CHAPITRE III

Un livre ouvert devant elle, Léonie s’y penche, son doigt errant sur le croquis dessiné par la maîtresse sage-femme Marie-Anne Boivin illustrant l’anatomie du bassin. Les deux jeunes femmes qui l’entourent observent attentivement son léger mouvement :

– Notez, sur l’os de la hanche, la cavité profonde destinée à l’articulation du fémur, qui sert à diviser cet os en trois régions différentes : la supérieure, ou saillie de la hanche, l’antérieure, ou les pubis qui soutiennent les organes qui se développent à la puberté, et enfin, l’inférieure… vous vous souvenez de son sobriquet, j’en suis persuadée !

– L’os de l’assiette !

Avec un sourire, Léonie ajoute :

– En effet, les anciens Français nommaient ainsi l’ischion, parce que le corps est appuyé sur cette partie dans la position assise. Si les anatomistes étaient moins sérieux, moins imbus de cette incompréhensible langue grecque, vous n’auriez aucune difficulté à retenir tous ces termes, n’est-ce pas ?

Ses deux élèves opinent fortement du bonnet.

– Les ouvertures du bassin sont généralement qualifiées de « détroits », parce qu’elles forment une sorte de rétrécissement. Leurs noms ?

– Le détroit supérieur, ou abdominal, et le détroit inférieur, ou périnéal.

– Très bien. Les deux bords inférieurs des os coxaux délimitent une grande partie du détroit périnéal. Disposés sur deux plans opposés, ils forment, par leur rencontre sur la tubérosité de l’ischion, un angle obtus qui partage l’étendue du détroit en deux portions distinctes par leur direction : l’une antérieure, sous-pubienne, et l’autre postérieure, ischiatique.

Léonie enchaîne ensuite sur le sacrum, cet os qui compose la partie postérieure du bassin et dont la face interne concourt à former l’excavation pelvienne.

– Les bords latéraux du sacrum portent beaucoup d’aspérités et d’ouvertures irrégulières. À quoi servent-elles ?

– À l’implantation des ligaments.

– Et à laisser passer quelques vaisseaux sanguins qui pénètrent dans le tissu de l’os. Ce qui m’amène à vous entretenir de l’importance des ligaments. C’est difficile à concevoir sur une illustration et même sur un squelette, mais les os du bassin sont soutenus dans leur contact par divers ligaments qui forment ainsi des articulations, cependant entièrement immobiles.

Léonie poursuit pendant un bon moment ses explications sur l’anatomie du bassin, puis elle se laisse aller contre le dossier de sa chaise en décrétant une période d’étude. Elle pousse un soupir discret et observe rêveusement l’air concentré des jeunes femmes penchées au-dessus du livre. Depuis trois semaines, le samedi matin, Léonie accorde une séance de rattrapage à ses plus faibles élèves. Elle doit avouer que la tâche est passablement essoufflante et qu’elle accueillera avec soulagement l’arrivée de la relâche estivale, au début du mois de juillet !

Léonie est morose en ce qui concerne l’avenir de l’École de sages-femmes de Montréal. Pour l’année 1850, la troisième depuis l’ouverture, elle a eu sept inscriptions seulement, un chiffre à la limite de l’insuffisant. Malgré l’excellente réputation dont jouissent les diplômées, le nombre d’élèves augmente si lentement ! Comment pourra-t-elle la garder ouverte longtemps si elle reste perpétuellement à la frontière de la banqueroute ?

Et surtout, pourra-t-elle lui donner l’ampleur qu’elle souhaite, une ampleur indispensable pour permettre à ses élèves d’acquérir une formation digne de ce nom ? Léonie ne peut plus se satisfaire d’un cours étalé sur une année, à raison de quelques après-dînées par semaine et d’un stage à la Société compatissante. Le temps alloué est suffisant pour les notions de physiologie et d’anatomie comme pour l’exposé sur la science médicale donné par le vieux docteur Marcel Provandier. Mais pour avoir des yeux au bout des doigts, pour développer cette habileté qui ne s’acquiert qu’au chevet des femmes en couches, il faut suivre bien davantage de cas…

