leur reprochera un mépris des mœurs. La gent bourgeoise est si chatouilleuse de ce qui la distingue des « classes inférieures » !

Mais Bastien envisage ce branle-bas avec philosophie. Contrairement à nombre de ses confrères, son but ultime n’est pas de grimper l’échelle sociale le plus haut possible dans la vie ! Ce qui lui importe réellement, a-t-il assuré à Flavie, c’est d’abord de jouir de la présence de sa femme de toutes les manières possibles, puis de devenir un médecin avisé. Tout le reste est secondaire.

Flavie glisse les bras autour de son torse et l’étreint avec tant de vigueur qu’il émet une faible protestation. Son homme a raison : elle retrouvera sa puissance d’action grâce au couple de praticiens qu’ils sont sur le point de former ! Maintenant, pour prospérer dans son métier de sage-femme, Flavie a autant besoin de son mari que lui compte sur elle pour le rassurer contre ses démons intérieurs.

Bien avant leur mariage, il a soumis à Flavie la proposition audacieuse de faire équipe pour les délivrances. Pour elle, c’est une chance inespérée, mais il lui faut demeurer réaliste. Cette innovation ne sera pas facilement acceptée ! Dans la colonie du Canada-Uni, il y a si peu de ces couples de praticiens comme on en rencontre dans les vieux pays ! L’homme est chirurgien ou plus rarement médecin, et son épouse, parfois accoucheuse ou, tout bonnement, son assistante. N’est-ce pas normal, comme on le voit pour bien d’autres occupations, que les conjoints forment une équipe ?

Avant de s’engager dans une association professionnelle avec Bastien, elle a voulu prendre le temps de le connaître davantage. Si tous deux avaient partagé une réelle intimité physique, elle avait passé, à vrai dire, bien peu de temps en sa compagnie. Tant de femmes se laissent berner par un homme en apparence accommodant, pour se retrouver après la noce avec un maître plutôt qu’un compagnon, avec un amant égocentrique et froid plutôt que tendre et prévenant !

Bien entendu, la vie quotidienne révèle, chez Bastien comme chez Flavie, quelques aspérités de caractère. Parfois, il est à pic après une journée de travail, tandis que, de son côté, elle a envie de le bourrasser pour des riens ! Si ces mésententes passagères la troublaient fort au début, Flavie a appris à temporiser. Elles comptent pour si peu à côté du bonheur qu’elle ressent en sa compagnie ! Pendant leurs fréquentations, elle croyait avoir bien pris la mesure de sa générosité de cœur et d’esprit. Déjà, elle sentait son amour et sa sollicitude l’envelopper comme une couverture chaude et douce…

Après un temps, il grommelle :

– Un bon lavage, mon petit chat sauvage, ça ne te fera pas de tort !

Flavie soupire :

– Moi qui ai mis des vêtements frais ce matin ! Ça m’apprendra à faire la bourgeoise…

Dans la salle d’eau, Flavie s’accroupit nue dans la bassine de bois. Bastien, qui s’est débarrassé de sa chemise, fait couler délicatement sur son dos de larges filets d’eau froide et la peau de la jeune femme se couvre aussitôt d’une spectaculaire chair de poule. Lorsque le contenu des quatre seaux d’eau est transféré dans la bassine, il tire un tabouret, s’assoit à proximité et la contemple en souriant.

– Ce que tu as la couenne dure ! Si tu entendais les protestations de mes patients…

Un sourire mutin sur les lèvres, Flavie puise de l’eau avec sa main et la fait couler sur l’épaule de Bastien. Elle rit de son saisissement et lance avec gaieté :

– Ça t’habituera à l’eau du fleuve !

À cette évocation de leurs vacances toutes proches, il fait une mine gourmande. Il a tenu une autre promesse formulée pendant leurs fréquentations, celle de leur offrir à tous deux des vacances au bord de la « mer », à Cacouna, où ils ont loué une cabane sur la grève par l’entremise de l’un des membres du club de raquetteurs dont Bastien fait partie.

Flavie murmure paresseusement :

– J’aimerais bien que tu me frottes le dos avec le gant de crin.

