CHAPITRE XVIII

Sur le point de pénétrer dans le bâtiment où aura lieu la dernière conférence de la saison 1851-1852 parrainée par la Société compatissante, Marguerite, Flavie et Bastien butent littéralement contre Joseph Lainier, qui faisait le pied de grue et qui s’exclame à leur vue :

– Bien le bonsoir ! Oserais-je l’avouer ? Je vous espérais…

– Je conçois sans peine, réplique un Bastien goguenard, que l’on puisse s’ennuyer ainsi de moi…

– Je vous laisse à vos illusions, cher collègue… À dire vrai, j’avais fort hâte de reprendre notre discussion là où nous l’avons laissée, ces deux dames et moi.

Il ajoute avec reproche :

– Notre discussion d’il y a dix mois déjà !

Marguerite le regarde d’un air désolé :

– Les semaines filent si vite ! Flavie et moi, nous avons été très prises par une organisation passionnante, comme nous vous le raconterons dès après cette conférence. Mais chut ! C’est un secret…

– Vous voulez dire vos réunions informelles d’accoucheuses ?

Lainier éclate de rire devant la mine dépitée de son interlocutrice.

– En dix jours, la nouvelle avait fait le tour de la communauté ! Je soupçonne même que le jeune docteur ici présent n’y est pas étranger…

– Moi ? proteste Bastien avec un air innocent. Je ne me suis confié qu’à une ou deux personnes, dont je me porte garant !

– De toute façon, rien de mal à ça, au contraire ! Je donnerais cher pour me transformer en oiseau afin d’aller épier vos discussions…

Flavie proclame d’un ton péremptoire :

– Interdit aux plumages colorés ! Quelques-unes d’entre nous en perdraient la langue… Mais il est temps de rentrer, si on ne veut pas manquer le début.

Françoise Archambault, la vice-présidente de la Société compatissante, traitera pour son public d’un sujet controversé, Le féminisme à travers les âges. La foule n’est pas très nombreuse, une cinquantaine de femmes et une huitaine d’hommes, mais Flavie se dit philosophiquement que c’est mieux que rien ! Puis elle fronce les sourcils, examinant sans gêne le groupe de quatre messieurs, assis ensemble dans la première rangée réservée aux hommes. Est-ce que ce ne sont pas les mêmes qui ont perturbé la conférence de Marguerite sur les sages-femmes célèbres, une année plus tôt ?

La voix de Bastien à son oreille la fait sursauter :

– Tu les reconnais ? Il y aura de la houle, ce soir… Il paraît que ceux-là se sont juré de saisir chaque occasion qui leur sera donnée pour remettre les féministes à leur place.

– Qui est le plus grand, aux cheveux poivre et sel ?

– Jacques, le fils de Nicolas Rousselle.

Flavie s’ébahit :

– Tu dois te tromper, il est fièrement trop vieux !

– Ne te fie pas à l’aspect de sa tignasse. Il est de mon âge. Un médecin doué et arrogant, tout le portrait de son père.

Le petit groupe formé de Lainier, Marguerite, Bastien et Flavie se sépare et bientôt, la conférencière écarte le rideau qui ferme l’arrière de la scène. Dès ses premiers pas, un murmure de stupéfaction emplit la salle. Françoise Archambault a revêtu cet extraordinaire bloomer ! Ébahie, Flavie se lève à moitié pour jouir plus commodément du spectacle. Le haut de son corps est couvert d’une jolie chemise et d’une veste sans manches, et le bas, de pantalons bouffants à la turque, les jambes serrées à la cheville, sous une jupe qui descend tout juste en bas de ses genoux.

Légèrement empourprée, Françoise se dissimule avec un soulagement évident derrière le haut lutrin. Les commentaires vont bon train dans la salle, de sorte qu’elle doit attendre de longues minutes avant de pouvoir ouvrir la bouche. Tout le monde connaît cette mode extravagante créée par des féministes américaines pour plus de commodité, tout le monde a pu contempler des illustrations à loisir, mais c’est la première fois qu’une femme ose en porter, ici, à Montréal !

Enfin, envisageant franchement l’assemblée, Françoise articule avec un sourire :

– Vous voulez savoir comment on se sent ? Magnifiquement bien, je vous assure ! Je vous encourage à en faire l’expérience !