Léonie a la ferme volonté d’allonger le programme d’apprentissage de l’École de sages-femmes à deux années, accroissement qui serait principalement consacré aux stages à la Société compatissante. Il reste maintenant à convaincre les dames du conseil d’administration… Elle aimerait que la Société compatissante, même à échelle réduite, joue un rôle semblable à celui des grandes maternités d’Europe, lieux d’apprentissage de première classe pour les sages-femmes ! Certes, pour l’instant, la comparaison entre le modeste refuge, qui a huit lits, et les établissements européens, qui peuvent recevoir plus d’une centaine de patientes à la fois, apparaît fort présomptueuse…

Un pas sonore sur la galerie : Léonie lève la tête pour voir Flavie faire bruyamment irruption dans la pièce. Aussitôt, sa fille aînée fait une mine contrite, sans pouvoir cependant se retenir de raconter, malgré son essoufflement, qu’un incendie vient tout juste de détruire cinq maisons du faubourg mais que, par la grâce de Dieu et l’efficacité des pompes, il a été rapidement maîtrisé. Sans leur secours, dans ce quartier où toutes les maisonnettes sont en bois, les choses auraient pu être bien pires !

Léonie précipite le congé de ses élèves maintenant trop excitées pour se concentrer. Fidèles à leur habitude, mère et fille bavardent tout en se mettant à l’ouvrage, soit l’arrosage du potager. Léonie invite ensuite Flavie à casser la croûte. La jeune femme est sur le point de se décider à remonter rue Sainte-Monique pour terminer la lessive laissée en plan lorsque paraît brusquement sa meilleure amie et également la tendre moitié de son frère Laurent, Agathe, de retour de l’école de la paroisse.

Devant l’air sombre de la jeune institutrice, Flavie et sa mère échangent un regard navré. Depuis le départ de Laurent, en mai, Agathe erre comme une âme en peine. Attaché en qualité de clerc au parlement du Canada-Uni, le jeune homme a vu son destin vaciller en même temps que l’édifice s’écroulait dans les flammes, en avril 1849, victime de tories en colère. Les députés ont terminé la session en siégeant dans la grande salle encore inachevée du marché Bonsecours, sous la protection d’une garde nombreuse et d’une partie d’un régiment cantonné dans l’édifice.

Néanmoins, Montréal étant dorénavant considérée comme une capitale nationale peu sûre, les députés ont voté pour une alternance entre Toronto et Québec. Les discussions ont été vives entre Laurent et son épouse. Il aurait bien voulu qu’Agathe le suive, mais cette dernière n’a pu s’y résigner. Il lui aurait fallu abandonner non seulement son travail, mais sa famille à laquelle elle est très attachée, pour aller s’enfermer dans une ville anglaise, loin dans le Haut-Canada !

Tout ce branle-bas a contrecarré un autre projet du jeune couple, celui d’emménager avec Léonie et Simon. De surcroît, un an plus tôt, la mère d’Agathe est tombée malade. Elle a repris un certain aplomb, mais sa santé reste fragile, peut-être pour toujours… Dès son mariage, Laurent s’est installé chez sa nouvelle épouse, mais le frère et les sœurs d’Agathe grandissent et ils peuvent maintenant donner un sérieux coup de main à leurs parents. Pour leur part, Simon et Léonie, seuls dans la vaste maison, s’essoufflent souvent ! Leur vie quotidienne est surchargée de tous ces gestes indispensables à la bonne marche d’une maisonnée.

Agathe envisage franchement Flavie avant de lancer, sarcastique :

– Quel bon vent t’amène ? Le nordet, assurément, qui n’a pas soufflé souvent dans le faubourg ces temps-ci ! Fais attention de ne pas trop vite désoublier ton chemin…

Flavie retient une grimace amusée à son intention. Ne sait-elle pas que, dans les premiers temps de son mariage, une femme a fièrement moins de temps à consacrer à ses amies et à son ancienne vie ? Se souvenant de son propre désarroi après l’union de son frère et d’Agathe, elle la considère avec indulgence.