Il s’agenouille et la frictionne lascivement. La jeune femme pousse des soupirs de satisfaction, puis elle inspire brusquement : son mari glisse une main très fraîche autour de son torse jusqu’à couvrir son sein à la pointe dressée. Il embrasse sa nuque avant de dire avec candeur :

– Avant toi, je me sentais comme un pantin qu’on fait tourner dans tous les sens. J’entendais les commérages sur les femmes, je lisais les ragots colportés par nos pédants lettrés et j’en étais tout étourdi ! Puis tu as déboulé dans ma vie comme un ouragan.

– Un ouragan ? Ce n’est pas très gentil… Je dirais plutôt comme le suroît…

– N’empêche… Tu as fait un grand ménage dans ma tête ! J’ai vite compris qu’à propos du genre féminin tu serais la plus compétente des institutrices…

Flavie grommelle :

– Tant de mâles, tous plus sots les uns que les autres, se croient justifiés de donner leur avis sur notre nature. Mais personne ne nous demande notre avis à nous, les principales intéressées ! C’est fièrement ridicule…

Les doigts de Bastien qui la frôlaient tout d’abord la pétrissent maintenant. D’une voix changée, il ajoute :

– Comme n’importe quelle créature vivante, le genre humain est gouverné par ses passions, par cette énergie vitale mystérieuse mais souveraine. Comme toutes les espèces animales ou végétales, il doit se soumettre aux lois naturelles pour préserver l’équilibre et l’harmonie du monde… Tout le reste est sans importance.

Avec délectation, Flavie s’abandonne contre lui. Lorsqu’elle sent ses lèvres entrouvertes se poser sur sa joue, elle se laisse aller vers l’arrière en tournant la tête. Elle a l’impression de n’avoir encore rien connu de plus suave que cette bouche humide, rien de plus sensuel que leurs peaux mouillées qui se pressent l’une contre l’autre au son d’un suggestif clapotis…

Par un plaisant samedi matin où Flavie a paressé au lit plus longtemps que d’habitude, elle se trouve, lorsqu’elle sort de son boudoir, nez à nez avec son beau-père, Édouard Renaud, qui se dirige lui aussi vers l’escalier en nouant maladroitement son col. Il ralentit le pas pour lui faire une salutation fort courtoise et Flavie le gratifie d’un large sourire. Il lui a fallu des mois pour s’habituer à partager le même espace que cet homme mûr, quasiment un étranger pour elle. Au début, tous deux rougissaient en se croisant, surtout si l’un ou l’autre émergeait de la salle d’eau en pleine nuit !

Flavie a réalisé très vite qu’elle ne pouvait se comporter comme rue Saint-Joseph où, dans l’intimité de sa famille, elle se promenait couverte d’une simple chemise. Dès qu’elle sort des deux pièces qu’elle partage avec Bastien, elle doit être toujours décente, au moins étroitement enroulée dans son peignoir.

Édouard Renaud s’enquiert brièvement de la santé de sa bru, qui lui répond courtoisement. Flavie a l’impression qu’il rajeunit à vue d’œil depuis que ses affaires, après avoir plongé au plus creux, reprennent de la vigueur. Il a le dos moins voûté, ce qui le fait paraître encore plus grand, son large front est plus lisse et ses yeux surmontés d’épais sourcils bruns, moins cernés. Même ses cheveux, ondulés comme ceux de son fils, semblent moins grisonnants !

Marchand prospère, propriétaire de vastes entrepôts et d’une flotte de petits navires qui sillonnaient les rivières et le fleuve jusqu’à des centaines de milles à la ronde, M. Renaud a subi, comme plusieurs de ses confrères, un pénible revers au cours des dernières années. Lorsque la mère patrie a aboli ses tarifs protectionnistes, une véritable crise économique s’est ensuivie et les échanges commerciaux ont dramatiquement diminué.

Depuis, il tente de diversifier ses activités. Il a investi prudemment son maigre capital dans une compagnie mise sur pied pour la construction d’un chemin de fer, le St. Lawrence & Atlantic, ainsi que dans la Montreal Gas Company. Il se passionne pour le sort de la Banque du Peuple, fondée par un groupe d’hommes d’affaires canadiens. Enfin, surtout, il rêve de tirer profit de la fièvre industrielle qui fait rage à Montréal, principalement aux abords du canal de Lachine où le gouvernement permet d’utiliser l’énergie de l’eau pour mouvoir de puissantes machines.