Un rire gêné, entrecoupé par les remarques condescendantes de quelques femmes qui refusent de se couvrir ainsi de ridicule, ponctue sa remarque. Sans se démonter, Françoise poursuit :

– Il n’y a pas si longtemps, mesdames, les Romains et les Grecs portaient la robe ! Plus près de nous encore, dans l’entourage des rois, ces messieurs se maquillaient, se poudraient et se couvraient le crâne d’une perruque. Comme quoi ce n’est pas l’attifement qui fait l’homme ou la femme…

Quelques huées, discrètes cependant, accueillent cette dernière tirade. Flavie n’a pas besoin de se tourner pour en distinguer l’origine. Impassible, Françoise profite de ce retour humoristique vers les civilisations glorieuses du passé pour entrer dans le vif de son sujet, soit la position juridique et sociale des femmes depuis l’invention de l’écriture. C’est une question beaucoup trop vaste et complexe pour être traitée en détail en une seule conférence, mais Françoise prend le temps de brosser le portrait de la vie des femmes aux époques reculées, puis dans les cités grecques et sous l’Empire romain.

Elle en tire une conclusion générale : le joug que portent les femmes a toujours existé, plus ou moins lourd selon les époques et les civilisations, selon les régimes politiques et les rois. Toujours, la femme a été considérée comme une personne de seconde classe, dont les devoirs étaient beaucoup plus nombreux que les droits. Avec un sourire moqueur, elle enchaîne :

– Plusieurs d’entre vous, sans doute, en profiteront pour conclure que la sujétion des femmes est dans l’ordre naturel des choses. Puisque les femmes sont dominées depuis le début des temps historiques, c’est que cela correspond à une situation logique. Faibles et destinées à la maternité, les femmes ont besoin d’être protégées, au détriment même de leur liberté personnelle ! Pourtant, mesdames et messieurs, un autre troublant phénomène social dont les racines remontent jusqu’au début du monde civilisé est en train d’être férocement combattu : la pratique de l’esclavage, ce droit que se donnent certains hommes de réduire d’autres hommes au rang de bêtes.

Après une longue pause pour laisser à chacun le temps de méditer ces quelques phrases, Françoise poursuit son parcours du fil de l’histoire en expliquant comment, peu à peu, des institutions aussi importantes que les grandes écoles et les corporations professionnelles ont formellement exclu de leurs rangs la moitié féminine de l’humanité. Les codificateurs se sont mis de la partie, et à mesure que les textes de lois se raffinaient, les exclusions humiliantes s’y précisaient.

– Pour tous ceux qui ont foi en la marche du progrès et de la science, l’époque contemporaine est exaltante. Les grandes idées républicaines qui mettent l’accent sur la quête de dignité pour chacun, sur la quête de l’égalité, laissent présager l’approche d’une ère de félicité universelle. Hélas ! Dans ce grand mouvement démocratique, la moitié de la population du globe est encore laissée pour compte. Les principes de suffrage universel et d’égalité juridique ne s’appliquent pas encore…

Le reste de sa phrase se perd dans un brouhaha de voix masculines. Flavie commence à discerner celle de Jacques Rousselle, un timbre chaud et puissant qui ressemble beaucoup à celui de son père, mais qui grasseye presque imperceptiblement. Françoise regarde fixement les perturbateurs jusqu’à ce qu’un calme relatif revienne. Sans les quitter des yeux, elle les interpelle :

– Comme la cité entière, messieurs, je suis au courant de votre intention de jouer les trouble-fêtes. Vous ne pouvez pas vous taxer d’originalité : bien des réunions féministes sont ainsi dérangées par quelques hommes outragés, qui voudraient bien voir ces dames retourner tricoter dans leur foyer. Selon eux, Dieu lui-même a assigné un rôle bien précis au sexe faible et Il s’offusque de la moindre contestation ! Selon eux, le sexe faible doit se laisser conduire par le sexe fort là où il l’entend, avec une confiance aveugle !

– C’est exact, crie l’un des hommes, et il est indécent de voir une dame parler en public !

– Une vraie dame, renchérit un autre, ne s’y abaisserait jamais !

Avec un intense sarcasme, Françoise riposte :

– Jamais un vrai homme à l’esprit chevaleresque ne s’abaisserait à troubler ainsi une réunion. Un vrai homme comprendrait que l’autorité que l’espèce mâle s’arroge sur la gent féminine ressemble parfois à de la tyrannie ! Plutôt que de museler les dames, un vrai homme, magnanime et courtois, prêterait une oreille attentive à leurs doléances !