– Même si j’ai seulement à débouler en bas de la côte, des fois ça me paraît loin comme d’icitte à demain !

Les deux amies échangent un regard narquois. Rieuse, Flavie ajoute :

– Il faut s’accoutumer à une belle-famille, n’est-ce pas ? Toi, tu avais beau jeu, tu connaissais les Montreuil comme si tu les avais tricotés ! Mais les Renaud…

– C’est si pire que ça ? s’inquiète Agathe. Pourtant, tu ne te plains de rien…

– Ce sont des gens prompts de comprenure, la rassure Flavie avec un clin d’œil. Mais ça aide, question simplicité, quand il n’y a qu’une seule servante. Impossible de compter sur elle pour s’attifer d’une de ces terribles robes qui se lacent uniquement dans le dos !

– Elles sont pourtant bien jolies. Sur le Champ-de-Mars, le dimanche à la relevée, les dames ont fière allure !

Flavie glisse à sa belle-sœur un regard plein d’affection. Les joies du mariage ont donné à cette jeune femme auparavant mince et déliée une rondeur bien plaisante à regarder. Elle propose subitement :

– Tu remontes rue Sainte-Monique avec moi ?

Bras dessus, bras dessous, les deux jeunes femmes marchent d’un pas vif vers le faubourg Saint-Antoine. À son amie de toujours, Flavie raconte comment, au fil des mois, elle a appris à connaître la personnalité de chacun des membres de sa nouvelle famille. Avec un rire, Agathe l’interrompt :

– Comme eux, ils ont pu prendre la mesure de ton caractère entier !

Faisant mine de n’avoir rien entendu, Flavie évoque les nombreuses qualités d’Archange Renaud.

– Son cœur est rempli de sentiments plaisants comme la générosité et l’amabilité. Mais elle a un gros défaut : quand elle est de mauvaise humeur, elle se décharge sur l’un d’entre nous. Ces derniers temps, je trouve, mon tour est revenu vite…

Elle enchaîne sur le sujet de son énigmatique belle-sœur, Julie Renaud. Même si elle la côtoie depuis presque neuf mois maintenant, Flavie a encore l’impression de la connaître à peine. Lorsqu’elles se retrouvent pour le laçage d’une robe, l’échafaudage d’un chignon ou l’exécution d’une tâche ménagère, leur conversation en reste à un niveau assez formel. Flavie s’informe du déroulement de ses journées ou de son dernier cavalier en titre…

– Pour dire vrai, ma grande, Julie ne m’attire pas le moins du monde. Elle est comme un fantôme qui erre dans la maison… Et puis, elle est fièrement dévote !

Agathe grimace :

– Péché impardonnable à tes yeux ! La pauvre, elle est mal amanchée dans ses affaires !

– La semaine dernière, tiens, au souper, je demande à M. Renaud si sa bibliothèque contient des livres sur le socialisme. Elle est devenue rouge comme si je l’avais giflée ! « Le socialisme ? Bien certainement que non ! Ne savez-vous pas que la plupart de ces livres sont à l’Index ? Leurs auteurs professent des idées si irrespectueuses de la religion ! » Mon beau-père l’a interrompue secquement : « Je suis capable de répondre, je te remercie ! La seule personne qui peut se permettre de juger du contenu de ma bibliothèque, c’est moi-même ! »

Flavie se tait, encore troublée par le regard rancunier que sa belle-sœur lui a alors lancé. Mollement, elle a tenté de lui expliquer que plusieurs socialistes sont des chrétiens convaincus, mais le cœur n’y était pas. Flavie réalise que Julie est mortifiée par l’ombrage que sa belle-sœur lui porte, en apparence du moins, dans l’affection d’Édouard. Elle-même ne réussit que rarement à attirer l’attention de son père, une attention de surcroît fort distraite… Comment pourrait-il en être autrement ? La jeune demoiselle est plutôt vaine et, parmi les membres de la maisonnée, seule sa mère s’intéresse aux sujets qui la passionnent !