Constatant que le maître des lieux se bat avec son col, Flavie s’arrête au bord de l’escalier et lui propose son aide pour le nouer. Il acquiesce avec une grimace d’impuissance et elle s’exécute, Édouard laissant flotter un sourire gêné, mais ravi, sur ses lèvres. Des quatre membres de la maisonnée, c’est lui que Flavie préfère, Bastien mis à part. Ce sentiment d’affection est réciproque : son beau-père l’entoure d’une tendre considération dont il ne fait aucun mystère.

Son visage détendu s’illumine brusquement :

– Je voulais vous dire… J’ai pris le temps, hier soir, de parcourir les rayons de ma bibliothèque dans le but de répondre à votre requête.

– Ma requête ? répète Flavie, perplexe.

Pendant qu’elle glisse son bras sous le sien pour l’entraîner à descendre l’escalier, il précise en chuchotant, avec une mine de conspirateur :

– Concernant des ouvrages sur cette philosophie scandaleuse que l’on nomme le socialisme…

Flavie pouffe de rire. Il poursuit, l’air heureux :

– À vrai dire, je n’ai pas grand-chose. Mes bouquins sont plutôt âgés et poussiéreux… Il faudrait que je rajeunisse ma collection. Ne vous gênez surtout pas pour me conseiller en ce sens ! Cependant, j’ai trouvé quelques perles qui pourront peut-être vous plaire. Sans doute l’ignorez-vous, mais cette théorie politique moderne qui semble vous intéresser s’inspire de plusieurs vieilleries, notamment des idées républicaines qui m’ont fort passionné pendant mes vertes années !

– Mon père de même, s’empresse de souligner Flavie. Il nous a fièrement rebattu les oreilles de l’exemple des États-Unis ! Il paraît que depuis le début du siècle, au moins, le sentiment était général contre les régimes politiques européens décadents, la monarchie et tout le reste. Dans le Nouveau Monde, il fallait oser tenter la démocratie, l’égalité des chances !

Édouard Renaud soupire :

– Là aussi, la triste réalité a malmené l’utopie… L’homme reste le même, partout et de tout temps. S’il peut s’enrichir et jouir égoïstement de ses possessions et de ses privilèges, il le fera.

Avec hésitation, Flavie bredouille :

– Voilà où le socialisme innove, n’est-ce pas ? Il propose bien plus que les anciens systèmes politiques. Il propose une véritable refonte de nos institutions politiques et économiques…

Tous deux sont distraits par l’arrivée d’un Bastien en chemise et pantalon à bretelles, sa redingote sur le bras, qui doit se rendre à son cabinet pour sa dernière journée de travail de la semaine. Père et fils se saluent en se serrant mutuellement l’épaule, puis le premier s’éloigne vers la salle à manger. Glissant sa main sur la nuque de Flavie, le jeune homme se penche vers elle et l’embrasse d’abord avec précaution, puis de plus en plus hardiment, mêlant sans retenue sa langue à la sienne. Se détachant enfin, il murmure avec affection :

– Bonne journée, mon adorable chat sauvage.

Flavie l’embrasse de nouveau, puis elle chuchote :

– Toi de même, mon bel ange.

– Tu n’as pas oublié notre rendez-vous chez le notaire tout à l’heure ?

En fin d’après-dînée, tous deux signeront leur contrat d’association professionnelle et Flavie lève une main en signe de dénégation. Son mari disparaît dans l’entrée. Si Édouard se fait servir par Lucie son déjeuner dans la salle à manger, Flavie préfère le prendre à la bonne franquette, assise sur un tabouret dans la cuisine. Selon une routine bien établie, la famille Renaud ne se réunit qu’au soir, pour le souper ; le reste du temps, chacun vaque à ses occupations.