Dans un silence de mort, l’écho répercute ces affirmations frappantes. Marguerite souffle puissamment et vient étreindre l’avant-bras de Flavie, laquelle n’hésite pas à se retourner pour contempler le fond de la salle. Accroupi devant les quatre hommes qui arborent une mine ombrageuse, Joseph Lainier est en train de les morigéner à voix très basse. Croisant son regard, Bastien lui fait une grimace d’impuissance et, après lui avoir adressé une moue mi-indignée, mi-compatissante, Flavie reprend sa position.

D’une voix notablement plus paisible, Françoise retrouve le fil de sa conférence. Depuis le Siècle des lumières, les nations se débarrassent progressivement du régime séculaire du privilège pour installer celui de la république et de l’indépendance des classes. La même logique ne s’applique-t-elle pas dans toutes les sphères de la société ? Françoise rappelle que, tout récemment encore, en 1848, les Françaises ont profité des remous révolutionnaires pour mettre sur pied les premières associations féministes, qui ont toutefois été rapidement interdites, comme tous les clubs politiques et les ateliers de travail, par un régime de plus en plus rétrograde.

Solennelle, la vice-présidente de la Société compatissante déclare :

– Mais ce sont des rétrogradations éphémères. Les vieilles souverainetés chancellent, car les vieilles croyances sont irrémédiablement ébranlées. Les masses populaires s’empareront des lumières et du bien-être et entraîneront même les forces sociales les plus hostiles sur la voie du progrès. Tôt ou tard, les femmes réussiront à prendre la place qui leur revient légitimement aux côtés des hommes, non pas leurs maîtres, mais leurs égaux.

Elle lance un regard de défi vers l’auditoire, et plus particulièrement vers les rangées d’hommes au fond de la salle. Flavie meurt d’envie de se retourner pour voir la mine de Jacques Rousselle et de ses acolytes, mais elle refuse de s’y abaisser. Déjà, Françoise enchaîne sur les préjugés qui entourent le travail des femmes. Depuis la Révolution française, à la fin du dix-huitième siècle, la question du travail féminin est au cœur des manifestations féministes. De nombreuses voix se sont élevées pour dénoncer cette « oppression » qui est à la source de la plupart des maux des femmes. Trop peu instruites, trop soumises, les femmes ne sont, entre les mains d’abuseurs, que des victimes sans défense. Comme les Françaises de 1848, les Américaines viennent également de le proclamer haut et fort !

– On prétend que ces qualités féminines que sont la grâce et la délicatesse et qui sont, paraît-il, suprêmement appréciées ne survivraient pas au contact d’activités dites viriles. On prétend que les dames y perdraient tout attrait aux yeux de ces messieurs ! Quelle affirmation grossière ! Ce ne sont que des assertions mensongères, qui veulent nous faire oublier la seule, l’unique raison pour laquelle les hommes nous tiennent à l’écart des professions les plus prestigieuses et les plus lucratives : la peur ! La peur des succès féminins, mesdames, desquels découlerait une légitime envie d’indépendance !

Dans l’auditoire, quelques personnes grognent et rouspètent mais, d’une voix tout à coup vibrante d’émotion, Françoise laisse tomber :

– C’est pour moi une source de grande tristesse. J’y réfléchis depuis longtemps, mais je n’arrive pas à cerner la raison ultime de ce comportement. Pourquoi ces messieurs sont-ils si effrayés par notre intelligence ? Pourquoi sentent-ils le besoin de nous enfermer dans l’ignorance et dans la vanité ? Que craignent-ils donc ?

Le silence est de plomb et Flavie est prête à parier que chacune des femmes présentes se sent, comme elle, remuée jusqu’aux tréfonds de son être. Un bruit à l’arrière et une voix masculine, impérieuse, qui chuchote un ordre : elle devine qu’un mari intolérant est en train d’obliger son épouse à quitter la conférence. Comment réagirait-elle si c’était Bastien qui se dressait ainsi ? Bien certainement, elle se rebellerait devant cet abus de pouvoir. Mais quel homme supporterait de voir son autorité ainsi bafouée en public ?

Françoise ajoute, avec un chagrin manifeste dans la voix :

– J’en appelle à vous tous pour que cette situation cesse, et surtout à vous, messieurs. Pour la plupart, vous ne souhaitez aucun mal à celles qui partagent votre vie. Au contraire, ne désirez-vous pas, pour ces femmes que vous aimez, l’existence la plus riche possible ? Non pas riche de biens, mais d’expériences de toutes sortes… Comment se fait-il, alors, que vous acceptiez de les assujettir ainsi, sans vous préoccuper de leurs aspirations véritables ? Comment se fait-il que vous supportiez, sur la planète, l’existence de même une seule femme abusée ?