Reprenant le fil de ses idées, Flavie conclut en expliquant que, malgré leur modestie naturelle, les Renaud ont tendance à se croire, de par leur style de vie, supérieurs aux Canadiens moins fortunés ; ils estiment que leur jugement et leurs croyances sont plus valables que ceux de leurs concitoyens moins instruits. Flavie ne se gêne pas pour souligner cette attitude condescendante et avec une intense satisfaction, elle constate que ses prises de position sont rarement vaines. Son influence a entraîné certains changements de comportement qui lui apportent un réel soulagement intérieur.

Lorsque les deux jeunes femmes pénètrent dans le hall de la maison de la rue Sainte-Monique, en fin d’après-dînée, elles doivent contourner une montagne de bagages. Flavie adresse une grimace d’excuse à Agathe. Elle avait oublié qu’en cette veille du départ de la famille Renaud pour Terrebonne, la maison aurait l’air d’un vrai champ de bataille ! Elle souffle à son amie :

– Je ne leur dirai pas que Bastien et moi, nous allons nous contenter chacun d’une vulgaire besace !

Dans le dessein de faire monter son amie en catimini vers l’étage, Flavie l’entraîne dans l’escalier… où, comble de malchance, elles croisent une Archange hagarde et essoufflée. En peu de mots, Flavie lui présente sa belle-sœur, que la maîtresse de maison connaît déjà, puis elle baisse les yeux pour éviter de donner prise à une saute d’humeur. Peine perdue : avec brusquerie, Archange la tarabuste.

– Mais où étiez-vous donc passée ? J’ai cherché mon châle pendant une heure et je me disais que, peut-être, vous sauriez où il est…

– Derrière le fauteuil du salon, répond Flavie avec précaution. Je crois qu’il est tombé là.

– Vous n’auriez pas pu le ramasser ? Ou, si vous ne vouliez pas vous abaisser ainsi, demander à Lucie de le faire ?

La charge est mesquine, mais Flavie reste coite. Elle veut poursuivre son chemin vers sa chambre, Agathe sur ses talons, mais Archange envisage avec dédain sa belle-fille, au corsage léger à moitié délacé et à la jupe qui descend tout juste jusqu’à ses mollets, et l’apostrophe encore :

– J’espère qu’ainsi attifée vous n’êtes pas allée vous pavaner Grande rue Saint-Jacques ? Ma couturière a travaillé très fort pour vous coudre des robes élégantes, simples certes, mais vraiment de bon goût, que vous laissez dormir dans votre penderie !

Devant des propos aussi injustes, Flavie sent une bouffée d’exaspération lui monter à la tête. Sa belle-mère sait très bien qu’elle endosse ces robes lors de grandes occasions ! Le dédain pour la coquetterie féminine qu’éprouvait Flavie, séduite à son corps défendant par les parures soignées des deux dames de la maisonnée, a notablement diminué. Elle a même profité des quelques réceptions organisées par sa belle-mère pour observer le comportement des dames et il paraît qu’elle a déjà réussi, en société, à polir ses plus frustes manières, ce dont Mme Renaud s’enorgueillit !

– Et regardez-moi cette coiffure ! ronchonne Archange en soulevant brusquement la lourde tresse qui pend dans le dos de Flavie. Elle vous donne l’allure d’une jeune fille des faubourgs ! Si au moins vous la couvriez avec un bonnet !

Son interlocutrice sait pertinemment qu’elle ne peut se résoudre à abandonner ses tresses pour de bon. Flavie a quelquefois consenti à ce que Julie lui fasse un chignon compliqué, mais elle est bien incapable d’y parvenir elle-même ! Elle n’a pas coutume de s’examiner dans le miroir ni de se laver en entier tous les jours. La vie est bien trop courte pour gaspiller un temps précieux à la seule et vaine tâche de bien paraître !

Jusqu’à présent, Flavie a supporté les critiques sans mot dire, mais elle estime que l’asticotage a déjà trop duré. Elle en a plus qu’assez de ces leçons humiliantes, et aujourd’hui de surcroît, en présence d’Agathe ! Si la tierce personne avait été une dame de la belle société, jamais Archange ne se serait permis une telle familiarité. Flavie grimpe une marche pour être à sa hauteur et, capturant son regard, elle dit sans animosité, mais avec une froide détermination :

– Écoutez-moi bien, belle-maman. Je vous apprécie fièrement, vous le savez, n’est-ce pas ? Vous avez donné beaucoup d’amour et de respect à vos enfants et à votre mari, ça se voit.