Au grand soulagement de la jeune mariée, sa belle-mère, Archange Renaud, fait un effort manifeste pour respecter son besoin d’indépendance, tâchant de se préoccuper le moins possible de ses allées et venues. Par amour pour Bastien, tous les membres de la famille Renaud ont accepté sa nouvelle épouse de bonne grâce. Tous ont fait des efforts pour s’adapter à sa présence, autant qu’elle en a fait – raisonnablement – pour se couler dans les us et coutumes de la maisonnée. De ce côté, elle n’a que des broutilles à reprocher à l’un ou à l’autre. Néanmoins, chaque mois qui passe lui fait découvrir de nouvelles facettes de ces personnalités complexes !

Par exemple, en cette période, la maison de la rue Sainte-Monique est sens dessus dessous, car la mère de Bastien prépare son départ, celui de son mari et de sa fille pour leur séjour estival à Terrebonne. Pour Archange, le déroulement des opérations semble extrêmement compliqué, au grand étonnement de Flavie qui a fini par soupçonner que sa belle-mère, contrariée dans ses habitudes, ne se gêne pas pour paraître complètement dépassée et pour se complaire dans une constante mauvaise humeur.

Pour la première fois de sa courte existence, Bastien ne passera pas ses trois semaines de vacances à ses côtés. Avec une patience d’ange, il a dû lui répéter à maintes reprises que son épouse et lui préféraient des vacances en couple. Un soir, après une énième allusion de sa mère, il a fini par se fâcher tout rouge :

– Mais enfin ! Fais-tu exprès pour ne pas comprendre ? Je veux être seul avec Flavie, c’est clair ? Je veux une liberté totale ! Je vous aime beaucoup, tous les trois, mais je n’ai pas du tout envie de partager une résidence d’été avec vous ! On passe l’année entière dans la même maison !

Archange s’est renfrognée et leur a fait grise mine pendant au moins vingt-quatre heures, avant d’abdiquer enfin. Cependant, il n’a pas fallu longtemps pour qu’un autre sujet de discorde surgisse : celui du revers de situation de Lucie, leur domestique, pendant l’absence des maîtres de maison. À la fin d’un souper, Flavie a avalé de travers quand elle a appris que les bourgeois avaient l’odieuse habitude de mettre leur personnel de la ville à pied pendant l’été, pour en réengager un nouveau à leur retour.

Lorsque, quelques minutes plus tard, Édouard Renaud s’est levé de table en ordonnant distraitement à Lucie d’effectuer une nouvelle corvée, selon lui urgente, bien mal lui en prit : Flavie a éclaté. Les bourgeois avaient l’ignoble coutume de considérer les domestiques comme des êtres point tout à fait humains, sans besoins ni émotions, n’hésitant pas à surcharger leurs journées de tâches toutes plus lourdes les unes que les autres !

Personne n’avait donc remarqué que, depuis le matin, la jeune femme était anormalement fatiguée ? Prenait-on Lucie pour une bête de somme ? Tous, ici, se révoltaient contre le sort réservé aux esclaves noirs des plantations du sud des États-Unis, mais chacun se permettait d’utiliser Lucie comme tel ! Ne lui versait-on pas des gages proprement ridicules pour la somme de travail qu’elle abattait ?

Fâché, Bastien a riposté :

– Flavie, tu exagères ! Pas plus tard qu’il y a une semaine, elle s’est reposée pendant quatre jours !

– Parce qu’elle était brûlante de fièvre !

Envahie par un vif sentiment d’injustice, Flavie a repris d’une voix vibrante, après avoir inspiré profondément pour retrouver son calme :

– Je le sais, moi, ce que c’est que de vider des pots de chambre. De nettoyer les latrines. De frotter du linge sale. C’est un travail héroïque ! Il faudrait donner à Lucie un salaire dix fois plus élevé !

Embarrassé, Bastien a baissé les yeux tandis que les regards ahuris des autres membres de la maisonnée valsaient de l’un à l’autre. Avant de quitter la pièce à grandes enjambées, Flavie a conclu :

– D’ailleurs, à partir de maintenant, je ne laisserai plus Lucie faire ces ouvrages dégradants. Je vais descendre mon pot de chambre et je vais laver mes pantalettes !