En son for intérieur, Flavie s’extasie de la force morale de Françoise, qui ne craint pas de prononcer à voix haute des phrases qui donneraient des vapeurs à tous les pudibonds de la ville ! Elle s’émerveille de la manière dont elle balaie du revers de la main tous les arguments assommants et futiles qui s’affrontent au sujet du féminisme, pour ramener le débat à l’essentiel : les femmes forment un groupe d’êtres humains impuissants, soumis à l’arbitraire, comme des esclaves sont la propriété de leurs maîtres et comme des serves, de leurs seigneurs !

À quelques reprises, toutes deux ont discuté des grandes idées qui bouleversent maintenant l’ordre établi et Françoise n’a pu cacher sa souveraine impatience devant la stérilité de la plupart des débats qui occupent pourtant le devant de la scène. Pour savoir si Dieu a conféré autant de droits à la femme qu’à l’homme, la Bible est relue dans le texte original et scrutée à la loupe. Pour savoir si les différences physiques entre les deux sexes entraînent des rôles différents, on fait un véritable procès à la nature féminine !

Fragiles et molles, les femmes seraient des êtres perpétuellement souffrants, affligés par la chlorose, les migraines, les troubles digestifs et l’hystérie ! Mais comment pourrait-il en être autrement, s’indigne Françoise, quand on rabroue les femmes remuantes et actives, quand on les contraint à un calme contre nature ? Quand l’épouse n’est plus qu’ornement du foyer, objet paré de mirlifichures, preuve vivante de l’aisance de son mari ?

Les femmes ne sont passives et silencieuses que par la volonté mâle, cette absurde et incompréhensible volonté mâle, et le seul moyen de leur redonner le goût de la conquête, c’est de refuser ce conditionnement social, cette véritable répression, comme n’hésitent pas à l’écrire certaines Américaines, répression qui diminue la vitalité et la santé en interdisant aux petites filles l’exubérance et la joie du corps ! C’est d’ailleurs ainsi que Françoise conclut sa conférence, en dénonçant la façon dont l’arbitraire décret des hommes a transformé des femmes autrefois vigoureuses, au moyen de sottes coutumes, de modes et de superstitions, en des êtres artificiellement maladifs !

Des applaudissements tantôt empreints de retenue, tantôt enthousiastes, saluent la performance de Françoise, qui descend enfin de l’estrade. Elle est bientôt entourée par un petit groupe de femmes : les conseillères Marie-Claire Garaut, Delphine Coallier et Céleste d’Artien, ainsi que Marguerite et Flavie qui palpent le tissu soyeux du bloomer. À quelque distance, des dames s’échangent à mi-voix des commentaires désobligeants sur cette indécence. Seules des femmes dénaturées, presque des travesties, osent s’accoutrer du symbole mâle par excellence, le pantalon !

Des bribes de ces commérages parviennent aux oreilles de Flavie, qui en grince des dents. C’est bien connu, une dame digne de ce nom doit littéralement faire oublier qu’elle est munie, sous son encombrante crinoline, d’une paire de jambes ! Si, par hasard, on la surprend à marcher, elle doit faire semblant qu’elle vole à quelques pouces du sol… Par quel sortilège ces dames ne s’élèvent-elles pas plutôt contre la robe et le corset impudiques, qui soulignent de manière outrancière la taille et la poitrine des femmes ?

Il se fait tard et les deux jeunes sages-femmes s’empressent de rejoindre Bastien et le Dr Lainier, qui sont restés à l’écart, devisant gravement. Tous quatre se retrouvent sur le trottoir, dans l’air pur et frisquet du printemps, et Flavie s’exclame aussitôt :

– Vous leur avez bien rabattu le caquet, monsieur Lainier, à ces grichous qui osent interrompre une conférence pour rouspéter !

– J’ai fait mon possible, répond l’interpellé avec un mince sourire, en faisant appel à toute mon autorité de professeur…

– J’ai adoré la réplique de Françoise, dit Marguerite à son tour, sur leur manque d’esprit chevaleresque !

D’un commun accord, les quatre dédaignent la voiture à cheval, préférant cheminer ensemble à un rythme tranquille.