Flavie inspire profondément avant de poursuivre :

– En plus, je vous dois une fière chandelle. Sans vous, je n’aurais peut-être jamais retrouvé Bastien…

Alors qu’il était tout juste de retour des États-Unis, Archange était venue révéler à Flavie, rue Saint-Joseph, les circonstances réelles de la fuite de son fils, ce qui avait entraîné leur réconciliation.

– Votre geste, chère Archange, me prouve qu’à l’époque vous aviez une certaine considération pour moi. Les choses ont-elles changé depuis ?

Subjuguée, Mme Renaud secoue faiblement la tête.

– Cette dette de reconnaissance que j’ai envers vous m’a fait tolérer jusqu’ici vos remarques parfois… maladroites. Mais à présent, je ne les accepte plus. Elles me blessent. Je vous prie donc de retenir votre langue à l’avenir. C’est clair ?

Flavie juge qu’il n’est pas nécessaire d’en dire plus et elle grimpe dignement les marches. Archange acceptera-t-elle la leçon, elle qui se cabre souvent comme un cheval rétif ? Mais Flavie a pu constater que, généralement, son intelligence et sa grandeur d’âme prenaient le dessus… Avec un mélange d’appréhension et de soulagement, Flavie referme la porte de son boudoir derrière Agathe, qui fait des yeux ronds à son intention. Elle répond par une grimace narquoise :

– Ce n’est pas toujours ainsi, rassure-toi ! Mais enfin, nous voilà à l’abri. Assois-toi, prends tes aises…

Chaque fois qu’elle y vient, Agathe éprouve visiblement un sentiment de malaise dans cet environnement si inusité pour elle : le parquet luisant en lattes de chêne, le magnifique tapis rond tressé qui orne le centre de la pièce, les deux fauteuils profonds, le sofa au tissu bigarré, les lampes sur pied, la haute bibliothèque pleine de livres… C’est cependant un décor bien modeste pour un intérieur bourgeois, songe Flavie avec amusement. Le contraste avec l’opulent salon de Mme Renaud, tout juste en bas, est éloquent !

Les jeunes femmes font valser leurs sandales, délacent encore davantage leurs corsages, puis se rafraîchissent la nuque. Elles prennent enfin place nonchalamment dans les fauteuils et s’absorbent dans une conversation à bâtons rompus, sur leur métier et surtout sur leurs maris respectifs, dont elles évoquent en gloussant certains comportements très masculins et plutôt étranges…

Avec une gravité soudaine, Agathe confie à Flavie qu’elle a laissé Laurent partir seul pour la première et la dernière fois. Après Toronto, le Parlement siégera à Québec : elle abandonnera volontiers son poste à l’école de la paroisse pour l’y suivre ! Elle s’avoue très lasse des agaceries des marguilliers de la paroisse qui, chaque automne, tentent de lui enlever sa place. Tous, ils connaissent quelqu’un qui, prétendent-ils, a bien plus besoin d’un salaire qu’une femme mariée !

À peine Flavie a-t-elle refermé la porte d’entrée après le départ de son amie qu’elle se frappe le front. Le notaire ! Son lavage ! Mais elle aurait tort de s’en faire : elle a amplement le temps de dévaler la côte jusqu’à la Grande rue Saint-Jacques et, de surcroît, Lucie a étendu les vêtements sur la corde à linge. Croisant la jeune domestique, Flavie s’empresse de la remercier. Lucie rougit jusqu’aux oreilles, peu habituée à une telle manifestation de reconnaissance, et Flavie lui fait un clin d’œil complice devant lequel la servante, trop souvent privée de la plus élémentaire considération, s’épanouit de plaisir.

Flavie sort de la cuisine lorsqu’elle aperçoit Archange qui vient dans sa direction. La jeune femme se raidit, mais la mère de Bastien lui adresse un sourire engageant :

– Votre charmante belle-sœur vous a déjà quittée ?