Au grand étonnement de Lucie, elle a tenu promesse. La surprise initiale passée, Édouard Renaud a été le premier à convenir que les propos de Flavie avaient du sens et que la justice sociale commençait à se pratiquer entre les murs de sa propre maison. En conséquence, il a doublé ses gages. Archange a boudé plus longtemps, puis un jour, elle a pris la peine de mieux organiser l’emploi du temps de leur domestique pour lui permettre non seulement d’avoir une pause pendant l’après-dînée, mais de remonter dans sa chambre dès le souper terminé.

Imitant Flavie, Bastien s’est résolu à prendre charge de quelques corvées malgré ses harassantes journées de travail. Julie a bien dû s’y résoudre à son tour… La transition n’a pas été si malaisée ; une année plus tôt, les finances du maître de maison étaient si mal en point qu’il ne pouvait même plus se permettre d’entretenir un seul domestique, et chacun avait dû collaborer aux tâches ménagères.

Dans ce contexte, Flavie n’a pas eu trop de misère à convaincre Archange qu’il était indécent de jeter Lucie sur le pavé pendant les vacances d’été. Non seulement il fallait continuer à lui verser ses émoluments, mais il convenait de lui accorder un séjour dans sa famille. À même son propre salaire, elle a glissé dans la main de la jeune servante, en catimini, la somme nécessaire pour couvrir les frais du voyagement et pour s’offrir quelques douceurs.

Dix heures viennent tout juste de sonner lorsque Flavie s’installe dans un coin de leur petite cour arrière pour laver des sous-vêtements dans un bac. Les parents de Bastien sont déjà sortis, chacun de son côté ; quant à Julie, elle dort encore, selon son habitude. Flavie a fini par croire que, pour la tirer du lit avant onze heures du matin, il faudrait lui verser un seau d’eau froide sur la tête !

Elle est interrompue dans son travail par une Lucie essoufflée, les yeux ronds, qui s’écrie :

– Petite madame, venez voir ! On dirait des flammes plus bas, en ville !

Alarmée, Flavie ne prend pas la peine de lui rappeler sa promesse de troquer le « petite madame » par son prénom. À sa suite, elle traverse le rez-de-chaussée et débouche sur le perron de la maison. Lucie tend le bras franc sud et Flavie plisse les yeux. Par ce temps clair, la brise ayant cédé au lever du soleil, d’innombrables filets de fumée montent tout droit vers l’azur. Mais aussitôt, elle repère un nuage foncé noyé parmi la brume pâle. Le cœur de Flavie fait une embardée : n’est-ce pas dans le faubourg Sainte-Anne, à proximité de la maison de ses parents, rue Saint-Joseph ?

Aussitôt, elle tente de minimiser l’événement. Il s’agit sûrement d’un incendie localisé comme il en survient fréquemment dans les faubourgs où maisonnettes et hangars en bois sont cordés ! Bien des citoyens réclament d’ailleurs à grands cris des règlements de construction plus stricts. On laisse spéculateurs et entrepreneurs s’enrichir impunément en érigeant ainsi, à tort et à travers, des rangées de misérables masures étroitement accolées ! Dans les parties densément peuplées de la ville, les bâtiments devraient obligatoirement être en pierre ou en brique, et les toits, recouverts de fer-blanc, de tôle ou d’ardoise.

Néanmoins, Flavie se précipite à l’intérieur pour se vêtir convenablement. Tandis qu’elle dévale la côte jusqu’au faubourg Sainte-Anne, elle a le temps de se rassurer : le fléau semble sévir plus à l’est, près de la place Chaboillez. En effet, dès qu’elle y parvient, Flavie constate un grand branle-bas de curieux qui observent les pompiers volontaires occupés à activer leurs assourdissantes pompes à incendie, pendant que de nombreuses familles s’empressent de vider leurs maisons, déposant leurs effets au milieu de la place.

Pour Flavie, c’est un spectacle désolant mais familier qu’elle contemple pendant de longues minutes avant de reprendre la route. À chaque année qui passe, les faubourgs s’étendent comme une araignée tisse sa toile, mais les équipements techniques ne suivent pas au même rythme. Plusieurs voix s’élèvent pour dénoncer la faible quantité de réservoirs d’eau, le manque d’outillage et surtout l’organisation approximative du service des incendies de la corporation municipale.