Croisant le regard de Flavie, Bastien s’enquiert, narquois :

– J’espère, ma belle blonde, que tu n’envisages pas endosser un tel… un tel accoutrement ?

– Il te déplaît ? Moi, je l’ai trouvé plutôt mignon…

– À dire vrai, fait remarquer Marguerite, ce n’est pas une si grande amélioration. Il suffit de garder la tête froide dans sa vêture et le tour est joué…

Joseph laisse tomber, avec un soupir :

– En effet, de graves questions ont été soumises à notre intelligence, ce soir. N’est-ce pas, cher collègue ? On peut dire que Mme Archambault a une manière particulièrement sentie de pérorer… Après ce discours, mesdames, comment ne pas vouloir vous aider dans votre quête ?

– Une quête ? s’étonne Bastien. Quelle quête ?

Après un regard incertain en sa direction, Joseph jette un œil surpris à Flavie, qui en rosit de confusion. Encore une fois, elle est ballottée entre des envies contradictoires, celle de repousser les frontières de son savoir et celle de passer une existence confortable d’associée de son mari… Elle balbutie, en réponse à la question de son mari :

– L’autre jour, je t’ai raconté que Marguerite souhaite devenir médecin et que, toutes les deux, nous avons rendu visite à M. Lainier en ce sens… Tu t’en souviens ?

– Oui, mais je présumais, Marguerite, que votre cercle d’accoucheuses vous avait détournée de cette ambition…

Après un bref signe de dénégation à l’adresse de Bastien, elle se tourne vers Lainier pour laisser tomber :

– J’y ai amplement réfléchi depuis notre dernière conversation, professeur.

– Quoi que vous décidiez, dit-il aussitôt, je suis prêt à faire jouer mes quelques relations et à vous appuyer avec autant de lettres qu’il sera nécessaire.

C’est une offre d’une grande générosité et Flavie l’apprécie à sa juste valeur. À quelles railleries s’expose-t-il ! Sa position à l’École pourrait-elle en être compromise ? Rose d’émotion, Marguerite le contemple avec un tel émerveillement qu’il s’empourpre. Puis, s’assombrissant, elle secoue la tête d’un geste farouche.

– C’est beaucoup trop vous demander. Votre propre carrière…

– Même la plus glorieuse carrière n’a aucun sens si elle se construit sur l’injustice.

Prononcée avec une extrême sobriété, cette déclaration est accueillie par un silence respectueux. Enfin, Marguerite bredouille :

– Je veux trouver un médecin qui m’acceptera comme apprentie.

Bastien ne peut cacher son ahurissement :

– Un apprentissage ? Voyons, Marguerite ! Aucun médecin n’oserait ! Imaginez les commérages !

La voix légèrement altérée, Joseph Lainier s’enquiert :

– Et… à qui songiez-vous comme maître ?

Sans oser le regarder, Marguerite hausse les épaules.

– Il faut que ce soit un homme d’expérience et, surtout, qui se moque des qu’en-dira-t-on. J’ai songé à Peter Wittymore, le médecin résident de la Société compatissante. Tout le monde sait que les Anglais sont moins timorés que les Canadiens…

Flavie souffle discrètement dans ses joues. La manœuvre lui paraît évidente, mais Lainier, lui, mordra-t-il à l’hameçon ? Le professeur inspire profondément avant de protester avec une singulière énergie :

– Et moi ? Aviez-vous pensé à moi ? Mais peut-être que je manque d’expérience à vos yeux…

Soudain clouée sur place, Marguerite ouvre de grands yeux ravis avant de s’écrier :

– Mais bien sûr que j’y avais pensé ! Seulement…

Exaltée, elle saisit ses deux mains, qu’elle serre avec force avant de les lâcher précipitamment et de reculer d’un pas, gênée.

– Seulement, intervient Bastien farouchement, jamais vos parents n’accepteront !

Marguerite déclare, l’envisageant avec défi :

– Après tout, je serai majeure bientôt… À vingt-cinq ans, je peux faire ce que je veux, n’est-ce pas ?

Tout en observant à la dérobée le visage de Bastien, qui contemple Marguerite avec un mélange d’étonnement et d’incompréhension, Flavie se lance dans la mêlée :

– Les parents de Marguerite ont été scandalisés quand elle a voulu s’inscrire à l’École de sages-femmes. Maintenant, ils sont terriblement fiers d’elle !