Elle acquiesce sans desserrer les lèvres et, sur un ton résolument badin, Mme Renaud poursuit :

– Un teint laiteux mais des cheveux d’un noir si profond qu’il en est spectaculaire… Le contraste est magnifique.

Flavie grommelle avec une certaine gentillesse :

– Agathe a hérité de plusieurs traits du visage de sa mère, les pommettes hautes et le nez un peu épaté, et aussi de la même teinte de poil… Pour son grain de peau, par contre, c’est son père tout racopié.

Après une hésitation, elle ajoute :

– Selon les mauvaises langues du voisinage, Léocadie aurait du sang de Sauvage dans les veines.

Avec une moue désolée, Archange commente :

– La pauvre a dû se faire souvent achaler !

À la vérité, personne ne peut nier que le teint de Léocadie Sénéchal a la même dorure sombre que celui des Iroquois du Sault-Saint-Louis qui circulent dans les rues de la métropole. Vêtus à l’occidentale, les hommes passent davantage inaperçus, mais les femmes qui viennent vendre des souliers fort prisés en cuir d’orignal ou de chevreuil sont bien davantage spectaculaires, enveloppées de la tête aux genoux d’une couverture de laine blanche sous laquelle se devinent une jupe de drap bleu et des jambières, appelées mitasses, qui descendent jusqu’à la cheville.

– Je m’excuse, belle-maman, mais Bastien m’attend chez le notaire.

– C’est ma foi vrai ! Allez, dépêchez-vous de prendre le large ! Mais au cas où je serais trop affairée d’ici demain matin, laissez-moi vous souhaiter les vacances les plus bienfaisantes qui soient…

Contrite et chaleureuse, Archange la gratifie d’un clin d’œil maladroit, puis elle l’embrasse avant de s’éloigner brusquement. La jeune femme hausse les épaules avec une tendre indulgence. Elle va bien finir par s’habituer à l’humeur changeante de la maîtresse de maison ! Archange est impatiente et malicieuse, mais son caractère est totalement dépourvu d’une quelconque méchanceté. Comme un enfant, elle est incapable d’une rancune durable. Par chance, elle a trouvé le mari qui lui est parfaitement accordé ! Édouard fait contrepoids à sa légèreté par sa gravité, à son bavardage par son mutisme, à sa propension à papillonner par sa constance…

La pièce est plongée dans la pénombre, mais de fins rayons d’une lumière pâle se glissent par les interstices des volets clos. Encore endormie, Léonie les observe paresseusement, séduite par la lueur d’un blanc crémeux. Le ciel est sans doute couvert, songe-t-elle avec espoir, de gros nuages gris qui crèveront bientôt ? Le mois de juin est particulièrement étouffant cette année… Mais elle corrige aussitôt son impression initiale. Émergeant soudain au-dessus des toits, le soleil fait pénétrer dans la chambre un rai magnifique.

Comme si elle répondait à ce signal, la respiration de Simon devient légère et désordonnée, et Léonie devine que son réveil est imminent. Se tournant à moitié vers lui, elle contemple ses paupières closes et ses sourcils froncés sous l’effet de l’un de ces rêves si fréquents au petit matin. Son mince visage est de proportions harmonieuses, comme tout le reste de son architecture. Quelques-uns se sont laissé berner par ce corps d’adolescent en apparence point tout à fait mûr, croyant y déceler un signe de faiblesse. Mais Simon est agile et vigoureux, d’une force étonnante compte tenu de son gabarit.

Ses cheveux gris encore épais et bien plantés sur ses tempes lui retombent sur le nez, ce qui le chatouille et lui fait enfin ouvrir les yeux. Il se donne le temps de reprendre contact avec la réalité en laissant son regard errer dans la pièce, puis il s’étire de tout son long. Enfin, il jette un œil à sa femme tout en glissant sa main jusqu’à la poser sur son bras.