Hedwidge et Georges ont finalement compris que leur fille est maintenant une femme qui travaille. Elle a assez de clientes pour occuper presque toutes ses journées et elle est en train de garnir lentement le compte qu’elle a ouvert – avec la nécessaire autorisation de son père – à la Banque du Peuple. Plutôt déstabilisés au début, ils se font maintenant une gloire de sa réussite, défendant son choix face à quiconque le remet en question.

– Ne vous illusionnez pas, Marguerite, lance Bastien durement. Jamais un père qui tient le moindrement à la réputation de sa fille ne la laissera devenir l’apprentie d’un médecin.

Avec un détachement étudié, Marguerite riposte :

– Vous avez raison. Mais il y a plusieurs manières de contourner ce problème. Étudier à deux, par exemple.

– À deux ? relève Flavie, saisie. Tu veux dire, deux étudiantes ?

– Voilà. Peut-être as-tu une consœur qui serait intéressée ?

Marguerite a posé la question avec un sourire légèrement ironique et, pour faire diversion, Flavie lance :

– Je ne sais pas si vous en êtes conscient, monsieur Lainier, mais vous devrez vous astreindre à un véritable siège auprès de papa et maman Bourbonnière !

Il sourit faiblement et Marguerite, encore plus embarrassée, n’ose plus croiser son regard. Il murmure :

– En effet, la première étape serait que je rencontre vos parents. Avec votre permission, bien entendu. Il y a bien longtemps que je n’ai pas fait de visite chez une demoiselle. Je ne me souviens plus très bien des usages…

– Vous n’avez qu’à faire parvenir un petit mot à ma mère en suggérant le meilleur moment pour vous, se hâte de répondre Marguerite. Je la préparerai…

Excitée, elle ne peut s’empêcher de danser sur place, tout en évitant soigneusement les yeux de Joseph Lainier qui, lui-même fort intimidé, garde la tête bien droite vers l’avant.

– Il est temps de vous reconduire, Marguerite, dit Bastien fermement. À la revoyure, professeur ! N’habitez-vous pas Grande rue Saint-Jacques ? C’est dans la direction opposée…

Vingt minutes plus tard, le jeune couple se retrouve derrière la porte fermée de ses appartements, rue Sainte-Monique. Dénouant son col à la lueur de la bougie, Bastien imite à mi-voix, avec dérision :

– « À vingt-cinq ans, je peux faire ce que je veux, n’est-ce pas ? » Pauvre Marguerite… À condition que son père ne lui coupe pas les vivres ni ne la chasse de sa maison !

– Jamais M. Bourbonnière ne serait aussi vil ! réplique Flavie avec force.

– Tu sais, bien des hommes disent plein de grossièretés sur les femmes. Ils n’y croient pas réellement dans le secret de leur âme, mais ils ont besoin d’assurer leur pouvoir. Mais il y a quelques opinions qui sont presque universellement partagées, comme l’interdit professionnel qui pèse sur les femmes. Les hommes préfèrent, et de loin, leur femme à la maison.

– Ils la veulent disponible pour eux seuls, grommelle Flavie. Ils ne veulent pas que son attention soit prise par quelque vaste problème. Comme s’ils avaient peur d’en perdre de l’importance !

– Il y a un peu de cela, concède-t-il en riant. J’en suis la preuve vivante. Parfois, je suis jaloux de tes patientes !

– C’est ridicule, bougonne Flavie.

Telle une onde de chaleur, un élan farouche d’énergie vitale est en train d’irradier du centre de son corps jusqu’à l’extrémité de ses membres. Sans dire un mot, les paupières à moitié baissées, elle dénoue ses tresses et les démêle avec ses doigts, puis elle déboutonne délibérément son corsage, qu’elle retire, et laisse choir sa jupe à ses pieds. Obsédée par une envie souveraine de chambarder l’ordre établi, de rompre les chaînes qui retiennent les femmes sur un chemin si convenu, elle se débarrasse finalement de sa chemise.

Enfin, elle lève franchement les yeux vers Bastien qui, conscient de ses gestes délibérés, l’observe avec intérêt. D’un mouvement lent, elle défait le nœud de ses pantalettes, avant de les faire glisser jusqu’au sol.

– Tu as vu faire bien des accoucheuses. Tu sais à quel point elles sont adroites. N’est-ce pas, mon ange ?

Interloqué, il acquiesce vaguement.

– Imagine-toi, maintenant, que j’ai la tête farcie d’expressions latines. Que je sais tout de la botanique, de la pharmacie et de la physiologie. Que je peux manipuler les fers et même tenir un scalpel entre mes doigts. Imagine-toi qu’aujourd’hui j’ai reçu en consultation une dizaine de patients, que je les ai interrogés et auscultés. Quand tu me regardes, est-ce que tu trouves que je suis différente ? Que j’en suis moins femme ?

Le visage sans expression, il se contente de la contempler de haut en bas.

– Aujourd’hui, j’aurais pu siéger à la Chambre d’Assemblée. Ou bien, devant un tribunal, à défendre un client accusé d’un délit. J’aurais discuté avec bien des hommes, sans baisser les yeux, sans fausse modestie. De retour ici, devant toi, qui je serais pour toi ? Une dévergondée ? Une immorale ?

S’approchant, elle lui enlève sa chemise des mains et la lance au loin. Sans poser ses mains sur lui, elle frôle sa poitrine dénudée avec la sienne, suivant des yeux la ligne de ses épaules et la rondeur de ses pectoraux, recouverts par la fine toison qui dissimule les mamelons miniatures que, du doigt, elle va enfin délicatement toucher. Elle murmure :

– Je serais toujours la même Flavie, gouvernée par ma nature… et par mon désir de toi. Seulement de toi.

Elle lève les yeux pour constater qu’il ne peut retenir une grimace sceptique. Lui faisant les gros yeux, elle jette furieusement :

– Tu ne me crois pas ? Tu imagines que tous les hommes que je côtoie sont autant d’occasions de pécher ?

Il glisse une main impérieuse derrière sa croupe pour la presser contre lui.

– Certes non… Cependant, je connais ta nature et surtout, je connais celle des mâles… En Orient, ils ont accompli ce fantasme que nous avons tous, soit enfermer nos femelles dans un harem pour leur interdire même de penser à quelqu’un d’autre qu’à leur seigneur et maître.

– En Orient, ce sont des barbares, des brutes !

Il se penche sur elle. Elle finit par souffler :

– Il reste des baudruches ?

Peu de temps auparavant, un collègue a conseillé à Bastien la lecture d’un livre publié aux États-Unis quelques années plus tôt, The Married Woman’s Private Medical Companion. Cet ouvrage sérieux décrit la physiologie féminine de manière très détaillée, mais la raison principale de sa popularité est la mise en vente par correspondance de cet engin contraceptif, aussi appelé capote anglaise, par son auteur. Comme de nombreux Canadiens fatigués de faire des détours pour s’en procurer, Bastien en a aussitôt commandé un lot.

Détachant sa bouche de la sienne, elle murmure :

– Ce soir, je crois qu’elle m’ira comme un gant…

Flavie a constaté que, lorsque le frottement de la baudruche causait une irritation en elle, c’est qu’elle n’était pas suffisamment humide, ce qui n’est pas le cas à l’instant même. Bientôt, elle s’installe à califourchon sur lui, assis au bord du lit, et s’abandonne à la pénétration, lui imposant son propre rythme. Elle adore cette position, qui laisse les mains libres à son partenaire pour l’explorer sous toutes ses coutures… Après un long moment, elle cesse ses déhanchements, jugeant qu’une pause est nécessaire pour faire durer le plaisir. Prévenant le mouvement de Bastien pour la renverser sur le lit, elle souffle :

– Parfois, je songe… je songe que j’aimerais bien, moi aussi, reprendre mes études…

Sans lui laisser le temps de réfléchir, elle se penche pour un baiser qu’il finit par interrompre en la considérant avec étonnement.

– Que veux-tu dire, reprendre tes études ?

Flavie inspire profondément, puis elle évoque un éventuel apprentissage en compagnie de Marguerite. Elle lèche et mordille le lobe de son oreille, puis elle glisse jusqu’à ses lèvres qu’elle caresse avec sa langue. Il l’agrippe aux hanches et la maintient fermement empalée sur lui, grommelant :

– Devenir médecin ? Mais tu ne m’en as jamais causé !

– Je n’osais pas, se confesse-t-elle, légèrement piteuse. J’avais peur de ta réaction.

– Et à Lainier, tu en as parlé ?

Elle fait un signe vague et il s’indigne :

– Un parfait inconnu !