Ce léger contact suffit pour que s’installe, au creux du ventre de Léonie, un appétit familier. Elle en est plutôt ennuyée et, pendant un moment, elle tente de l’ignorer en se concentrant sur l’évocation des tâches habituelles de chaque début de matinée : descendre le pot de chambre et le vider dans les latrines installées dans le fond de la cour, aller puiser de l’eau fraîche au puits, mettre le canard sur le poêle, se faire griller, comme à chaque dimanche, d’épaisses tranches de pain que Simon et elle dégusteront avec de la confiture…

Mais Léonie sait que la bataille est perdue d’avance. L’exigence qui l’habite en ce moment va demeurer bien vivante jusqu’à ce qu’elle y réponde. Absorbée par son travail, elle pourra l’oublier pendant une journée entière, mais chaque fois qu’elle croisera dans la rue un homme au corps avenant, chaque fois qu’elle frôlera Simon, à chaque coucher et à chaque lever, elle sera tarabustée par le besoin de soulager la tension qui s’installe au moindre prétexte dans ce lieu secret du plaisir, le clitoris, que, contrairement à bien des femmes, elle a appris à nommer.

L’urgence de cette envie de caresses est inusitée et Léonie en est réellement mortifiée. Selon sa propre expérience et selon quelques confidences qu’elle a reçues, elle sait que l’intensité du désir est variable au cours de la vie d’une femme. Très ardent pendant la jeunesse, il s’apaise un peu pendant les maternités. Plus tard, lorsque les enfants grandissent, il reprend de la vigueur… surtout si l’époux n’est pas dédaigneux de sa femme. Même chauves, même pansus, même voûtés par l’âge, trop d’hommes ne s’animent qu’en présence d’une jouvencelle ! Comme s’ils croyaient s’offrir une cure de rajeunissement…

Depuis que leurs enfants ont quitté la prime jeunesse, Léonie et Simon se sont coulés dans un rythme tranquille d’étreintes, une fois par semaine, le samedi soir ou le dimanche matin… quand elle n’est pas au chevet d’une cliente et quand il n’est pas enrhumé ou préoccupé. Leurs câlineries n’en sont que plus agréables, superbement intenses. Bien entendu, l’accord n’a pas toujours été parfait. Au tournant de la quarantaine, Léonie a traversé une période plutôt sombre et tourmentée, et sa disponibilité s’en est ressentie. Quelques années plus tard, lorsqu’elle a fondé son École de sages-femmes, Simon en a été jaloux et sa rancune l’a souvent détourné de sa femme.

Mais, en règle générale, Léonie est plutôt satisfaite de son sort. Un an plus tôt, cependant, au cours de l’hiver précédent, elle s’est sentie progressivement envahie par un goût quasi irrépressible de jouir. Elle a d’abord sollicité Simon, mais son mari, qui venait de franchir le cap de la cinquantaine, fut incapable de soutenir la cadence. Pour le stimuler, Léonie devait y consacrer une trop grande énergie ! Elle doit donc prendre son mal en patience, repoussant son besoin pour le faire correspondre à celui de son époux. Si elle pouvait vider son esprit de toutes les images concupiscentes qui l’envahissent même la nuit, dans ses rêves !

Léonie a fini par se dire qu’elle avait commencé son retour d’âge. Si certaines bourrassent pour des riens, si d’autres ont des bouffées de chaleur, si d’autres encore perdent tout intérêt pour le mâle, elle est devenue une femelle en chaleur ! Bien entendu, personne n’ose avertir les femmes que la chose est possible. Mais ce phénomène physique obscur, qui entraîne tant de changements corporels à l’adolescence, peut certes dérégler une femme à l’autre bout du cycle ! Tant qu’à en subir des ennuis, Léonie préfère qu’il s’agisse de celui-là…

Elle sourit à Simon et, après un temps, elle souffle :

– Nous sommes seuls dans la maison. À certains moments, cela me plaît tant…

Léonie peste fréquemment contre toutes les corvées qui lui échoient, mais pour l’heure, ravie par ce matin de printemps paresseux, elle jouit intensément de se trouver avec son mari dans le cocon de leur lit. Cela lui arrive si rarement ! D’habitude, l’absence de Cécile, sa fille cadette, la blesse comme une aiguille en plein cœur. Il y a deux ans et demi maintenant, Cécile est partie en mission dans le Haut-Canada avec une poignée de Sœurs grises désirant y fonder un couvent. Jusqu’à l’année dernière, la jeune fille écrivait régulièrement à sa famille, mais ses missives se sont espacées avec le temps.