– Justement, il ne m’est rien. Peu m’importe son opinion. Tandis que toi… J’y ai pensé souvent, tu sais, à me confier à toi. Mais je risquais gros… Si tu t’étais moqué…

– C’est vrai que bien peu de maris encourageraient leur épouse en ce sens, concède-t-il. Viens là…

Ils se détachent et Flavie s’installe en plein milieu du lit, le dos légèrement redressé par des coussins. Bastien prend place entre ses jambes et s’insinue de nouveau en elle, fermant les yeux pour mieux jouir de la sensation à laquelle elle s’abandonne elle aussi. Après un temps, il glisse un bras sous sa taille et l’accole plus étroitement contre lui. Plongeant son regard dans le sien, il s’enquiert :

– Pourquoi tu me dis ça maintenant ?

– Parce que… parce que tu es si bien occupé que tu ne te fâcheras pas…

Il ne peut s’empêcher de lancer un bref éclat de rire. Comme il accélère le rythme et qu’elle se sent monter vers le firmament, elle l’immobilise en le saisissant de toute la force de ses bras et de ses jambes nouées derrière les siennes. Avec un grognement, il obéit, posant sa tête dans le creux de son cou. Elle murmure encore, en le flattant des épaules jusqu’aux fesses :

– Je me disais pourtant que déjà, avec notre association, je ne pouvais guère demander mieux… Mais ça me tarabuste. D’abord, je ne veux pas laisser Marguerite toute seule. Ensuite…

– Ensuite, en plus d’être savoureuse comme une poire bien mûre, tu es curieuse, intelligente et déterminée.

Elle sourit du compliment.

– Ensuite… je sens que c’est ce qu’il faut que je fasse. Tu comprends ? Je sens que c’est par là que je dois aller. Devenir médecin…

Ce disant, elle frissonne à la fois de frayeur et de convoitise. Il tressaille légèrement, comme s’il réalisait tout à coup ce que ce mot signifie dans la réalité, et il se redresse sur les coudes, la détaillant avec un regard insondable. Elle chuchote tout en le pressant d’un mouvement des hanches :

– Baise-moi, mon cœur. Emporte-moi…

Il ne se le fait pas dire deux fois et, quelques minutes plus tard, enfin rassasiés, ils s’installent dans leur position préférée de l’après-jouissance, lui contre son dos à elle, comme deux cuillères d’apparat reposant dans leur écrin de soie. Tout en lissant ses longs cheveux pour les empêcher de chatouiller son nez, il dit d’un ton railleur :

– Est-ce que tu sais, mon petit chat sauvage, à quel point les études en médecine sont ardues ? Est-ce que tu sais quelle quantité de mots invraisemblables il faut apprendre par cœur ?

– Tu penses que je ne pourrais pas ?

– Tu pourrais. Mais au prix de quel effort ? Pour ma part, je ne crois pas que le jeu en vaille la chandelle.

Après un bâillement, il reprend :

– Je ne comprends vraiment pas ce qui t’attire dans la profession médicale. Tu affirmes pourtant, et avec raison, que la science des accoucheuses est bien supérieure à la nôtre ! Crois-tu que c’est agréable de traiter la clientèle ? J’en ai souvent le cœur au bord des lèvres, je t’assure.

Étonnée, Flavie bégaye :

– Je croyais que… que tu aimais ton travail…

– Il y a des choses que j’apprécie, d’autres moins. C’est un métier honorable qui permet d’apprendre une science passionnante. Une science qui, tout le monde le sent bien, en est encore à ses balbutiements ! Les vieux bonzes n’en ont que pour la théorie des humeurs, mais ils sont de plus en plus nombreux, ceux qui la remettent en question ! Vous, les sages-femmes, vous vous doutez bien que la fièvre puerpérale est probablement contagieuse. Certains docteurs disent depuis longtemps que les germes sont des êtres vivants comparables aux parasites ! Voilà ce qui est exaltant : découvrir comment les maladies se forment et se transmettent, pour y mettre un frein.

D’un ton las et amer, il articule encore :

– Quant au reste… Il faut se plonger le nez dans le pus, les excréments, les vomissures… Et pourquoi, en bout de ligne ? Si souvent, on ne comprend rien. On assiste à une lente dégénérescence, au pourrissement d’une vie…

Sa voix s’éteint. Flavie est partagée entre le dégoût et la compassion, entre le désir de s’enfuir et celui de le prendre dans ses bras pour le réconforter… L’étreinte de Bastien autour de sa taille se relâche et sa main tressaille légèrement, comme chaque fois qu’il sombre dans le sommeil. À l’évidence, son mari ne la prend pas du tout au sérieux. Il croit que, confrontée à la dure réalité, sa lubie ne survivra que le temps des roses…