Cécile est en pays de colonisation, si loin d’elle ! S’il lui arrivait malheur, Léonie ne pourrait rien faire pour la secourir… Cette pensée la torture littéralement. Quelle folie que d’avoir accepté son départ ! Mais avait-elle réellement le choix ? Cécile serait partie malgré tout, elle en est persuadée, même sans la protection d’une communauté religieuse ! C’est du moins ce que Léonie se répète à satiété pour tenter d’amoindrir le pernicieux sentiment de culpabilité qui l’envahit chaque fois qu’elle songe à sa fille. Sentiment que, sans le vouloir, son mari attise lorsqu’il rumine à voix haute sur leur trop grand laxisme… Loin de sa famille, qui plus est en territoire hostile où les lois morales sont quasiment inconnues, Cécile est la proie rêvée pour n’importe quel beau parleur !

Prenant sa défense, Léonie s’évertue à rappeler à Simon avec quel soin, surtout pour leur éviter des conséquences fâcheuses, elle a transmis sa propre conviction à ses filles : sauf l’accouplement, tout est permis avant le mariage entre adultes consentants. C’est ainsi que sa propre mère l’a élevée, selon un gros bon sens paysan qui, malheureusement, se perd sous les assauts répétés des sermons qui tombent de la chaire sur les épaules courbées des fidèles. Mais il faut dire que, de surcroît, sa mère et ses tantes Bernier étaient habituées au langage des choses du corps. Leur propre mère n’était-elle pas sage-femme, héritière d’un vaste savoir ?

Bien des parents, et à plus forte raison le curé de la paroisse, se scandaliseraient s’ils savaient la liberté de parole qui règne rue Saint-Joseph, dans l’intimité des Montreuil. Malgré la réalité des choses, beaucoup croient dur comme fer qu’il suffit de se taire pour qu’un jeune reste ignorant des « tentations du démon » ! Un tel silence laisse de tristes séquelles, comme Léonie le constate souvent dans sa pratique. Bien des jeunes personnes trop naïves, troublées par des sensations qu’elles ne peuvent même pas nommer et qui sont recouvertes du voile de la honte, arrivent rarement à profiter en toute liberté de ce merveilleux cadeau dont le Créateur a gratifié les humains…

Un léger sourire s’est frayé un chemin sur le visage de Simon. Autant par besoin de réconfort que par envie de libertinage, Léonie se blottit contre lui, descendant la main le long du creux de sa colonne vertébrale jusqu’à la naissance de ses fesses. Elle a toujours trouvé émouvante cette transition soudaine entre la dureté et la mollesse, entre la ligne et le galbe… Elle pousse un profond soupir de satisfaction lorsque son mari la presse contre lui et qu’il glisse les mains sous sa légère chemise de nuit.

Au fil des mois, elle a fini par accepter le fait que, parfois, il lui fallait se satisfaire elle-même. Autrement, elle ne pourrait peut-être pas s’empêcher de faire les yeux doux à l’un ou l’autre de ses virils voisins ! Le geste n’est pas totalement inusité pour eux deux : à quelques reprises, pendant ses étreintes avec Simon, elle a cédé à l’envie de se stimuler elle-même pour se transporter jusqu’au pic de la jouissance.

Léonie a l’intuition tenace que bien des couples, sauf peut-être les plus dévots, déploient une fabuleuse fertilité d’esprit lorsqu’il s’agit de profiter des plaisirs de la chair tout en empêchant la famille. Même les nombreuses périodes d’abstinence, imposées par l’Église pour se purifier, sont interprétées de manière créative… Mais ce matin, Léonie le sent déjà, elle n’aura qu’à s’abandonner à la danse en couple, leurs mouvements s’épousant à un rythme instinctif, presque magiquement accordé.